article coup de coeur

[Critique] L’Exégèse de Philip K. Dick, une introduction

Caractéristiques

  • Titre : L'Exégèse (volume 1)
  • Traducteur : Hélène Collon
  • Auteur : Philip K. Dick
  • Editeur : J'ai Lu
  • Collection : Nouveaux Millénaires
  • Date de sortie en librairies : 2016
  • Nombre de pages : 764
  • Prix : 39,90
  • Acheter : Cliquez ici

Les éditions J’ai Lu publient pour la première fois en français dans leur collection Nouveaux Millénaires L’Exégèse de l’écrivain de science-fiction Philip K. Dick (auquel nous consacrons un dossier)L’Exégèse est le journal tenu par l’écrivain nuit après nuit, de ses expériences mystiques de février et mars 1974 jusqu’à sa mort en mars 1982.

Une rage de dent et l’anamnèse provoquée sous Penthotal par la vision d’un pendentif en forme de poisson, signe des premiers chrétiens, constituent le point de départ des notes de L’Exégèse, non destinées à la publication, ensemble d’hypothèses et de propositions de réponses ayant pour but de comprendre cette épiphanie ainsi que les expériences qui suivirent (surgissement d’un rayon rose, révélation de la maladie de son fils, messages codés…).

De ces manifestations, ses lectures et réflexions, Philip K. Dick tira une certitude qui depuis longtemps couvait en lui : la réalité authentique n’est pas celle dans laquelle il évolue, qu’il nomme la « Prison de Fer Noir », mais au contraire celle de son alter-ego Thomas, martyr chrétien.

Les deux quêtes de L’Exégèse : mystique et éditoriale

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Philip K. Dick par Robert Crumb (“The Religious Experience of Philip K. Dick” in Weirdo numéro 17, 1985)

Il faut imaginer Dick dactylographiant parfois vingt pages d’affilées écrites serrées, comme un flux de pensée continu… Cet ensemble de huit mille feuillets non numérotés et non datés, il le nomma (en 1980) Exegesis, Apologia Pro Mia Vita. Qu’on ne se méprenne pas : il ne s’agit pas ici des divagations d’un fou perdu dans les pages de son Encyclopedia Britannica, mais des réflexions fascinantes d’un homme qui a cherché des réponses partout où il pouvait les trouver (de la psychiatrie aux écrits gnostiques de Nag Hammadi) et, à défaut de trouver toutes les réponses à ses questions, a puisé dans sa propre quête la matière même de nouvelles fictions.

Le premier tome de L’Exégèse, publié à l’automne 2016, couvre la période allant de 1974 à 1978. Il s’ouvre par des lettres et textes courts : « Les premiers feuillets sont une espèce de roman policier qui plonge le lecteur dans les révélations de février/mars 74 : Dick entame ses conjectures alors même qu’affluent de nouveaux éléments, sous forme de rêves, de voix et de visions », résument les anthologistes de L’Exégèse Jonathan Lethem et Pamela Jackson dans leur note (p. 28) : « Très vite les lettres gagnent en longueur et en substance ; elles s’accompagnent parfois de développements sous forme de “notes” dactylographiées ; les textes courts dotés d’un début et d’une fin identifiables cèdent la place aux longues spéculations théoriques et autres méditations sans conclusion qui sont la caractéristique de l’Exégèse. » (traduction d’Hélène Collon).

Pour éditer cet ensemble de notes récupérées par Tim Powers après la disparition de Dick, divisé et classé en 91 classeurs par Paul Williams (auteur chargé de gérer ce lourd héritage littéraire), il a fallu l’œuvre patiente d’une petite armée de bénévoles chargés de photocopier les feuillets et de les transcrire (ce travail collectif du « Zebrapedia Group » ayant été réalisé en partie par le biais d’Internet), ainsi que la clairvoyance d’exégètes. Il s’agissait avant tout de rendre lisible cette masse de mots, sans pour autant masquer les traces de son origine, d’où les digressions, répétitions et manques dont les éditions américaines et françaises portent la trace. Pendant plus de deux décennies, la masse d’écritures nocturnes de L’Exégèse résista aux tentatives de ceux qui désiraient lui donner une forme plus publiable, tandis que les ayants-droits de Philip K. Dick s’interrogeaient vraisemblablement de la pertinence d’un étalement aussi complet des réflexions théologiques, métaphysiques et parfois drôlement pataphysiques (car il riait en premier de lui-même) d’un écrivain aussi bankable à Hollywood (Blade Runner, Total Recall, Minority Report…).

