[Analyse 1/4] Buffy contre les vampires ou l’étoffe des mythes

image sarah michelle gellar buffy contre les vampires saison 1 épisode 2 the harvest
Sarah Michelle Gellar (Buffy) à la fin de “Bienvenue à Sunnydale, 2ème partie”. Le plan fut réutilisé dans le générique de la série.

Le 10 mars dernier, Buffy contre les vampires, la série télé culte de Joss Whedon (Dollhouse, Firefly, Avengers…) a fêté ses 20 ans. Le programme, qui avait débuté en 1997 sur le réseau câblé WB, connut un succès bien plus grand que ce que la chaîne aurait espéré, et s’imposa rapidement auprès de nombreux critiques bien que la série conservera longtemps cette image de “série fantastique pour ados” légère, en faisant pour certains un plaisir coupable, voire inavouable. Si, depuis la fin de la série en 2003 à l’issue de 7 saisons et 144 épisodes, de nombreux essais, universitaires ou non, sont parus aux États-Unis, la France a été plus longue à reconnaître Buffy comme une oeuvre majeure du petit écran, préférant dans un premier temps adouber les (excellentes) séries de HBO, bénéficiant d’un prestige bien plus grand et faisant l’objet d’un certain consensus.

Pourtant, nombreux sont les auteurs et chercheurs qui adorent Buffy et, peu à peu, des articles sont apparus, puis des références au sein d’essais plus larges sur le cinéma de genre (Changements de têtes de Diane Arnaud, paru en 2012 chez Rouge Profond, en est un exemple), puis des chapitres entiers (dans Rêves et séries américaines de Sarah Hatchuel en 2016, en avril prochain dans Outrance et ravissement de Guy Astic), et même un livre à part entière en 2013, réunissant la somme d’une journée d’études internationale à la Cité Internationale Universitaire s’étant déroulée en 2009. Si bien que, le 10 mars dernier, la majeure partie des grands médias culturels ont publié des articles revenant sur l’impact de l’oeuvre de Joss Whedon —une conférence lui sera par ailleurs dédiée lors du festival Séries Mania le 22 avril prochain — l’adoubant, enfin, comme la série majeure qu’elle a toujours été mais que l’on a peiné à reconnaître, par méconnaissance, ou au nom du “bon goût”.

Une oeuvre pop qui renverse les codes du slasher

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Dans “Innocence, partie 2” (2.14), Buffy s’apprête à infliger une correction à Angelus.

Lorsque la première saison débarque sur M6 en 1998, plus ou moins au même moment que la sortie de Scream 2 en salles — Sarah Michelle Gellar y jouait un petit rôle — on sent que la chaîne ne mise pas spécialement sur ce nouveau programme, et que cette première diffusion fait office de test. Les 12 premiers épisodes sont en effet diffusés le vendredi, en 3e partie de soirée, vers 23h30, et les médias en parlent peu à ce moment-là. Le très grand public Télé Loisirs publie même un avis de quelques lignes ultra-négatif passant complètement à côté du second degré et du retournement des codes du film d’horreur comme de la série pour ados, en traitant plus ou moins Buffy de programme crétin. Pourtant, contre toute attente, la série prend, poussant M6 à la basculer dans sa grille du samedi, juste après Charmed, dans le cadre de sa Trilogie du Samedi Soir dès la saison 2. Et, comme aux États-Unis, le phénomène se met en marche bien que, là encore, mis à part Alain Carrazé et Jean-Pierre Dionnet qui animent une émission sur Série Club et écrivent pour des revues spécialisées, peu reconnaissent les qualités d’écriture de la série ou tentent de l’analyser. Sa diffusion concomitante de celle de Charmed tend à l’associer à cette première dans l’esprit des spectateurs, bien que les deux oeuvres soient incomparables.

Après tout, comment prendre au sérieux une petite blonde filiforme au nom ridicule qui réduit en cendres des suceurs de sang en leur plantant un pieu dans le coeur après avoir effectué des figures de taekwondo ? Pourtant, sous ses dehors pop qu’elle n’a jamais reniés, jouant allègrement avec d’innombrables références à travers ses dialogues inimitables, Buffy contre les vampires inverse la donne en dotant cette même petite blonde, qu’on aurait tôt fait de qualifier de bimbo, d’une force surhumaine et d’une agilité exemplaires. Filmée comme une véritable héroïne de film d’action, utilisant diverses armes, elle vient rompre le schéma traditionnel qui veut qu’une femme un peu carrée, à l’allure un peu masculine ou du moins androgyne puisse être une héroïne d’action crédible (Ripley, Sarah Connor…), tandis que la petite blonde sera condamnée à être un objet de désir pour le héros ou bien la victime sacrificielle par excellence du cinéma d’horreur, en raison même de son apparence sexuée, qui va souvent de pair avec une intelligence limitée, ou, du moins, avec une grande vulnérabilité. Sarah Michelle Gellar elle-même, alors que la diffusion de Buffy avait déjà démarré, jouera ce type de rôle au cliché assumé, dans Scream 2 d’abord, où la pauvre Cassie n’a aucune chance face au tueur, puis dans Souviens-toi l’été dernier, où elle incarne l’agaçante reine de beauté Helen, qui évoluera cependant avant de se faire rattraper par le tueur au crochet, après une course-poursuite effrénée dans une allée sombre.

