Caractéristiques
- Auteur : Terry Moore
- Editeur : Éditions Delcourt
- Collection : Contrebande
- Date de sortie en librairies : 14 juin 2017
- Format numérique disponible : Oui
- Nombre de pages : 608
- Prix : 39,95€
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- Note : 8/10 par 1 critique
La redécouverte d’une oeuvre graphique majeure des années 90
Comics indépendant majeur des années 90, en grande partie auto-édité par son auteur, Strangers in Paradise de Terry Moore a droit cette année à une intégrale en trois volumes aux éditions Delcourt, dans une édition au papier épais de toute beauté contenant également des croquis et visuels originaux ou inédits en annexe. Drôle, déchirant et palpitant, nourri de références musicales, il s’agit d’une oeuvre au ton assez unique, clairement féministe et engagée, parfois outrée dans ses partis pris burlesques, mais jamais manichéenne. Le genre de bande-dessinées où l’on s’attache progressivement aux personnages comme à des amis, qui ne cesse de surprendre le lecteur d’un chapitre à l’autre et est capable de nous faire rire aux éclats avant de nous arracher le coeur. Rien que ça !
Commençons tout d’abord par l’histoire, mélange improbable de comédie indé, feuilleton sentimental et thriller bien senti au noir d’encre. Katchoo est une jeune Américaine de 26 ans, fille d’immigrés polonais qui a connu une adolescence difficile avant de passer cinq ans à Los Angeles avant de revenir s’installer avec sa meilleure amie d’enfance, Francine. Artiste peintre fauchée à l’humour ravageur, elle est amoureuse de sa colocataire, qui a le chic pour tomber sur des hommes machos et égocentriques, à son grand dam. Méfiante envers les hommes en raison d’une histoire personnelle traumatisante, elle évite de trop s’en rapprocher, jusqu’au jour où elle rencontre un étudiant en arts sensible et romantique, David, qui va s’attacher à elle à son corps défendant. Un étrange triangle se forme alors avec Francine, mais le passé californien de Katchoo, en lien avec un réseau mafieux ayant pour but d’infiltrer la sphère politique américaine, va la rattraper et mettre leur vie en danger…
Un comics féministe jouant avec les clichés pour mieux les retourner
Lorsque l’on commence notre lecture de ce premier volume de Strangers in Paradise, il est assez difficile de se douter de l’ampleur que prendra progressivement l’oeuvre de Terry Moore : nous sommes de prime abord devant une oeuvre humoristique au style cartoonesque, matinée d’un féminisme que l’on pourrait considérer comme radical si l’on en croit l’imbécilité profonde du petit-ami en manque de Francine et l’aversion de Katchoo envers les hommes. La manière qu’a l’héroïne de défendre l’honneur de sa meilleure amie est drôle et assez déjantée, mais pose au départ question : l’auteur va-t-il nous décrire un monde où les femmes ne peuvent être que victimes d’hommes considérés soit comme des bourreaux ou bien des crétins finis ?
Cependant, en dépit des apparences et malgré ce début satirique qui frappe assez fort, le monde décrit par Terry Moore est tout sauf un monde répondant au cliché femmes-gentilles et hommes-méchants. L’auteur-illustrateur croque en partie les travers de la société américaine des années 90, en apparence ouverte mais teintée de misogynie et obnubilée par le sexe, mais il n’en oublie pas de nous présenter des personnages complexes, aussi irritants par moments qu’attachants, faisant fi des clichés faciles ou, du moins, les utilisant pour mieux les retourner avec une vraie maîtrise. Les hommes ne sont clairement pas tous des salauds — David et l’agent du F.B.I. qui viendra en aide au trio en attestent — et les personnages les plus dangereux de la trame policière du comics sont d’ailleurs incarnés par des femmes à l’intelligence et aux méthodes redoutables.
Une trame noire inspirée d’un fait divers des années 90 ?
