[Analyse] Jurassic World : Fallen Kingdom et Le Monde Perdu (2/2) : Problèmes de dramaturgie

Image du film Jurassic World : Fallen Kingdom. © Universal Studios, 2018.
Image du film Jurassic World : Fallen Kingdom. © Universal Studios, 2018.

À l’occasion de la sortie de Jurassic World : Le Monde d’après de Colin Trevorrow (dont vous pouvez lire notre critique), retour sur Jurassic World : Fallen Kingdom (Juan Antonio Bayona, 2018), qui reprend de nombreux éléments du second film Jurassic Park, Le Monde Perdu (Steven Spielberg, 1997). Dans la première partie de cette analyse, nous avons vu que ces deux films s’inscrivent dans des conceptions des suites complètement différentes (il n’est pas nécessaire de lire ce premier article pour comprendre celui-ci). Dans ce second article, nous allons voir plus en détail pourquoi Fallen Kingdom est comme un reflet du Monde Perdu, ressemblant et inversé. Mais en reprenant certains éléments de celui de Steven Spielberg, le film de Juan Antonio Bayona risquait d’hériter de ses problèmes dramaturgiques les plus importants…

Les 3 problèmes dramaturgiques du Monde Perdu

Précisons d’emblée que la dramaturgie n’est pas la mise en scène, mais l’art de créer un récit destiné à être mis en scène selon une durée limitée. On retrouve des enjeux communs à l’écriture de toute histoire, mais il faut bien avoir en tête qu’il s’agit d’écriture de films et de blockbusters avec toutes les contraintes que cela comporte. Précisons tout de suite que nous n’allons pas lister tous les défauts du Monde Perdu et de Fallen Kingdom, car ils foisonnent. Concernant ce dernier, nous vous renvoyons à l’article d’Écran Large et, pour le film de Steven Spielberg, à l’analyse du Fossoyeur de films, les deux reflétant bien notre point de vue. Mais on va quand même évoquer un certain nombre de leurs défauts au travers de trois problèmes de dramaturgie majeurs, qui empêchent Le Monde Perdu d’être la suite stupéfiante et indispensable de Jurassic Park que le film aurait pu être.

Image du film Le Monde Perdu : Jurassic Park. © Universal Studios, 1997.
Image du film Le Monde Perdu : Jurassic Park. © Universal Studios, 1997.

Les trois problèmes du Monde Perdu que nous allons aborder sont les suivants : le problème de la seconde île (Isla Sorna), de la nécessité du retour et de la présence de la fille de Ian Malcolm. Autrement dit :

  • Où ça se passe ?
  • Pourquoi on part à l’aventure ?
  • Qui participe au récit ?

Il s’agit de trois questions essentielles qu’il est essentiel de se poser quand on écrit un récit. Nous verrons dans cet article que bien des problèmes d’efficacité, de rythme, de vraisemblance et d’enjeux du film Le Monde Perdu découlent du manque de considération de ces trois questions (pour le dire vite) et nous verrons comme Fallen Kingdom parvient (ou pas) à éviter ces écueils.

Nous n’allons pas chercher toutefois à expliquer les raisons de ces manques, dont les auteurs chevronnés que sont le romancier Michael Crichton, le cinéaste Steven Spielberg et le scénariste David Koepp auraient dû être conscients. D’ailleurs, pour se poser les bonnes questions sur un récit et trouver de nombreuses réponses possibles, nous vous conseillons l’excellent livre La Dramaturgie, L’art du récit d’Yves Lavandier (réédité par Les Impressions Nouvelles en 2019). Cet article a été inspiré par sa lecture, passionnante. Maintenant, place à l’analyse de chacun de ces problèmes de dramaturgie.

La vitre fendue, comme métaphore du scénario du film Le Monde Perdu : Jurassic Park... Tiendra-t-il ? © Universal Studios, 1997.
La vitre fendue, comme métaphore du scénario du film Le Monde Perdu : Jurassic Park… Tiendra-t-il ? © Universal Studios, 1997.

