[Analyse] Travis et Franck, deux figures christiques par Scorsese

Travis Bickle (Robert de Niro) et Frank Pierce (Nicolas Cage).
Travis Bickle (Robert de Niro) et Frank Pierce (Nicolas Cage).

Le rapport à la figure du Christ est centrale dans les films de Martin Scorsese et plus particulièrement dans les scénarios de Paul Schrader qu’il a réalisé, Taxi Driver (1975), La Dernière Tentation du Christ (The Last Temptation of Christ, 1988) et À Tombeau ouvert (Bringing Out the Dead, 1998), ce dernier étant une adaptation d’un roman de Joe Connelly (1998). Dans l’excellent article « Taxi Driver, À Tombeau ouvert, Les Vertiges du mal » (Études cinématographiques n°68, 2003), René Prédal établit différents liens entre les deux films à travers le thème de l’errance nocturne dans les quartiers les plus sordides de New-York. En effet, l’auteur voit dans le travelling arrière dans la rue après le massacre final de Taxi Driver l’annonce de À Tombeau ouvert, dans la mesure où l’on y voit des ambulanciers s’affairer, comme Franck Pierce (Nicolas Cage) le fera dans ce dernier film. Le film After Hours (1985) sert de pont entre ces deux films par son errance nocturne, mais sur un « ton de loufoquerie » beaucoup plus marqué. Le caractère actif/passif des personnages principaux de Taxi Driver et À Tombeau ouvert, Travis Bickle (Robert deNiro) et Franck, est l’un des axes majeurs de l’analyse de l’auteur.

Taxi Driver et À Tombeau ouvert, films frères

Dans la première partie de son article, René Prédal confronte le regard paranoïaque de Travis dans Taxi Driver aux images hallucinatoires, explicitement chrétiennes, d’À Tombeau ouvert, que le spectateur est forcé d’affronter. L’auteur met en évidence le passage d’une vision explicitement présentée comme subjective (la paranoïa de Travis) à la transformation en « réalité » même de ces images, que Franck n’est pas seul à partager : c’est le monde lui-même qui est devenu fou dans À Tombeau ouvert. Ce basculement marque seulement une différence de degré, car la nature subjective du regard porté sur le monde dans Taxi Driver est si fortement marqué (par des procédés tels des travellings accompagnant Travis qui semble flotter au milieu de la foule) qu’il est permis d’établir des rapprochements surprenants avec le genre fantastique, comme je le ferai plus loin.

Robert deNiro dans "Taxi Driver" de Martin Scorsese (1976)
Robert deNiro dans Taxi Driver de Martin Scorsese (1976)

René Prédal, dans la seconde partie de son article, interroge le rythme des films et leur structure : à la structure parallèle et double de Taxi Driver (deux femmes, deux lettres, deux tentatives d’assassinat…), qui fait écho aux constantes oppositions duelles (ange/bête, spirituel/charnel…), s’oppose la juxtaposition des « tranches de vie » du film À Tombeau ouvert, nuit sans fin, fil déroulé et emmêlé. À la tension de Travis s’oppose la fatigue de Franck, confronté à des situations de plus en plus paroxystique, son ambulance étant lue par René Prédal comme métaphore de la mécanique filmique qui l’alimente jusqu’à saturation en situations extrêmes, jusqu’à ce que Franck mette fin à l’emballement par l’accident qu’il provoque.

Nicolas Cage dans "A Tombeau ouvert" de Martin Scorsese (1998)
Nicolas Cage dans A Tombeau ouvert de Martin Scorsese (1998)

Dans la troisième partie, René Prédal décrit la psychologie des deux personnages, solitaires, insomniaques et angoissés. Travis est incapable de s’adapter à une vie normale et bascule dans la folie à cause de sa « schizophrénie » (désir de pureté et impureté, tranquillisants et stimulants…). D’homme « transparent » mais inadapté, réduit à sa fonction de chauffeur de taxi (réduction marquée par le titre même du film), Travis devient une anomalie aussi visible que sa coupe mohwak. Dans la dernière partie de son article, René Prédal évoque les rapports entre sexe et violence, mettant en évidence l’impuissance ou l’abstinence qui conduira Travis à l’explosion de violence finale qui se substitue au sexe et à l’orgasme.

