Deux enfants qui font « coucou » à des automobilistes depuis l’arrière d’un véhicule : l’un apparaît à la fin du Fanfaron (Il Sorpasso, 1962) de Dino Risi, comme un au-revoir à l’existence adressé à Roberto (Jean-Louis Trintignant) ; l’autre est Philip (T.J. Lowther), l’enfant au costume de Casper pris en otage dans Un Monde Parfait (A Perfect World, 1993) de Clint Eastwood. Voici deux road-movies masculins, deux récits initiatiques où la voiture devient l’outil de dépassement de soi, où la route parcourue devient un trajet de vie. Deux films très différents par leur origine, leur style et leur ton, mais qui prennent tous deux pour cadre les années 60, et dans lesquels le dépassement de soi du voyage initiatique intimiste trouve son écho dans la société, puisque cette décennie marque, en Italie tout comme aux États-Unis, une époque de croissance effrénée, de boom de l’industrie et de la consommation qu’incarnait à elle seule l’automobile.
Le road-movie, métaphore du boom des sixties
Les sixties étaient une époque où « avait envie d’accélérer… mais on ignorait tout de la direction métaphysique », écrivait Norman Mailer dans Bivouac sur la Lune (1971). Cette direction métaphysique est, avec une légèreté incroyablement salutaire, le sujet même du Fanfaron, avec un refus de l’intellectualisme sérieux explicitement exprimé lorsque Bruno (Vittorio Gassman) déclare s’être endormi devant L’Éclipse de Michelangelo Antonioni (1962), avant d’ajouter : « Quel réalisateur cet Antonioni !… Il a une voiture !… J’ai voulu le doubler, il m’a fait tirer la langue !… »
Le Fanfaron est l’un des premiers succès de la comédie à l’italienne des années soixante et soixante-dix, mais aussi le prototype du road-movie, ayant inspiré Easy Rider de Dennis Hopper (1969). Il a immortalisé à l’écran le stéréotype du dragueur Italien fou du volant qui sillonne les rues au volant de sa voiture de sport, klaxonnant à tout va. Il cherche désespérément des cigarettes et un téléphone dans le désert romain du 15 Août. C’est ainsi qu’il rencontre Roberto, jeune étudiant en droit timide qui reste cloîtré chez lui à réviser. Bruno invite Roberto à aller prendre un verre, mais ils ne se doutent pas qu’ils vont s’embarquer dans une série d’aventures insolites, le long des routes et des plages de l’Italie du boom économique, dressant un portrait sans concessions, drôle et tragique de la société de l’époque et de ses individus.
La voiture est en Italie, à cette époque, le symbole de la libération de la société, qui entre enfin dans le monde de la vitesse et du capital, qui embrasse la société de consommation, avide de rattraper et de dépasser ses voisins du marché européen qui commençait alors à se mettre en place. Cette boulimie née de la frustration des années de fascisme, de pénurie et de misère, trouve sa forme visuelle dans la course pour la vitesse que livre Bruno dans Le Fanfaron. Le titre original, Il Sorpasso, signifie le dépassement, lorsqu’une voiture en double une autre, mais aussi dépassement d’une société qui est passée en quinze ans du vélo à l’automobile et au bateau de plaisance, en passant par la vespa.
Cette opulence optimisme de ces premières années 60 devait parader pour la énième fois, à Dallas, Texas, en 1963 : Un Monde Parfait se situe la veille de cette tristement célèbre visite inachevée de John F. Kennedy, le policier incarné par Clint Eastwood poursuivant le détenu en cavale Butch (Kevin Costner) depuis la caravane high-tech flambant neuf achetée par la police Texane en vue de la venue du Président. « Un prodigieux équipement futuriste au service de la loi » qui viendra s’échouer dans une terre sauvage où les policiers improviseront un barbecue rudimentaire.
Tailler la route, et vivre sa vie en accéléré
Le Fanfaron et Un Monde Parfait appartiennent respectivement à deux sous-genre majeurs du road-movie : le voyage familial ou amical (Easy Rider, Sideways, Little Miss Sunshine…) et le film de cavale (Bonnie and Clyde, Thema et Louise…). Mais le voyage est dans tous les cas une fuite hors de sa condition, hors des contraintes qui limitent l’existence : chacun s’évade et cavale comme il le peut. Dans Le Fanfaron, Bruno a fuit ses responsabilités de père tandis que Roberto découvre qu’il peut se libérer de son existence rigoureuse ; dans Un Monde Parfait, Butch s’est évadé d’une prison du Texas, certes, mais avant tout il tente de se libérer du conditionnement familial qui a déterminé sa vie, sa mère prostituée, son père, criminel professionnel absent. Avec une tendresse traversée d’éclairs de violence âpre, Un Monde Parfait évoque les rapports entre parents et enfants, et l’éclatement de la cellule familiale. Le terme de cellule est ici particulièrement bienvenu, le foyer cher au « monde parfait » de l’American Way of Life étant présenté comme un mythe que les héros solitaires s’efforcent de fuir, car ils en connaissent le goût amer, mais qu’ils poursuivent sans cesse comme une ultime frontière.
Deuxième partie de notre analyse comparée : Le Fanfaron et Un Monde Parfait (2/2) : des rêves d’enfants échoués
Cet article a été publié initialement le 27 septembre 2014 sur Ouvre les Yeux.