Sans trop en dévoiler sur les ressorts du scénario, on remarquera d’ailleurs que Terry Moore s’est sans doute en partie inspiré d’une histoire qui avait défrayé la chronique au début des années 90, celle de l’affaire Heidi Fleiss. Fleiss était à la tête d’un influent réseau de prostitution à Los Angeles au début des années 90, et il était de notoriété publique que de nombreuses personnalités publiques en étaient des clients réguliers, même si la “dirigeante” a toujours refusé de dévoiler le moindre nom, menant à des rumeurs quant à l’existence d’un carnet noir contenant la liste complète des clients. Placée sur écoute par le LAPD, elle fut arrêtée en 1993 — année de la création de Strangers in Paradise — et condamnée à trois ans de prison pour fraude fiscale et tentative de corruption.
Le fait qu’elle n’ait officiellement pas été inculpée pour des charges de prostitution n’a fait que renforcer les suspicions quant à la protection dont elle bénéficiait et à l’identité de ses clients. En 1994, Tori Amos s’inspira de ce fait divers et de l’histoire de certaines call-girls qu’elle avait rencontrées lorsqu’elle jouait dans des pianos bar de Washington D.C. pour la chanson “The Wrong Band” sur son second album Under the Pink… Un disque auquel fait d’ailleurs référence Terry Moore dans le comics, lorsqu’il cite dans le dialogue quelques paroles de “Baker Baker”, que David écoute dans l’avion. Il n’est du coup pas innocent que la mafieuse imaginée par l’auteur, Darcy Parker, ressemble à une version plus âgée et vulgaire de la vraie Heidi Fleiss.
Un mélange détonnant de pop culture, humour et poésie
Au-delà de cette inspiration en accord avec l’époque, Strangers in Paradise frappe par sa subtilité psychologique, qui se dessine progressivement et n’en rend l’évolution des personnages que plus touchante, mais aussi par la poésie qui s’en dégage. Cette dernière tient aussi bien au style visuel et à la mise en page en constante évolution de Terry Moore, qu’aux textes et dialogues finement écrits. Si le comics possède une forte dimension comique, voire burlesque et cartoonesque — ces passages “cartoons” un brin enfantin sont un hommage assumé à Charles Schulz, le papa de Snoopy — qui se retrouve aussi dans des répliques percutantes, la mélancolie que dissimule Katchoo imprègne fortement le ton de l’ensemble.
Ce premier volume explore souvent le monde intérieur des personnages, à travers d’innombrables citations des groupes et artistes rock/alternatif que vénère l’héroïne (Björk, Roy Orbison et de nombreux artistes 70’s…), mais aussi des poèmes que l’auteur attribue à Katchoo et qui reviennent à intervalles réguliers lors de moments de transition, comme un refrain qui ne cesse de la hanter et finit par s’infiltrer en nous. Lors de ces moments, Strangers in Paradise laisse court à une veine contemplative qui tranche radicalement avec le rythme effréné que l’oeuvre adopte parfois, et nous permet de reprendre notre souffle, tout en apportant davantage de profondeur aux héros et leurs relations.
Strangers in Paradise est ainsi une oeuvre qu’il est intéressant de (re)découvrir aujourd’hui, où elle frappe par sa modernité et son audace. Le comics de Terry Moore, s’il collait par ses thématiques à l’Amérique des années 90, semble avec le recul en avance sur son temps, abordant des sujets très actuels avec humour et sensibilité, sans céder à la facilité, et surtout avec un souffle qui a de quoi laisser admiratif. L’auteur-illustrateur reprend le noir et blanc du traditionnel comic strip et l’emploie avec beaucoup de force, à travers des dessins jouant beaucoup sur les contrastes. Humour, satire, suspense, émotion et introspection se mêlent tout au long de ces 600 pages et nous tiennent en haleine. Le résultat, difficilement assimilable à un genre unique ou même défini, est aussi étonnant qu’attachant et addictif. On attend donc de pied ferme les volumes 2 et 3 de l’intégrale de cette oeuvre imposante, qui ne s’est achevée qu’en 2007 aux États-Unis.