Alors bien sûr, dans ce genre particulier, nous avons eu droit, en dehors d’une ribambelle de métrages oubliables, à des films d’horreur assez savoureux, réalisés par de grands maîtres. Mais l’idée de Joss Whedon, qui émergea dans son esprit alors qu’il était encore étudiant en cinéma, est résolument brillante : concevoir un récit initiatique sombre et pop à la fois en inversant ce motif récurrent des films d’horreur, où le personnage féminin à priori vulnérable se révèle être une redoutable combattante. Ce renversement, amorcé dès l’introduction du premier épisode, “Welcome to the Hellmouth”, où la vampire Darla (Julie Benz), grimée en lycéenne catholique apeurée, piège un adolescent contre lequel elle se retourne alors que l’on s’attend à voir un monstre surgir pour la dévorer, a été beaucoup commenté, y compris d’un point de vue féministe. Un point de vue qui correspond aussi à la volonté de Whedon, qui a grandi auprès d’une mère enseignante et militante, de montrer des personnages féminins forts en utilisant les stéréotypes pour mieux les briser.

Rapports de pouvoir, féminisme et démons intérieurs

image darla julie benz buffy contre les vampires bienvenue à sunnydale partie 1
Dès la scène d’ouverture du film, Joss Whedon renverse les codes du slasher en faisant de la petite blonde apeurée (Darla, incarnée par Julie Benz) une redoutable prédatrice.

Car ce renversement des codes est aussi un renversement du pouvoir, et nombreuses sont les personnes féministes à avoir salué la manière dont la série pulvérisait cette image du “sexe faible”, en proie à un agresseur inconnu. Cependant, bien vite, d’autres sons de cloche se sont fait entendre, ce qui n’est, au fond, pas étonnant : à partir du moment où un auteur se dit féministe, ou que quelqu’un le définit comme tel, cela l’expose immanquablement à une attention accrue, où certains chercheront à vérifier à chaque nouvelle oeuvre que la vision qu’il propose est “réellement” féministe, un peu comme s’il y avait une charte à respecter. Ce “débat”, qui continue encore aujourd’hui, bien que faiblement relayé car faiblement argumenté, se retrouve ainsi sur un certain nombre d’articles de blogs anglo-saxons, mais aussi quelques blogs francophones.

L’un des arguments à charge relevé dans un article tel que celui-ci, est que, si Buffy est forte et sait se défendre, les vampires et divers démons attaquent généralement la nuit et s’en prennent régulièrement à des femmes, dont certaines meurent, validant l’idée selon laquelle une femme sortant seule le soir ne serait pas en sécurité. Passons outre le débat sur la pertinence ou non de cette idée : cet argument passe surtout complètement à côté du fait que les histoires de monstres frappant la nuit ne sont pas là pour perpétuer le mythe du sexe faible avec des agresseurs à la force surhumaine, mais renvoient avant tout à notre peur du noir, qui remonte à l’enfance et nous place face à toutes nos peurs inconscientes et métaphysiques. Les monstres symbolisent le gouffre tapi en nous, qui pourrait nous engloutir à tout moment si nous n’y prenons garde, mais aussi notre peur du néant face à l’inconnu, la mort, l’immensité qui s’étend tout autour et au-delà.

De plus, si des femmes se font en effet tuer dans Buffy, les hommes sont eux aussi régulièrement touchés et ne sont jamais à l’abri. La série met en scène un monde violent, où le pire peut toujours arriver, y compris lorsque des nuées de lycéens savourent la fin de leur semaine de cours en boîte de nuit. Mais, surtout, les démons que combattent la Tueuse de vampires et ses amis sont des métaphores de nos démons intérieurs et, en ce qui concerne les premières saisons, de toutes les interrogations que les adolescents se posent alors qu’ils approchent de l’âge adulte. Interrogations quant à leur identité, mais aussi à la sexualité.

Le vampire comme métaphore de l’altérité en nous

image alyson hannigan willow vampire buffy contre les vampires saison 3 épisode 16 les deux visages
Dans l’épisode “Les deux visages” (3.16), Willow (Alyson Hannigan) se retrouve face à son double vampirique, échappé d’une dimension parallèle. Le thème de l’autre en soi traité de manière littérale.

