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[Critique] Tropique de la violence – Nathacha Appanah

image couverture tropique de la violence nathacha appanah éditions gallimardLes garçons perdus de Mayotte

Sixième roman de Nathacha Appanah, Tropique de la violence a pour cadre l’île de Mayotte, le dernier département français, que l’on a souvent tendance à oublier. Une véritable poudrière, où de nombreux enfants, délaissés par des parents en situation irrégulière et souvent expulsés, peuplent les rues et occupent des maisons inhabitées, livrés à eux-mêmes. Nathacha Appanah, qui a elle-même vécu sur l’île de 2008 à 2010 pour tenter de saisir l’essence des lieux et des êtres, tisse un récit qui, par son acuité, son côté fantasmatique également, propose une vision d’une grande force d’évocation.

L’histoire est celle de Moïse, un enfant abandonné par sa mère biologique à l’hôpital en raison des superstitions locales, qui prétendent qu’une personne possédant un œil vert serait un djinn, une créature surnaturelle aux pouvoirs pouvant s’avérer aussi bien bénéfiques que maléfiques. Recueilli par une infirmière française en mal d’enfants et quittée par son mari comorien, élevé dans des conditions confortables, Moïse se retrouvera seul du jour au lendemain lorsque sa mère adoptive, Marie, meurt brutalement, alors que son besoin de comprendre son passé et ses origines enflait en lui en même temps que son envie de révolte. Tombé aux mains de Bruce, chef autoproclamé du quartier le plus défavorisé de la ville, surnommé Gaza, Moïse devient lui-même un enfant des rues et fait l’expérience de la violence la plus crue. Ramené à son statut de noir élevé par une blanche, de privilégié, envié, désiré, brutalisé, l’adolescent de 15 ans perd ses repères.

Entre réalisme et onirisme

Lorsque le roman commence, le drame s’est déjà produit et les différents protagonistes se relaient, chapitre après chapitre, pour faire valoir leur point de vue sur cette tragédie, y compris par-delà la mort. Malgré le contexte, la mort qui rôde et la violence de ces jeunes, l’écriture de Nathacha Appanah ne fait pas dans le sensationnel et colle au plus près des émotions les plus intimes de ses personnages : dure et sèche pour les passages les plus violents, empreints de peur ou de colère, davantage à fleur de peau pour exprimer tendresse et mélancolie. Si Tropique de la violence n’est pas ce que l’on pourrait nommer un roman fantastique, malgré ces morts qui visualisent leur corps, racontent leur histoire et se répondent indirectement d’un chapitre à l’autre, il y a clairement une dimension spirituelle, qui se retrouve dans la poésie imprégnant certaines pages, certaines images, qui restent longtemps gravés en nous, comme cette fin poignante mais aucunement pesante ou larmoyante.

Prisonniers de l’île et de leur histoire, Moïse, Bruce ou Marie recherchent, chacun à leur niveau, la délivrance. Nous sommes amenés à les comprendre, au-delà de tout jugement, malgré la violence ou l’égoïsme de certains de leurs actes. Ainsi Bruce, la brute, le bourreau, mais également victime, s’adresse directement à Moïse, dans toute sa vulnérabilité, alors que son statut de caïd le poussait à masquer la moindre de ses failles dans les actes. Aucun personnage n’est entièrement bourreau ou victime ici, l’évolution et les actes de chacun étant le fruit d’un réseau complexe d’éléments et de circonstances l’ayant amené là. Nathacha Appanah ne manque pas de souligner, par exemple, la corruption des hommes politiques cherchant à s’attirer les faveurs des jeunes défavorisés avec des promesses utopiques qu’ils n’ont aucunement l’intention de tenir, ou encore l’indifférence de l’opinion publique vis-à-vis de la situation de l’île, qui est en grande partie ignorée.

Plusieurs personnages confrontés à cette réalité cachée, s’écrieront d’ailleurs, à plusieurs moments, “Mais c’est la France !”, comme si une telle misère, un tel climat de violence étaient impossibles dans un département d’Outre-mer. L’auteure mauricienne, attachée à éviter le manichéisme, pointe également du doigt la naïveté et l’ambivalence derrière les bonnes intentions de certains organismes œuvrant sur place pour venir en aide à ces jeunes. Ainsi, le personnage de Stéphane est dépassé par la situation, qui ne peut être simplement réglée par l’accès à la culture. La fatalité qui hante les lignes de Tropique de la violence fait écho au sentiment écrasant de défaite, comme une partie perdue d’avance, que ressentent ces jeunes interrogés par l’auteure afin de préparer son roman. Le sentiment d’impuissance est celui que nous sommes amenés à ressentir d’un bout à l’autre, qui peut être celui de Nathacha Appanah, mais également celui des organismes sur place et des personnes ayant visité ou vécu un temps sur l’île.

Une tragédie d’une grande force d’évocation

Si la description de l’île fera sans doute parler, le livre n’a pas vocation d’oeuvre documentaire sur Mayotte, bien que de nombreux éléments évoqués (comme le quartier surnommé Gaza, bel et bien réel), s’appuient sur des faits vérifiés. Nathacha Appanah construit un récit qui pourrait être le versant comorien d’une tragédie antique, peuplé d’esprits, de sombres présages et de prophéties auto-réalisatrices, où le hasard prend des allures funèbres et où la fuite en avant, même illusoire, est le dernier recours de personnages mis au pied du mur. S’exprimant après la bataille, au-delà de la violence, la haine et la peur qui s’étiolent déjà, avec une distance douce-amère qui n’en rend l’histoire que plus terrible et poignante, les personnages apportent, par leur voix, leur point de vue, une dimension onirique à ce Tropique de la violence des plus singuliers.

Nathacha Appanah morcelle son récit, nous amenant à reconstituer le fil des événements au fil des pages. Pas de twist grossier ici, mais une progression qui permet de capter avec une grande justesse les contradictions dans lesquelles sont prises les personnages, renforçant le sentiment de fatalité, mais également la puissance d’évocation de l’histoire où la terre, l’océan, ces paysages d’une beauté sauvage, ont également leur importance. Le symbolisme n’est jamais lourd et culmine lors de la conclusion, belle et hallucinée, comme arrachée à un songe, provoquant un réel frisson. Sans conteste l’une des plus belles réussites de cette rentrée littéraire.

Tropique de la violence de Nathacha Appanah, Gallimard, sortie le 25 août 2016, 175 pages. 17,50€

Retrouvez aussi notre critique de l’adaptation en film  du roman.

Article écrit par

Cécile Desbrun est une auteure spécialisée dans la culture et plus particulièrement le cinéma, la musique, la littérature et les figures féminines au sein des œuvres de fiction. Elle crée Culturellement Vôtre en 2009 et participe à plusieurs publications en ligne au fil des ans. Elle achève actuellement l'écriture d'un livre sur la femme fatale dans l'œuvre de David Lynch. Elle est également la créatrice du site Tori's Maze, dédié à l'artiste américaine Tori Amos, sur laquelle elle mène un travail de recherche approfondi.

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