[Analyse] Une Partie de campagne (1/2) : Renoir, la balançoire impressionniste

Henriette sur la balançoire du film Une Partie de Campagne de Jean Renoir.
Henriette sur la balançoire du film Une Partie de Campagne de Jean Renoir.

Une Partie de campagne est un film maudit, tourné en 1936 par Jean Renoir. Pour adapter la nouvelle éponyme de Guy de Maupassant, le cinéaste s’entoure de son neveu Claude Renoir (photographie), de son épouse Marguerite Houlé-Renoir (montage) et de ses assistants Jacques Becker, Henri Cartier-Bresson, Jacques Brunius, Yves Allégret, Claude Heymann et Luchino Visconti. Face au retard causé par un temps catastrophiquement mauvais et à la déroute financière des producteurs, le tournage de ce long-métrage fut interrompu définitivement. Ce n’est qu’en 1946 que Marguerite Houlé-Renoir a pu monter les séquences tournées, constituant un film d’une quarantaine de minutes dont la cohérence ne trahit en rien sa genèse désastreuse. Une Partie de campagne est une perle bouleversante qui raconte la perte de l’innocence d’une jeune femme éprise d’un canotier lors d’un week-end à la campagne avec sa famille, c’est le bouleversement d’un monde intime dont les pluies diluviennes qui ont fait cesser le tournage (intégrées au récit du film) deviennent la métaphore. Cette analyse de la séquence de la balançoire me permettra d’aborder la notion d’adaptation, qui ne doit pas se limiter à l’adaptation littéraire (celle de la nouvelle de Guy de Maupassant dont s’inspire le film), de l’écrit à l’écran, mais aussi d’un support d’images à un autre, de la toile du peintre Pierre-Auguste Renoir, père du cinéaste, à la toile de l’écran où l’image est projetée.

Une citation d’Auguste Renoir

La séquence de la balançoire d’Une Partie de campagne de Jean Renoir cite le célèbre tableau de son père Pierre-Auguste Renoir La Balançoire (1876), s’inscrivant parfaitement dans le projet même du film, adaptation de Guy de Maupassant qui permet au cinéaste, à partir d’un canevas simple, de « broder » selon ses propres mots, d’évoquer l’époque, les lieux et les figures de l’œuvre de son père et, plus largement, de l’impressionnisme.

La Balançoire, tableau de Pierre-Auguste Renoir (1876).
La Balançoire, tableau de Pierre-Auguste Renoir (1876).

Comment évoquer l’impressionnisme dans un film en noir et blanc ? C’est la question qui sous-tendra toute cette analyse. Penchons-nous tout d’abord un instant sur les notions de citation et d’adaptation, qui sont les enjeux de la séquence et du film dans son entier, par son projet décrit plus haut. Dans son essai sur l’adaptation cinématographique, Michel Serceau écrit à partir de cette séquence : « Les citations fonctionnent à partir d’un monde de référence, comme instrument de lecture. » (Michel Serceau, L’adaptation cinématographique des textes littéraires, Théories et lectures, Liège, Éditions du Céfal, Collection « Grand Écran, Petit Écran – Essais », 1999, pp. 160-161). Ici, parce que Une Partie de campagne de Jean Renoir est une adaptation d’une nouvelle de Maupassant, le « monde de référence » est celui du naturalisme.

Plan du film Une Partie de Campagne de Jean Renoir.En tant qu’« instrument de lecture », la citation doit permettre au spectateur de cerner ce monde de référence, d’en donner une image qui crée un discours sur ce monde. Mais ici, cette citation est celle d’un tableau impressionniste or on verra dans la première partie que l’on peut opposer naturalisme et impressionnisme comme deux mondes de référence différents, dont la co-existence au sein du film crée un conflit et une mise en question du tableau mis en abyme et de l’impressionnisme. Mais ensuite on constatera que ces deux mouvements ne peuvent s’opposer que superficiellement, qu’ils s’interpénètrent mais demeurent distincts car appartenant à deux supports différents. En effet, l’impressionnisme est quasi uniquement à l’époque un mouvement pictural, et le naturalisme majoritairement – sinon par essence – littéraire. Le support (le film noir et blanc ici) détermine-t-il le monde de référence ? Est-ce possible dès lors de transposer sur l’écran le tableau impressionniste de Pierre-Auguste Renoir ?