« Où ? » Le problème de la seconde île, Isla Sorna

Le problème des lieux où se passent les intrigues du Monde Perdu et de Fallen Kingdom est d’autant plus important que l’un et l’autre sont liés aux parcs à dinosaures du film qui précède chacun d’entre eux. Chacune de ces suites a fait le choix de ne pas rouvrir le parc et de prendre pour acquise sa fermeture définitive, avec les dinosaures évoluant en liberté. Les deux films représentent ainsi des îles retournées à l’état sauvage primitif, où les êtres humains n’ont plus leur place, ce que les titres des films évoquent clairement : The Lost World le monde perdu », référence au roman de Sir Arthur Conan Doyle qui avait inspiré King Kong) et Fallen Kingdom (que l’on pourrait traduire par « le royaume déchu », presque arthurien). Le titre « Fallen Kingdom » semble renvoyer à l’île des dinosaures qu’une explosion volcanique raye de la carte, mais aussi au monde des humains qui, après avoir recréé des dinosaures, va devoir se confronter à eux sur le continent américain.

Isla Sorna, abordée pour la première fois dans le film Le Monde Perdu : Jurassic Park. © Universal Studios, 1997.
Isla Sorna, abordée pour la première fois dans le film Le Monde Perdu : Jurassic Park. © Universal Studios, 1997.

Chacun de ces titres joue fortement avec les attentes du public. Or, justement, le public qui a aimé le premier Jurassic Park ne désire-t-il pas retourner dans le parc, lorsqu’il va voir sa suite ? Cette attente, Crichton et Spielberg ont tenté de s’en libérer… Puisque Michael Crichton avait détruit Isla Nublar où se trouvait le premier parc, sa suite Le Monde Perdu se déroule sur une seconde île, jamais mentionnée dans le premier film, Isla Sorna, où les dinosaures étaient censés être élevés avant d’être transférés dans le parc. Problème : le film Le Monde Perdu souffre dès ses premières séquences d’une certaine confusion liée à l’existence de cette seconde île, qui nécessite d’être expliquée aux spectateurs au risque de ralentir le début du film (c’est ce qui se produit).

Un des rares plans d'émerveillement dans Le Monde Perdu : Jurassic Park. © Universal Studios, 1997.
Un des rares plans d’émerveillement dans Le Monde Perdu : Jurassic Park. © Universal Studios, 1997.

Or, s’il est vraisemblable que les créateurs du parc aient préféré élever les animaux sur une seconde île, il est assez peu compréhensible que les auteurs du film aient choisi cette option plutôt que de permettre aux spectateurs de retourner sur Isla Nublar, dans les ruines du parc, se privant du même coup de tous les effets puissants que cela pourrait produire. Spielberg et Koepp semble en avoir été conscients, puisque Le Monde Perdu évoque des lieux du premier film comme s’il cherchait à produire cet effet de retour dans le passé, mais cet effet est inévitablement contrarié par le fait qu’il ne s’agit pas de la même île. Qu’importe, peut-on penser, et en effet ce n’est pas le plus grand défaut du film, mais un handicap certain.

Faut-il deux fois plus de T-Rex pour faire une suite efficace?... Image du film Le Monde Perdu : Jurassic Park. © Universal Studios, 1997.
Faut-il deux fois plus de T-Rex pour faire une suite efficace?… Image du film Le Monde Perdu : Jurassic Park. © Universal Studios, 1997.

Jurassic World : Fallen Kingdom ne tombe pas dans ce piège et choisit délibérément de retourner dans le parc où se déroule l’action du film précédent. Ainsi, il offre au spectateur ce que Le Monde Perdu avait refusé de lui offrir. Ou presque, car Steven Spielberg avait donné la possibilité d’entrevoir ce qu’auraient pu être les ruines du parc, le temps de quelques plans.

Fallen Kingdom choisit à ce titre de répondre à ses attentes et non de le frustrer, car il semble évident que tout spectateur attend de retourner sur les lieux même de ses frissons. Or, s’il n’est pas souvent bon de donner au public ce dont il a envie, il est nécessaire de prendre en compte ce dont il a besoinTandis que le déplacement du Monde Perdu sur la seconde île, témoigne de la volonté d’une coupure, la suite de Jurassic World marque sa différence dans la continuité, en débutant par la destruction totale de l’île et des vestiges de son parc1. C’est un choix plus évident que celui du Monde Perdu, peut-être plus facile, mais aussi plus efficace pour pleinement jouer avec les effets permis par les suites (l’évolution dans le temps).