Iris (Jodie Foster) et Travis Bickle (Robert deNiro) dans "Taxi Driver" de Martin Scorsese (1976)
Iris (Jodie Foster) et Travis Bickle (Robert deNiro) dans Taxi Driver de Martin Scorsese (1976)

L’auteur oppose la prostituée pré-adolescente Iris à Betsy, symbole de pureté dans laquelle Travis voit son ange sauveur, tandis que c’est l’impureté d’Iris qui pousse Travis à la sauver. Il agit avec Iris comme un frère plus qu’un père et renouera avec ses propres parents, par procuration, à travers la lettre de remerciement des parents d’Iris. Tandis que Travis court à la mort pour lutter contre le mal, Franck d’À Tombeau ouvert tente de combattre la mort, mais son combat est perdu d’avance, faisant de lui « plus encore que le Christ, une sorte de Sysiphe moderne » car il ne peut sauver les corps, selon la religion chrétienne, sans sauver les âmes.

Nicolas Cage dans "A Tombeau ouvert" de Martin Scorsese (1998)
Nicolas Cage dans A Tombeau ouvert de Martin Scorsese (1998)

Le fantastique dans le réel?

Taxi Driver et À Tombeau ouvert provoquent des effets qui sont ceux du fantastique, dans la mesure où ce genre confronte l’homme ancré dans ses conventions sociétales et son propre inconscient, cet étranger en lui-même qui les ignore. S’attacher à déterminer la part de réalité et de subjectivité dans ces films, sans aller au-delà de l’affirmation commune que toute œuvre est le produit d’une vision subjective et non une représentation objective de la réalité, est, selon moi, vaine. La démonstration de la nature subjective des films, comme René Prédal le fait dans son article, vise sans doute à convaincre les détracteurs de Martin Scorsese que ce dernier n’est ni raciste, ni fasciste, ni réactionnaire. Mais l’auteur aurait pu approfondir le caractère subjectif affirmé de ces œuvres, comme j’ai brièvement tenté plus haut de le faire, en les considérant hors de toute classification basée sur le réel.

Rêve de résurrection des morts dans "A Tombeau ouvert" de Martin Scorsese (1998)
Rêve de résurrection des morts dans A Tombeau ouvert de Martin Scorsese (1998)

En effet c’est le fait de penser en fantastique qui les approche de ce genre, et non leur forme même. À Tombeau ouvert peut ainsi être rapproché du merveilleux, malgré la noirceur sordide de son univers qui s’apparente au notre, dans la mesure où le spectateur est immergé dans un monde dont il est étranger. C’est sur ce point précis que le film s’oppose à Taxi Driver et au fantastique au sens strict auquel nous avons assimilé ce dernier film, dans la mesure où ce genre, comme nous l’avons vu, présente un monde aux lois et souvent à l’apparence identiques au notre, et dont c’est le personnage qui est étranger par sa nature monstrueuse resurgissant. L’univers d’À Tombeau ouvert, en revanche, possède ses propres lois, comme le prouvent les divers miracles. Le doute, qui est au centre du fantastique et de Taxi Driver, est nié dans ce film : c’est la réalité diégétique elle-même, comme René Prédal le souligne dans son article.

Travis et Franck, deux images du Christ

Dès lors, débarrassés de toute considération sur la nature « réaliste » de ces films, nous ne pouvons nous empêcher de voir dans Travis et Franck des figures christiques modernes, au sens propre. Avec La Dernière tentation du Christ (The Last Temptation of Christ, 1988), dont le scénario est de même signé Paul Schrader, Martin Scorsese avait scandalisé certains chrétiens ne pouvant supporter de voir le Christ éprouver des sentiments humains, douter même de sa vocation comme plus tard Franck doutera de la sienne. Comme le cinéaste le déclare ici : « [Jésus] ressentait de la honte, il éprouvait de la colère, la Bible le dit en toutes lettres. Ce qui est beau, c’est de pouvoir s’identifier à cet homme-Dieu, ne pas en faire une telle statue qu’on finit par se dire: “Je suis tombé si bas, je suis si mauvais que c’est sans espoir, je ne serai jamais sauvé.” » (Michael Henry Wilson (entretiens), Martin Scorsese, Cahiers du Cinéma-Centre Pompidou, Paris, 2005, p. 155)

Robert deNiro dans "Taxi Driver" de Martin Scorsese (1976)
Robert deNiro dans Taxi Driver de Martin Scorsese (1976)

