Lorsque Avatar est sorti tout tonitruant sur les écrans en 2009, les spectateurs s’attendaient à un film de science-fiction pur et dur, à l’image des précédentes réalisations de James Cameron : Terminator (1984), Aliens (1986), Abyss (1989) et Terminator 2, Le Jugement Dernier (1991)… Mais le film Avatar emprunte en vérité beaucoup de l’imagerie, de ses thèmes et de son récit à la fantasy : montagnes volantes, récit initiatique (« l’écuyer » bon à rien qui devient un « chevalier »), princesse, prophéties et Élu. Ces quatre derniers points ne vous rappellent-ils pas la première trilogie Star Wars ?
Mais le mélange assez cohérent de science-fiction et fantasy par George Lucas est comme brisé dans Avatar, et si cette alliance est la cause des principales limites du film (schéma ancestral rassurant et happy ending), elle constitue aussi son enjeu essentiel en raison des rapports entre nature (fantasy) et culture (science-fiction) que le cinéaste met en scène en une dialectique plus complexe que les simplicités de son scénario ne le laissent apparaître. La dialectique d’Avatar s’inscrit dans sa nature même de superproduction bénéficiant des plus hauts moyens techniques et financiers ; elle peut être exprimée en une question : la technologie peut-elle permettre de communier avec la nature?
Un conflit entre science-fiction et fantasy
S’inscrivant dans le schéma de George Lucas pour Star Wars, inspiré par les écrits de Joseph Cambell sur le « monomythe », James Cameron a repris bien sûr nombre d’éléments de récits archétypaux : l’histoire de Pocahontas, princesse Indienne amoureuse d’un conquistador Anglais (voir le magnifique Nouveau Monde de Terrence Malick, 2006) ; le récit initiatique d’un homme « civilisé” vivant avec les « sauvages », comme dans le superbe Danse avec les loups de Kevin Costner ; et la figure de l’élu qui domine Star Wars, Le Seigneur des Anneaux, et qui est évidemment issu à la fois de la Bible et des récits de chevalerie (dans ce dernier cas, la loyauté devient dans Avatar la loyauté envers la communauté de Pandora et la nature). De ce fait, le film de James Cameron est un grand classique sans surprise, mais qui possède quelque peu la puissance évocatrice des grands récits mythiques.
Le contraste entre la science-fiction et la fantasy s’incarne par l’opposition respective entre le monde des hommes et celui des Na’vis. La science-fiction est un merveilleux qui repose sur le technologie, la fantasy sur la nature. Tout le but du film Avatar consiste au transfert du premier vers le second. La connexion avec la nature doit être rétablie, sans technologie comme intermédiaire. Car si la machine sert d’intermédiaire, cette connexion avec la nature est illusoire, puisque Jake Sully a besoin de la technologie humaine pour que son avatar Na’vi existe.
Dès lors, Avatar de James Cameron orchestre ce conflit entre science-fiction et fantasy non seulement par la guerre entre les humains et les Na’vis (voire la nature elle-même), mais par la tension entre le Jake Sully humain et son avatar Na’vi. L’un est dépendant de l’autre, puisque la technologie humaine permet la création de ce dernier mais le contraint de préserver son attachement à son corps humain. La science-fiction est plus « dépressive » que la fantasy puisque aucun miracle ne peut exister hors de la technologie : la reconnexion de Jake Sully avec la nature est-elle donc illusoire?
Nature et technologie : les deux Réseaux d’Avatar
Le film Avatar a pour but la reconnexion de l’homme et de la nature, autrement dit la fusion de Jake Sully humain en Jakesully Na’vi sans l’intermédiaire de la technologie. Comme vous avez vu le film Avatar (n’est-ce pas ?…) vous savez donc qu’au prix d’une lutte acharnée contre l’armée humaine pour la défense à la fois de la nature de Pandora et le caisson de transfert dans l’avatar, Jake Sully parviendra à intégrer définitivement le corps de Jakesully Na’vi. L’arbre des âmes, la nature, permet la connexion autrefois permise par la technologie. Cette scène est touchante, car il s’agit d’une mort et d’une renaissance, mort de l’homme paralysé, impuissant sans technologie, et naissance dans celui surhumain Na’vi.
Personnellement, parce que je suis plutôt pessimiste, et de ce fait plus proche de la science-fiction, j’aurais préféré que Jake Sully parte avec les autres humains, et s’éveille sur Terre, sachant très bien que c’est là, et non sur Pandora, qu’il doit se battre. Là est, malheureusement, son monde. Mais James Cameron a choisi le happy end et la fantasy, dans la mesure où le miracle du transfert dans l’avatar s’accomplit désormais par la nature. Au merveilleux scientifique SF succède le merveilleux naturel de la fantasy, quasi divin dans la mesure où Eywa personnalise la nature.