« Pourquoi ? » Le problème du retour auprès des dinosaures

Le second piège dans lequel ne tombe pas Jurassic World : Fallen Kingdom est celui de l’enjeu de la mission confié à ses protagonistes principaux. Dans Le Monde Perdu de Steven Spielberg, le spectateur n’a aucune idée de l’urgence (ou de l’absence d’urgence) déterminant la mission et son rythme. Mis à part l’attaque d’une petite fille sur une plage d’Isla Nublar, rien ne semble forcer John Hammond (Richard Attenborough) à envoyer urgemment la paléontologue et photographe Sarah Harding (Julianne Moore) sur l’île, au point qu’elle s’y trouve seule, au mépris de toutes les règles de sécurité les plus élémentaires !

Sarah Harding (Julianne Moore), scientifique complètement inconsciente, au début du film Le Monde Perdu : Jurassic Park. © Universal Studios, 1997.
Sarah Harding (Julianne Moore), scientifique complètement inconsciente, au début du film Le Monde Perdu : Jurassic Park. © Universal Studios, 1997.

L’attaque de la petite fille a-t-elle fait polémique et mis en péril l’existence des dinosaures, jusque-là tenue secrète ? Cela aurait pu justifier l’envoi en urgence de spécialistes pour documenter la faune et la flore d’Isla Nublar, mais Le Monde Perdu fait complètement l’impasse sur ce point. On ne sait donc pas pourquoi cette demande de témoignage de l’écosystème de l’île survient à ce moment précis, plusieurs années après les révélations de Ian Malcolm (Jeff Goldblum). Qu’ils doivent s’y rendre à la demande de John Hammond semble donc arbitraire, ce qui justifie la réticence du mathématicien et incite le public à penser que l’existence de cette suite était peut-être dispensable.

"Vraiment, John, je dois vraiment y retourner?..." "Heu..." Dialogue approximatif entre Ian Malcolm (Jeff Goldblum) et John Hammond (Richard Attenborough) dans le film Le Monde Perdu : Jurassic Park. © Universal Studios, 1997.
“Vraiment, John, il faut que j’y retourne?…” “Heu…” Dialogue approximatif entre Ian Malcolm (Jeff Goldblum) et John Hammond (Richard Attenborough) dans le film Le Monde Perdu : Jurassic Park. © Universal Studios, 1997.

Les auteurs de Jurassic World : Fallen Kingdom ne font pas cette erreur : ce qui justifie la nouvelle mission sur l’île est sa destruction prochaine à cause d’une éruption volcanique. La menace est imminente, annoncée, ce qui rend la mission urgente et justifie que les personnages du premier film reviennent sur les lieux de leur cauchemar passé. C’est aussi peu subtil qu’un éléphant dans un magasin de porcelaine et la première heure de Fallen Kingdom ne fait pas dans la dentelle (malgré ses tentatives de psychologie), mais ça fonctionne : on comprend l’urgence et l’importance du retour dans la jungle terrifiante des dinosaures.

Pas besoin de se prendre la tête et, au début d’un tel film, c’est sans doute préférable, notamment parce que ça aide à justifier la décision de l’homme récalcitrant (Owen Grady joué par Chris Pratt). Faute de ce type de motivation, ce qui pousse Ian Malcolm a partir en mission dans Le Monde Perdu est d’avoir appris que son ex-compagne Sarah Harding se trouve seule sur Isla Sorna, potentiellement en danger, ce qui est tout à son honneur, certes, mais relève d’une terrible faiblesse d’écriture.

Les créateurs du parc pensaient peut-être que le volcan ferait des économies de décor... Image de Jurassic World : Fallen Kingdom. © Universal Studios, 2018.
Les créateurs du parc pensaient peut-être que le volcan ferait faire des économies de décor… Image de Jurassic World : Fallen Kingdom. © Universal Studios, 2018.

Ce qui est enrageant dans le cas du Monde Perdu, c’est que le scénario possédait tous les éléments pour renforcer la motivation des personnages. Au cours du film, il est en effet dit que John Hammond était au courant de l’action concurrente d’InGen menée par son neveu Peter Ludlow (Arliss Howard), visant à capturer des espèces de dinosaures. Il aurait donc pu monter la mission de Harding, Malcolm et Nick Van Owen (Vince Vaughn) pour contrer son neveu en démontrant au monde l’importance du maintien de ces animaux dans leur environnement.