Le patchwork d’un esprit

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L’expérience mystique de Philip K. Dick vue par Robert Crumb (“The Religious Experience of Philip K. Dick” in Weirdo numéro 17, 1985)

Depuis la publication par Lawrence Sutin d’une sélection de textes extraits de L’Exégèse dans In pursuit of Valis , après une première tentative de synthèse par Jay Kinney en 1984 (dans PKD : Le Last Testament de Gregg Rickman), les lecteurs dickiens avertis attendaient le jour d’une publication complète de L’Exégèse. Ce jour vint en 2011, sous la direction de Jonathan Lethem et Pamela Jackson, qui suivirent à la lettre les prescriptions de Lawrence Sutin : corriger le texte en respectant la graphie des notions abordées (qui témoigne de ses sources diverses) ; tenter de classer les feuillets selon un ordre chronologique reconstitué selon divers indices ; et sélectionner les sections les plus cohérentes de L’Exégèse, tâche pour laquelle ils furent aidés par le classement réalisé par Paul Williams. Les anthologistes Jonathan Lethem et Pamela Jackson parlent avec justesse, à propos de ce patchwork que constitue cette Exégèse reconstituée, d’« incohérence créative » car « la démarche revenait à numéroter le chaos » (« Note des anthologistes », p. 28). Ils ne cachent pas que L’Exégèse telle qu’elle est publiée est le fruit de choix collectifs indépendants de la volonté de l’écrivain, qui n’a jamais formulé le désir de publier ses notes autrement que par les fragments cités dans son roman Siva (Valis, 1980). Les problématiques d’une telle entreprise ne sont guère différentes de celles des historiens et archéologues : il s’agit ici d’une « proposition de restitution », et L’Exégèse publiée doit être analysée comme telle.

J’ai Lu propose désormais au lecteurs francophones de pénétrer dans les méandres de L’Exégèse (un second tome sera publié fin 2017). Le travail monumental de traduction (rendez-vous compte de la densité du texte et de la complexité des notions qu’il aborde !) a été confié à Hélène Collon, qui avait déjà remis en forme la totalité des traductions des nouvelles de l’écrivain, coordonné l’ouvrage Regards sur Philip K. Dick – Le Kalédickoscope (1992) et traduit la biographie Invasions divines : Philip K. Dick, une vie de Lawrence Sutin (2002). J’ai Lu a eu l’excellente idée de proposer en français l’appareil critique accompagnant l’édition américaine originale : les notes des exégètes, complétées par celles d’Hélène Collon, constituent autant de petits cailloux semés afin d’orienter le lecteur, tantôt vers une meilleure compréhension des pensées labyrinthiques de Philip K. Dick, tantôt pour l’inciter à interpréter ses mots et ses œuvres selon de nouvelles voies.

Une si longue aventure éditoriale n’avait pas pour but de préserver les pensées de Dick tapées frénétiquement sur sa machine à écrire, mais de les dévoiler à ceux qui auront l’envie de les lire. D’inviter à se confronter à l’incroyable, au doute, aux limites de la connaissance et de la raison. Comme Mr Tagomi tenant dans ses mains l’hypnotique sculpture qui lui fera entrevoir le monde réel (dans Le Maître du haut-château), une question vient à l’esprit lorsqu’on soupèse enfin le lourd premier tome de L’Exégèse : ai-je envie de m’y perdre ?

L’Exégèse, matrice des dernières oeuvres de Philip K. Dick

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La révélation faite à Philip K. Dick par un rayon rose vue par Robert Crumb (“The Religious Experience of Philip K. Dick” in Weirdo numéro 17, 1985)

L’Exégèse est comme un massif montagneux que l’on découvre dans son entier et qu’on s’apprête à affronter après en avoir aperçu quelques sommets, quelques pics (dans les œuvres même de Dick, son intervention au festival de Metz en 1977 et ses derniers entretiens, puis ses biographies) : et pour cause, c’est de la masse de L’Exégèse que les œuvres de l’écrivain postérieures à 1974 ont émergé. Déjà au cœur du Dieu venu du Centaure (The Three Stigmatas of Palmer Eldritch, , 1964) mais devenue sujet central suite à ses expériences de « 2-3 1974 », la théophanie imprègne Substance Mort (A Scanner Darkly, publié en 1977) tandis que la réécriture de Mensonges et Cie (Lies Inc.,, publié en 1979) offre à l’écrivain l’opportunité d’insérer dans un récit ancien des fragments de son expérience mystique récente. Il tentera de la transposer sous la forme d’un roman de fiction posthume, Radio Libre Albemuth (Radio Free Albemuth,publié en 1985), avant de l’aborder beaucoup plus frontalement avec Siva, puis sa suite, L’Invasion divine (The Divine Invasion,1981) et La Transmigration de Timothy Archer (The Transmigration of Timothy Archer, 1982). La lecture de L’Exégèse offre ainsi aux lecteurs la possibilité d’avoir accès à la « matière première » de ces œuvres, cette source longtemps cachée les irriguant à des degrés divers.