Avec La Dernière tentation du Christ, de manière évidente, Martin Scorsese a tenté de réactualiser la figure du Christ en rompant avec l’idée de sa perfection inaccessible : il en a fait un être vivant. Ainsi la foi du chrétien peut à son tour reprendre vie grâce au doute, qui permet de remettre en cause l’ordre des choses et soi-même, et aller de l’avant. Le cinéaste met fin à la réification de la foi. Mais Martin Scorsese n’adresse pas un message d’espoir aux seuls chrétiens mais à tous, sans volonté de prosélytisme, d’autant plus que lui-même a désormais rompu avec toute Église. Le vrai péché, comme dit le cinéaste, ce n’est pas de ne pas croire au Dieu chrétien, « c’est de ne plus espérer, de croire que Dieu ne vous écoutera pas. » (ibid, p. 155) Le Christ devient une figure mythique de l’espérance face au néant.

Nicolas Cage dans "A Tombeau ouvert" de Martin Scorsese (1998)
Nicolas Cage dans A Tombeau ouvert de Martin Scorsese (1998)

Certes Martin Scorsese ne prêche pas l’athéisme. Pourtant, et c’est là une revendication véritablement laïque, le cinéaste considère le Christ au même titre que les dieux et demi-dieux de l’Antiquité, que l’artiste est libre d’utiliser et d’interpréter hors de tout dogme, tel l’ex-catholique Pier Paolo Pasolini réalisant le plus fidèlement possible L’Évangile selon saint Matthieu (Il Vangelo secondo Matteo, 1965) puis transposant librement le « Dieu est amour » du message chrétien sous la forme d’un jeune homme séduisant toute une famille fortunée Italienne dans Théorème (Teorema, 1968).

Le Christ et les dealers de crack de la 8ème avenue

« S’il était parmi nous, Jésus serait sur la 8ème Avenue à côtoyer les prostituées et les trafiquants de crack » déclare Martin Scorsese (ibid, p. 154) Nous pouvons voir en Travis et en Franck les incarnations même du Christ à New-York, évocations modernes du mystère chrétien de la transsubstantiation, que La Dernière tentation du Christ échouait quelque peu à aborder explicitement. Adapté du roman éponyme de Níkos Kazantzákis (qui lui a valu excommunication et scandale), La Dernière tentation du Christ montre Jésus hésiter entre la hache et l’amour, entre l’apocalypse et la miséricorde, à l’image du doute même du croyant Martin Scorsese qui dit : « On nous apprend que tuer est un péché mortel, et pourtant les pires d’entre nous, les condamnés à mort, ont droit à la miséricorde de Jésus. » (ibid, p. 155) C’est cette ambiguïté du message de la Bible qui est au cœur de nombreux films du cinéaste, nous amenant à nous interroger, hors de toute foi religieuse, sur notre capacité à porter un jugement et condamner les actes d’autrui.

Nicolas Cage dans "A Tombeau ouvert" de Martin Scorsese (1998)
Nicolas Cage dans A Tombeau ouvert de Martin Scorsese (1998)

L’homme est sans cesse ramené à son incapacité d’être Dieu, à sauver ceux qu’il souhaite tirer de la mort ou du « mal ». L’impuissance de Travis et de Franck à être Dieu est marquée par le désir de pureté du premier, qui le transforme en « Jésus chassant les marchands du Temple », comme le souligne René Prédal, et le désir du second d’empêcher la mort ou de la donner. Dans la dernière partie de son article, l’auteur confronte le bon samaritain (raté) et l’ange exterminateur, la rédemption et l’enfer. Dans son article, René Prédal tente de rompre avec l’opposition entre protestantisme et catholicisme, qui ont été associés respectivement à la rigueur morale de Travis et à la miséricorde de Franck, en insistant sur l’influence de La Nausée de Jean-Paul Sartre (1938) sur le scénario de Taxi Driver, et en présentant ces films comme l’expression de l’auto-procès permanent du christianisme depuis l’annonce de la mort de Dieu par Nietzsche.