Le problème, c’est que la révélation de cette information survient seulement lorsque les héros voient débarquer sur l’île toute une bande de chasseurs… Autrement dit, Steven Spielberg et les auteurs du film ont privilégié la surprise au détriment du suspense, or c’était justement de tension, de motivation et d’urgence que Le Monde Perdu avait désespérément besoin. Jurassic World : Fallen Kingdom est, sur ce point, mieux pensé et plus efficace.

« Qui ? » Le problème de la fille

Pour terminer, évoquons les personnages. Ce n’est clairement pas le fort de Fallen Kingdom, même s’il parvient à les rendre moins bêtes et plus attachants que dans Jurassic World. Quant au Monde Perdu, il faut tout le charisme de Julianne Moore pour compenser les invraisemblances citées plus haut et le charme désabusé de Jeff Goldblum pour sublimer les défauts du film. Il faut aussi Pete Postlethwaite pour rendre fascinant un personnage de chasseur caricatural (que reprend lamentablement Fallen Kingdom), Arliss Howard pour faire jouir de nouveau du spectacle de la traitrise et de la lâcheté, Vince Vaughn pour compenser l’écriture à la truelle de son personnage de militant écologiste mettant en danger tout le monde. Et puis, il y a Vanessa Lee Chester qui se débrouille pour faire oublier l’invraisemblable présence de son personnage.

Image du film Le Monde Perdu : Jurassic Park. © Universal Studios, 1997.
Une famille tout-à-fait normale, qui s’endort devant la télé, à la fin du Monde Perdu : Jurassic Park. © Universal Studios, 1997.

Ah, la fille de Ian Malcolm qui apparaît comme par magie sur Isla Nublar, après s’être cachée pendant tout le trajet, juste parce qu’il fallait un enfant dans le film (pré-adolescente), comme dans Jurassic Park ! C’est l’une des grosses ficelles scénaristiques du film, héritée du roman de Michael Crichton, qui permet d’introduire de force dans le récit une relation père-fille. Le rôle de la fille dans le récit ? Avoir peur, être surprise, être protégée, être émue et même propulser un raptor à coup de gym acrobatique. Elle est supposée refléter le public qui découvre les dinosaures au cinéma (s’il existait encore alors) et jouer avec la corde sensible comme aime le faire Steven Spielberg, grand créateur d’émotions. Surtout, elle permet de souder la relation entre Ian Malcolm et son ex-compagne Sarah Harding en créant, par la force des événements, ce qui ressemble à une famille unie.

Claire (Bryce Dallas Howard) et Owen (Chris Pratt) se retrouvent bien malgré eux à devenir des parents d'adoption, dans le film Jurassic World : Fallen Kingdom. © Universal Studios, 2018.
Claire (Bryce Dallas Howard) et Owen (Chris Pratt) se retrouvent bien malgré eux parents d’adoption, dans le film Jurassic World : Fallen Kingdom. © Universal Studios, 2018.

Ceci est aussi le rôle de Maisie (Isabella Sermon) dans Jurassic World : Fallen Kingdom, introduite d’une manière plus tarabiscotée dans le récit… Mais avant d’en parler, il faut rappeler que faute de John Hammond, les auteurs de Jurassic World : Fallen Kingdom lui inventent un ancien associé, presque un jumeau : Benjamin Lockwood (James Cromwell). Il s’inspire de Norman Atherton le partenaire de John Hammond dans le roman Jurassic Park de Michael Crichton (absent de l’adaptation).

Benjamin Lockwood revendique de poursuivre l’entreprise de John Hammond et cette filiation est mise en évidence par sa canne avec un morceau d’ambre renfermant un insecte, référence directe à celle du créateur du Jurassic Park. Au clonage des dinosaures succède donc le clonage des personnages, avec toutefois des décalages, comme un cancer provoqué par des erreurs de réplication de l’ADN… En effet, Benjamin Lockwood échoue à éviter les erreurs de son modèle et contribue même par son action à renforcer les risques de la création génétique d’animaux aussi dangereux que l’Indominus Rex. La suite ne serait-elle qu’une redite en pire ? On pourrait donc voir dans Jurassic World : Fallen Kingdom une mise en abyme du processus de création des suites, comme Jurassic Park mettait déjà en abyme le blockbuster hollywoodien (comme le montre MrMeeea dans une de ses vidéos).