Les lecteurs de Philip K. Dick apprirent l’existence de L’Exégèse dans son roman Siva, dans lequel il propose une mise en abyme schizophrénique de sa propre quête mystique : il s’invente un alter-ego nommé Horselover Fat, ami illuminé du rationnel écrivain de science-fiction Phil Dick, second alter-ego de l’écrivain. Le journal mystique d’Horselover Fat, qui n’est autre que l’authentique Exégèse, est cité par fragments qui témoignent, selon le personnage Phil Dick, de la folie de son ami, avant de se doter d’une aura digne d’un texte sacré. Il faut ici percevoir le vertige de cette oscillation entre les deux personnages, qui ne sont qu’une seule et même personne, reflet de l’écrivain lui-même, qui n’a jamais oublié qu’il est peut-être le jouet d’un désordre psychique d’origine aussi peu divine que les médicaments et les vitamines qu’il ingérait en masse…

Une infinité de questions et de fictions

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L’expérience mystique de Philip K. Dick vue par Robert Crumb (“The Religious Experience of Philip K. Dick” in Weirdo numéro 17, 1985)

Dans Siva, l’écrivain joue avec les identités et avec sa vie, qu’il se plaît à considérer à maintes reprises dans son Exégèse comme un roman de Dick écrit à son insu. L’écrivain s’est-il retrouvé piégé par ses propres fictions lorsqu’il griffonnait infatigablement les milliers de feuillets de son Exégèse ? A-t-il choisi de devenir cette figure à la fois sage et folle qui sera croquée par Robert Crumb, et qu’il se plaisait à révéler progressivement à ses interlocuteurs, comme s’il leur confiait le récit caché du monde ?

L’hypothèse psychiatrique, Philip K. Dick l’étudie au même titre que toutesles autres dans L’Exégèse, cette immense toile qui fut pliée avec virtuosité et humour pour donner Siva. L’oscillation permanente de ce dernier se déploie sur les milliers de feuillets de L’Exégèse, océan de confessions intimes et de considérations métaphysiques, cosmogoniques et théologiques où le lecteur cherchera en vain une quelconque forme de discours de la méthode et, en définitive, de Révélation.

Dans un rêve daté de novembre 1980 qui sera conté dans le second volume de L’Exégèse, Dieu rappelle à Philip K. Dick qu’il réside dans l’infinité même des hypothèses. Le lendemain, raconte Lawrence Sutin dans sa biographie, Philip K. Dick décidait de mettre (provisoirement) un terme à la quête de L’Exégèse. Quelle était-elle vraiment ? S’agissait-il de découvrir les processus ayant provoqué ses expériences mystiques de mars-avril 1974 ? De mettre ainsi à jour la nature authentique de la réalité ? Ou, aussi, de dérouler le plus loin possible le fil d’une pensée afin de voir jusqu’où ce fil peut mener, comme l’un de ces romans qu’il écrivait sans brouillon, se laissant porter par les actions de ses personnages et, dans le cas d’Ubik (1968), par ses rêves ? Les choix opérés par les exégètes et anthologistes influent, il convient de le rappeler, sur l’analyse d’une somme qui a déjà acquis sous sa forme publiée le statut d’œuvre (malgré sa nature de « proposition de restitution »), « ultime » uniquement parce que la mort a interrompu le flot de pensées de Philip K. Dick. Une chose est certaine : L’Exégèse s’est nourrie autant de la vie de l’écrivain que de ses fictions, des théories puisées dans ses innombrables lectures que de son foisonnant imaginaire, et lui a permis d’analyser sous une forme impitoyable, ludique, drôle et désordonnée sa propre vie, sa réalité, son œuvre, donnant naissance à une infinité de nouvelles hypothèses et fictions. Se rapprochant ainsi, peut-être, de Dieu, qu’il avait tant cherché.

L’Exégèse de Philip K. Dick Volume 1, édité et annoté par Jonathan Lethem et Pamela Jackson, traduit de l’anglais par Hélène Collon, J’ai Lu, collection Nouveaux Millénaires, sortie le 5 octobre 2016, 764 pages. 39,90€

Cette introduction au premier volume de L’Exégèse fait partie du dossier sur l’écrivain Philip K. Dick, ses œuvres et les films qui l’adaptent ou s’en inspirent.

Article écrit par

Jérémy Zucchi est auteur et réalisateur. Il publie des articles et essais (voir sur son site web), sur le cinéma et les arts visuels. Il s'intéresse aux représentations, ainsi qu'à la science-fiction, en particulier aux œuvres de Philip K. Dick et à leur influence au cinéma. Il a participé à des tables rondes à Rennes et Caen, à une journée d’étude sur le son à l’ENS Louis Lumière (Paris), à un séminaire Addiction et créativité à l’hôpital Tarnier (Paris) et fait des conférences (théâtre de Vénissieux). Il a contribué à Psychiatrie et Neurosciences (revue) et à Décentrement et images de la culture (dir. Sylvie Camet, L’Harmattan). Contact : jeremy.zucchi [@] culturellementvotre.fr

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