Robert deNiro dans "Taxi Driver" de Martin Scorsese (1976)
Robert deNiro dans Taxi Driver de Martin Scorsese (1976)

Dans cet article, il est seulement possible de rappeler que les films Taxi DriverLa Dernière tentation du Christ et À Tombeau ouvert sont le produit de la rencontre d’un homme de tradition catholique romaine, Martin Scorsese, et un autre ayant grandi au sein d’une famille calviniste membre de l’Église chrétienne réformée en Amérique du Nord, Paul Schrader dont les parents interdisaient toute irruption du monde extérieur « perverti » dans leur communauté, y compris le cinéma que le futur réalisateur de Mishima (1985) allait découvrir, tout comme le monde, à dix-huit ans. Le chauffeur de taxi errant dans un monde qui le confronte à chaque instant aux valeurs qui composent son identité, de gré et de force, c’est autant Paul Schrader que Martin Scorsese, le protestant comme le catholique.

Des Sauveurs impuissants

Franck dans À Tombeau ouvert nous apparaît tel Jésus désemparé face à la misère, racontant qu’il possédait autrefois le don de sauver, perdu en ne pouvant empêcher la mort d’une jeune femme, tel un Christ dépossédé de ses miracles car ayant échoué dans sa mission. Frank erre dès lors en ne semant que la mort sur son passage, malgré lui, et doute de sa vocation comme le Jésus de La Dernière tentation du Christ, allant comme lui contre sa nature en souhaitant devenir un homme comme les autres. La tragédie est dès lors d’autant plus forte. Le Fils de Dieu lui-même se retrouve face à sa propre impuissance, ayant été réifié par ses adorateurs qui ont crée sa légende et les dogmes (voir la rencontre avec Paul dans La Dernière tentation du Christ). Il accepte finalement sa nature humaine comme l’enfant en grandissant cesse de croire à son omnipotence (dont le merveilleux est la représentation).

Nicolas Cage dans "A Tombeau ouvert" de Martin Scorsese (1998)
Nicolas Cage dans A Tombeau ouvert de Martin Scorsese (1998)

La beauté universelle du Christ scorsesien réside dans sa faiblesse : il est pour cela en chacun de nous. Il n’est pas tourné vers le bien par nature, enfermé dans sa perfection, et est capable des pires actions, comme Travis de Taxi Driver choisissant de maudire ce monde dans lequel il ne se reconnaît pas et qu’il désire détruire.

L’espoir nait de l’imperfection même, de notre propre impuissance qui fait de nous des êtres humains, que Charlie (Harvey Keitel) découvrit à ses dépens dès le premier film majeur de Martin Scorsese, Mean Streets (1973), lorsqu’il ne put empêcher la mort de son ami Johnny Boy (Robert deNiro). Portés par l’écriture et les obsessions de Paul Schrader, les films Taxi Driver et À Tombeau ouvert de Martin Scorsese voient surgir de l’inconscient du personnage et du spectateur leur propre nature humaine en même temps que leur nature christique. La fin apaisée d’À Tombeau ouvert montre Franck réconcilié avec son passé tandis que l’épilogue ambigu de Taxi Driver ose scandaleusement se faire passer pour un happy end. René Prédal insiste sur l’ironie cynique de la fin de Taxi Driver ainsi que les aspects de « farce macabre » d’À Tombeau ouvert qui marquent la distance critique des cinéastes Martin Scorsese et Paul Schrader vis-à-vis de leurs personnages: ils font résonner leur « rire nietzschéen » ou, comme l’écrit Emmanuel Burdeau, « le rire du crucifié que sa mise en croix n’a pas tué ».

Robert deNiro dans "Taxi Driver" de Martin Scorsese (1976)
Robert deNiro dans Taxi Driver de Martin Scorsese (1976)

Version corrigée d’un article publiée sur le blog de l’auteur, le 2 juin 2009, puis sur Ouvre les Yeux le 23 octobre 2015.

Article écrit par

Jérémy Zucchi est auteur et réalisateur. Il publie des articles et essais (voir sur son site web), sur le cinéma et les arts visuels. Il s'intéresse aux représentations, ainsi qu'à la science-fiction, en particulier aux œuvres de Philip K. Dick et à leur influence au cinéma. Il a participé à des tables rondes à Rennes et Caen, à une journée d’étude sur le son à l’ENS Louis Lumière (Paris), à un séminaire Addiction et créativité à l’hôpital Tarnier (Paris) et fait des conférences (théâtre de Vénissieux). Il a contribué à Psychiatrie et Neurosciences (revue) et à Décentrement et images de la culture (dir. Sylvie Camet, L’Harmattan). Contact : jeremy.zucchi [@] culturellementvotre.fr

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