Benjamin Lockwood, incarné par James Cromwell dans Jurassic World : Fallen Kingdom. © Universal Studios, 2018.
Benjamin Lockwood, incarné par James Cromwell dans Jurassic World : Fallen Kingdom. © Universal Studios, 2018.

A l’exigence de coller au modèle du Monde Perdu, qui mettait en scène Sarah Harding, Ian Malcolm et la fille de ce dernier, les auteurs de Jurassic World : Fallen Kingdom répondent en faisant se réunir Owen Grady et Claire Dearing (Bryce Dallas Howard) en leur ajoutant une fille presque tombée du ciel, Maisie (Isabella Sermon) qui arpente les salles du manoir Lockwood. Or, comme vous le savez puisque vous avez vu le film (spoiler!), Maisie n’est pas la petite-fille de l’entrepreneur, mais un clone de sa fille décédée des années plus tôt dans un accident de voiture. On découvre ainsi la raison de la dispute entre Lockwood et Hammond : ce dernier s’opposait au clonage humain, qui l’a conduit à poursuivre seul le projet Jurassic Park2. Autrement dit, Maisie est le clone de la fille de Lockwood, lui-même un hybride de deux personnages de Michael Crichton (John Hammond et Norman Atherton).

Maisie (Isabella Sermon), la clone, découvre une figure maternelle en Claire (Bryce Dallas Howard), dans le film Jurassic World : Fallen Kingdom. © Universal Studios, 2018.
Maisie (Isabella Sermon), la clone, découvre une mère de substitution (Bryce Dallas Howard), dans Jurassic World : Fallen Kingdom. © Universal Studios, 2018.

La présence de Maisie semble avoir été imposée par le besoin de reprendre les éléments fondamentaux du Monde Perdu, dont la recréation d’un couple par la force des événements, autour d’une petite fille en danger. La relation familiale qui s’installe entre les personnages incite à considérer leur union comme évidente et inévitable. La création de cette famille improbable est facilitée par l’absence de parent de Maisie. Était-il pourtant nécessaire d’introduire le thème du clonage humain, sinon pour se libérer de la question des parents ?

Il semble que cette sous-intrigue a été insérée, comme un cheveu dans la soupe, afin aussi de justifier la décision de Maisie de libérer les dinosaures emprisonnés dans le manoir, quitte à ce qu’ils menacent l’humanité. Alors que le personnage de Claire Dearing incarné par Bryce Dallas Howard renonce à libérer les dinosaures après mûre réflexion, Maisie fait son choix, non pas rationnellement, mais à cause de son identité. En effet, c’est parce qu’elle est une production de l’ingénierie génétique qu’elle a libéré les dinosaures créés par InGen, par ralliement identitaire et non par un acte de raison. Et bien sûr par empathie envers des animaux qui ne méritent pas d’être tués et qui, pour certains, ne présentent pas de danger pour l’humanité (des raisons jugées non suffisantes, toutefois, par Claire).

Mise en abyme de la création artificielle des dinosaures, dans le film Jurassic World : Fallen Kingdom. © Universal Studios, 2018.
Hé oui, il y a de la mise en abyme dans le film Jurassic World : Fallen Kingdom… © Universal Studios, 2018.

Le personnage de Maisie possède ainsi une fonction dans le scénario plus claire et plus importante que son avatar Kelly dans Le Monde Perdu, puisqu’elle permet :

  • de recréer le triangle familial du Monde Perdu,
  • d’évoquer les enfants de Jurassic Park dans un décor de manoir gothique rappelant les contes de fées,
  • d’introduire (au marteau-piqueur) un questionnement éthique autour du clonage,
  • d’achèver de faire sortir la saga du parc originel, en libérant les dinosaures dans le monde.

C’est un bon exemple d’utilisation maximale d’un personnage, à un niveau assez caricatural. Ça fonctionne ou irrite au point de regretter les barres parallèles de Kelly Malcolm… Peut-être aurait-il fallu se résoudre à une solution aussi débile pour introduire le personnage de la petite fille que celle de Crichton, Spielberg et Koepp ?… Ou plutôt aurait-il fallu se passer de cocher de nouveau la case de la reconstitution d’un foyer familial, et justifier la libération des dinosaures par un autre moyen que le fait d’avoir été une création d’InGen – mais pour cela, il aurait fallu faire chauffer un peu plus les neurones. Toutefois, la présence de Maisie offre à Juan Antonio Bayona la possibilité de mettre en scène de brillantes séquences de terreur gothique, qui évoquent autant L’Orphelinat qu’il avait réalisé en 2007, que les films de la Hammer, les kaïjus gigantesques du cinéma japonais et le Petit Chaperon Rouge. Le personnage de Maisie sert un beau projet de mise en scène, à la différence de celui de Kelly dans Le Monde Perdu qui ne bénéficie pas du traitement sublime des enfants qu’accorde d’habitude Steven Spielberg.