James Cameron a brillamment mis en parallèle la connexion des peuples dits « primitifs » avec la nature, et celle à l’œuvre entre les ordinateurs et les serveurs par Internet. La nature, nommée Eywa dans Avatar, est une vaste toile (web) d’informations mémorisées où tous les êtres de Pandora peuvent se connecter, ce qui permet d’une part de justifier « scientifiquement » les miracles accomplis (les animaux qui se battent contre les humains, le transfert final de Jake Sully dans son avatar) et de réactualiser le mythe poussiéreux du bon sauvage vivant en communion avec la déesse nature, sa « mère ». Au retour de cette conception de la nature comme d’une « mère » que nous devons respecter, chérir, s’ajoute dans Avatar la notion plus actuelle de cyberespace, de réseau d’informations, de transferts par le biais d’avatars, repensant avec pertinence les rapports entre la science-fiction et la fantasy.
Communier avec une planète
En plus d’avoir extrapolé à partir des thèses regroupées sous le nom de théorie Gaïa, James Cameron a puisé sans doute en partie son inspiration dans Solaris, roman de Stanislas Lem (1961) adapté par Andreï Tarkovski en 1972, dans lequel la planète-océan Solaris est un gigantesque cerveau qui puise dans les souvenirs des astronautes. Le réalisateur d’Avatar a en effet produit la nouvelle adaptation du roman par Steven Soderbergh (2002), pour laquelle j’éprouve une certaine affection. Solaris est la représentation ultime de cette idée de planète-réseau d’informations qui semble, pour les minuscules hommes qui en sont les jouets, Dieu. Dans Solaris,cette entité crée des avatars de lieux et d’êtres humains à partir des souvenirs de l’équipage de la station qui est chargé de surveiller l’astre. Le protagoniste se retrouve ainsi face à son épouse décédée, livré à la tentation de demeurer dans l’illusion de pouvoir vivre à nouveau avec elle. Même si cela signifie être sous l’emprise de l’astre Solaris.
Dans Avatar, Jake Sully sera soumis à la tentation de faire de son avatar Na’vi son propre corps, bien que cela soit uniquement permis par sa connexion avec la technologie. Mais il y a aussi une planète-entité aux pouvoirs quasi divins, qui peut-être rapprochée de l’astre de Solaris. Il s’agit de la déesse Eywa, qui n’est autre que le réseau de la nature elle-même de la planète Pandora. Les Na’vis sont des créatures parmi d’autres, qui se connectent entre eux et à la planète-nature par la tresse de leurs cheveux à certains animaux, tout comme les hommes du cyberpunk se connectent au cyberespace (comme on peut le voir dans Ghost in the Shell, puis Matrix…). Ainsi, mêlant science-fiction et fantasy, James Cameron offre au spectateur un nouveau mythe dont il a plus que jamais besoin en ces jours tristes où les dirigeants des nations réunis semblent incapables d’agir pour notre planète commune.
Avatar, l’histoire d’un réveil
La technologie qui est censée proposer l’éveil promis par James Cameron, c’est bien sûr le cinéma et ses procédés technologiques les plus récents. Avec Avatar c’est non seulement le film qui est projeté sur l’écran, mais le spectateur qui est projeté dans le monde du film, par le récit et la 3D. On peut voir dans la réussite de cette projection le résultat de la mise en abyme présente en filigrane dans le film. En effet, Jake Sully est cloué dans un fauteuil, les jambes paralysées, mais c’est par son transfert dans son avatar Na’vi qu’il peut marcher, courir, vivre des événement incroyables auxquels il n’aurait pu avoir accès autrement. Exactement comme le spectateur qui reste assis mais qui se projette dans le monde de l’écran, rêvant d’un autre monde. Les avatars sont désignés par les Na’vis comme les « marcheurs de rêve » car tels des somnambules, ils vivent une autre existence pendant que leur corps humain est endormi, puis se réveillent dans leur vrai corps lorsque leur avatar s’endort. Le cinéma lui-même n’a-t-il pas été désigné comme une expérience proche du rêve éveillé?
Et le réveil est éprouvant pour Jake Sully, qui redécouvre avec frustration et horreur ses pitoyables jambes humaines paralysées et amaigries. Il redécouvre le cynisme de son monde où le profit justifie tout, même l’extermination d’un peuple. Comme il le dit lui-même, le monde de son véritable corps ne lui semble plus réel, car il ne correspond pas aux valeurs qu’il porte désormais en lui, et qu’il défendra jusqu’au bout. Le but d’Avatar est en quelque sorte de réveiller le spectateur à la manière de Jake Sully. L’identification et la splendeur du monde de Pandora, rendus quasi réels par la 3D, conduit le spectateur à ce sentiment de gâchis, de perte, de massacre intolérable, lorsque les humains viennent détruire la nature où vivent les Na’vis.
Le spectateur ressent cette perte viscéralement, de même qu’il pouvait ressentir l’effet d’être pulvérisé par une bombe thermonucléaire dans ce cauchemar traumatisant de Terminator 2, Le Jugement Dernier… Certes James Cameron ne fait pas de la dentelle, mais il fabrique des bombes qui explosent dans le cœur du spectateur. Ce dernier, peut-être, signera par la suite une pétition contre la destruction des forêt d’Indonésie aux mains des producteurs d’huile de palme… L’éveil promis a coûté 500 millions, remboursés intégralement par les spectateurs.
Version revue et corrigée d’un article publié le 24 décembre 2009 sur le blog de l’auteur, puis en octobre 2013 sur le site Éclats Futurs et Ouvre les Yeux.