Or, le mythe du vampire, créature nocturne par essence, est fondamentalement lié à cette thématique de la sexualité, que ce soit par son baiser, qui se fait morsure, ou par le sang, lié aussi bien à la vie qu’à la mort. Si, au Moyen-Age, le vampire était en partie utilisé de manière dissuasive et moralisatrice afin de préserver le peuple du péché, sa force d’évocation n’a jamais faibli et, au fil du temps, le mythe a évolué et acquis une nouvelle résonance, sans jamais cesser de donner corps aux peurs les plus profondément ancrées en nous, où la mort et la sexualité, Eros et Thanatos mêlés, sont toujours très présentes. On peut également aller plus loin et dire que le vampire peut être vu comme la présence d’un autre en soi : il ne peut entrer dans une demeure qu’après y avoir été invité ; or, la maison symbolise souvent notre être, qu’il s’agisse de notre âme ou de notre corps, nos fondations, en un mot.

L’abolition de cette frontière entre soi et l’Autre, qui se fait avec notre consentement (bien que le vampire utilise souvent la ruse pour parvenir à ses fins), expose au risque d’une contamination, puisque les murs qui nous protégeaient sont soudain abaissés. C’est là le mode de fonctionnement du vampire, qui attaque alors que nous nous y attendons le moins, que nous avons baissé la garde, consciemment ou non. Cela n’est donc pas un hasard si, au-delà de la sexualité, mais aussi de l’amour (qui nous confronte à cet impossible désir de fusion à l’autre) l’altérité est un autre grand thème de Buffy : notre manière de nous positionner au sein de la famille ou du groupe, l’inquiétude par rapport au regard des autres, la peur de la différence, l’incommunicabilité, ne sont que quelques exemples parmi d’autres illustrant les sujets centraux des épisodes.

Une exploration de nos peurs les plus archaïques drapée dans l’étoffe des mythes

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Dans “Cauchemar” (4.22), Buffy découvre la nature archaïque de son pouvoir de Tueuse de vampires.

Le matériau choisi par Joss Whedon était donc d’une grande richesse, et la manière dont il l’exploita durant 7 saisons et 144 épisodes de 42 minutes n’en est pas moins brillante, malgré les inévitables ratés ou semi-réussites de certains épisodes. En allant au-delà de la série potache pour ados et de la simple romance pour jeunes filles en fleur (ah, Angel !), en traitant de manière sensible et parfois osée de thèmes difficiles, Buffy a glissé maintes fois sous notre épiderme pour donner vie à tout ce qui relève de l’incommunicable, en parant nos peurs de l’étoffe des mythes anciens. Nous apprendrons d’ailleurs dans la saison 5 que la Première Tueuse est apparue il y a des milliers d’années en Afrique, avant que l’homme ne se mette à parler et marcher. Des hommes avaient implanté en elle le coeur d’un démon, afin de lui permettre de lutter contre les Forces du Mal avec leur propre essence. Une manière de dire que ces peurs archaïques remontent à la nuit des temps et que noirceur et violence sont indissociables de l’être humain : le combat entre le Bien et le Mal n’est pas uniquement une lutte contre une entité menaçante provenant de l’extérieur, elle se déroule en premier lieu en nous, et il faudra être en mesure de le comprendre et de l’accepter si nous ne voulons pas être engloutis par ce trou noir. “Avaler” l’amère vérité ou être avalé, en somme…

A travers les trois articles suivants de ce dossier, nous allons plonger dans la notion centrale de pouvoir au sein de Buffy contre les vampires, inextricablement liée à cette partie archaïque de notre être et de notre psyché, comme l’illustre les origines de la Première Tueuse, qui nous confronte à l’idée de notre propre violence. Mais le pouvoir, est également, de manière évidente, utilisé par Joss Whedon dans une visée qui n’est pas uniquement féministe (l’empowerment), mais aussi plus largement politique, cette dimension prenant progressivement de plus en plus de place au fil des saisons, mais aussi dans le reste de l’oeuvre du créateur, où elle prend par la suite souvent le pas sur la dimension intimiste. Une manière de saluer le travail extraordinaire de conteurs du showrunner et ses scénaristes pour les 20 ans de Buffy, en mettant en avant sa complexité narrative, qui va bien au-delà de son aspect girl power, qui n’aurait pas été aussi puissant s’il n’avait été relié, dès le départ, à un réseau de significations complexe où chacun peut se reconnaître.

Lire la partie 2/4 : Aux origines du pouvoir de la Tueuse

Lire la partie 3/4 : “It’s about power”

Lire la partie 4/4 : Prendre place au sein du monde

Cette analyse du personnage de Buffy Summers fait partie du dossier consacré à la série Buffy the Vampire Slayer créée par Joss Whedon.

Article écrit par

Cécile Desbrun est une auteure spécialisée dans la culture et plus particulièrement le cinéma, la musique, la littérature et les figures féminines au sein des œuvres de fiction. Elle crée Culturellement Vôtre en 2009 et participe à plusieurs publications en ligne au fil des ans. Elle achève actuellement l'écriture d'un livre sur la femme fatale dans l'œuvre de David Lynch. Elle est également la créatrice du site Tori's Maze, dédié à l'artiste américaine Tori Amos, sur laquelle elle mène un travail de recherche approfondi.

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