La délicate dramaturgie des sagas filmiques

Nous pourrions continuer longuement à analyser ces deux films, mais nous vous laissons poursuivre en commentaire (ça nous ferait plaisir !). En conclusion de ce long article, il faut insister sur l’importance des questions qu’un récit pose, surtout dans ses prémisses, qui fera qu’il sera plus facile d’entrer dans un film plutôt que dans un autre. Bien sûr, on ne parle ici que du genre de divertissement que sont les trilogies Jurassic Parc et Jurassic World, mais c’est important de garder ces problématiques en tête, même pour un film plus intimiste ou plus exigeant. Jurassic Park : Le Monde Perdu et Jurassic World : Fallen Kingdom sont des divertissements très généreux dans leur mise en scène, à l’intérêt redoublé par leur présence dans un ensemble plus vaste dont ils invitent à rêver les possibilités. Ils répondent à la logique régressive du toujours plus gros, plus grand, plus bruyant, mais possèdent suffisamment de force pour s’inscrire dans l’imaginaire du public, ce qui est assez rare pour être souligné. Ce sont des films qui, en dépit de leurs manques irritants, ont encore pour but de rester dans les mémoires.

"Quand les dinosaures régnaient sur Terre"... Climax du film Jurassic Park. © Universal Studios, 1993.
“Quand les dinosaures régnaient sur Terre”… Climax du film Jurassic Park. © Universal Studios, 1993.

Produits d’une industrie prédatrice en roue libre, ces deux films sont peut-être les fossiles d’une ère ancienne à l’heure où les nouvelles superproductions s’étendent sur des dizaines d’heures sur les plateformes de streaming, pour mieux capitaliser sur leurs investissements de départ… Des séries ou mini-séries (comme le récent Obi-Wan Kenobi) ouvrant la voie, plus que jamais, à une époque de franchises rentières soutirant attention et argent au public, lui donnant en retour quelques miettes d’histoires et d’imaginaire. Mais peut-être sommes-nous seulement devenus amers et cyniques.

L'adieu au brachiosaure resté sur l'île, victime de l'explosion volcanique du film Jurassic World : Fallen Kingdom. Le brachiosaure était le premier dinosaure aperçu dans le film Jurassic Park. © Universal Studios, 2018.
L’adieu au brachiosaure resté sur l’île, victime de l’explosion volcanique du film Jurassic World : Fallen Kingdom. Le brachiosaure était le premier dinosaure aperçu dans le film Jurassic Park. © Universal Studios, 2018.

Première partie de l’analyse : Comment penser une suite ?

Notes

1 – Il est intéressant de noter que le scénario de Jurassic World : Fallen Kingdom reprend les grandes lignes d’un script de Jurassic World rejeté, auquel a été préféré une histoire centrée sur un parc à dinosaures où tout déraille, comme le premier Jurassic Park (mais où le public est rapidement évacué, éliminant ainsi toute tension).

2 – Ce qui pose un problème de chronologie, car si Maisie a été clonée après cet événement, donc dans à la fin des années 80, elle devrait avoir une trentaine d’années, alors que dans le film elle n’a que 12 ans.

Article écrit par

Jérémy Zucchi est auteur et réalisateur. Il publie des articles et essais (voir sur son site web), sur le cinéma et les arts visuels. Il s'intéresse aux représentations, ainsi qu'à la science-fiction, en particulier aux œuvres de Philip K. Dick et à leur influence au cinéma. Il a participé à des tables rondes à Rennes et Caen, à une journée d’étude sur le son à l’ENS Louis Lumière (Paris), à un séminaire Addiction et créativité à l’hôpital Tarnier (Paris) et fait des conférences (théâtre de Vénissieux). Il a contribué à Psychiatrie et Neurosciences (revue) et à Décentrement et images de la culture (dir. Sylvie Camet, L’Harmattan). Contact : jeremy.zucchi [@] culturellementvotre.fr

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