Image, discours et récit

Ce qui manque ici à la citation, dans cette séquence de la balançoire de Une Partie de campagne, c’est la couleur, le cadrage vertical, la touche du peintre et la fixité. Ce qu’apporte le récit filmique, et donc l’adaptation, c’est le mouvement, la création d’une histoire avec des dialogues : en somme, récit et discours. Le tableau de Renoir contenait aussi un petit récit, figé, un homme abordant une jeune femme près d’une balançoire ; elle détourne le regard comme par gêne ou timidité. Mais le tableau conserve « l’objet enrobé dans son instant comme, dans l’ambre, le corps intact des insectes d’une ère révolue », pour reprendre l’expression d’André Bazin : il n’y a pas de mouvement donc pas de représentation de l’avant ou de l’après, et ainsi plus largement, pas de discours se superposant à l’image peinte. Au fond, la situation du tableau devait sans doute être semblable à celle du film : même désir et même innocence, seulement il n’y a pas le dialogue entre les deux canotiers pour la stigmatiser. De là une certaine idéalisation qui laisse croire que le peintre impressionniste voyait le monde en couleurs et non en noir, avec un optimisme lumineux. Pourtant, il connaissait lui-même souvent à ses débuts la pauvreté, et savait fort bien que sa gracieuse odalisque était en vérité une prostituée. Lorsque Émile Zola, ami d’enfance de Paul Cézanne et premier défenseur de cet art nouveau, écrivit son roman L’Œuvre (1886), il mit des mots sur ces images d’un monde semblant idéal, racontant la vie tourmentée et misérable d’un peintre impressionniste inspiré de Cézanne, de Manet et de Gustave Moreau lorsqu’il se tourne vers le symbolisme. Le naturalisme avait tué l’impressionnisme avec ces mots déchirants et ces actes cruels, du moins c’est ainsi que les peintres amis de Zola le ressentirent.

Plan du film Une Partie de Campagne de Jean Renoir.« Ce que j’aime, disait Pierre-Auguste Renoir, c’est la peau, une peau de jeune fille, rosée et laissant deviner une heureuse circulation. Ce que j’aime surtout, c’est la sérénité. » Cette recherche de la sérénité dans la peinture du réel se traduit par l’innocence d’Henriette et s’oppose aux pensées des deux canotiers, dont l’un avoue volontiers dans la séquence ne pas songer aux conséquences, sans quoi on ne pourrait s’amuser, l’autre lui ayant dépeint une vie brisée par son acte. Mais au début de la séquence, dans le plan fixe depuis l’intérieur de la maison, lorsqu’ils ouvrent les volets et que l’on découvre le « tableau » de la balançoire, les canotiers sont des figures impressionnistes elles aussi, car elles nous évoquent aussitôt en effet le fameux Déjeuner des canotiers de Pierre-Auguste Renoir (1880-1881).

Déjeuner des canotiers de Pierre-Auguste Renoir (1880-1881).
Déjeuner des canotiers de Pierre-Auguste Renoir (1880-1881).

Un écart entre regard et intention

Les volets s’ouvrent, la citation est révélée, les rires des femmes surgissent et la musique apparaît elle-aussi, prolongeant le geste d’ouverture par un élan vers le bonheur, souligné par un très léger travelling avant par le directeur de la photographie Claude Renoir, avec Jean-Serge Bourgoin comme cadreur. Mais au fur et à mesure de la séquence, ces figures impressionnistes, le canotiers, se dissocient de leur « monde de référence » pour être transportées dans un autre, celui du naturalisme. Cette dissociation est sensible diégétiquement par leur dialogue teinté de cynisme, qui contraste avec l’innocence joyeuse d’Henriette, et par l’utilisation du champ-contrechamp : ils ne sont plus présent dans le même cadre qu’elle. Pour Michel Serceau, il y a donc un conflit entre le champ (Henriette sur la balançoire) et son contrechamp (les canotiers), entre respectivement l’impressionnisme et le naturalisme. Et ceci en raison de l’« écart entre les actes (et même les mouvements) des personnages et le monde de référence qu’est la peinture d’Auguste Renoir, mise en question en même temps qu’elle est mise en abyme » et « du regard des deux hommes qui en constituent le hors-champ. » (Michel Serceau, ibid, pp. 160-161). Comment les deux, canotiers et jeune femme, naturalisme et impressionnisme, peuvent-ils coexister ? C’est sur ce point que le tableau de Renoir est « mis en question » et non seulement mis en abyme.

Plan du film Une Partie de Campagne de Jean Renoir.

Plans du film Une Partie de Campagne de Jean Renoir.
Plans du film Une Partie de Campagne de Jean Renoir.

Le canotier aux longues moustaches dit que si Henriette « s’asseyait un peu le paysage deviendrait beaucoup plus intéressant… » Le mot « paysage » renvoie à l’impressionnisme mais désigne ici l’objet de son désir, et succède alors un plan large où on voit Henriette s’asseoir, puis un contrechamp en gros-plan sur le visage du canotier qui se lisse la moustache avec délectation, et enfin un plan fixe où la caméra est disposée près du sol, presque en-dessous de la jupe d’Henriette. Ce plan d’Une Partie de campagne peut être associé de ce fait, malgré un angle différent, au point de vue du canotier, qui devient pour un temps celui du spectateur, de même que le plan où la caméra était fixée à la balançoire nous emportait avec Henriette et contribuait à nous identifier à elle.

En somme, ce dernier est un plan à destination des femmes, et l’autre des hommes. La différence principale entre ces deux plans, ce n’est pas tant que l’un représente un visage et l’autre un corps qui en est dénué, c’est que celui où la caméra est fixé sur la balançoire ne contient pas de discours (par les dialogues et le montage) pour non seulement orienter, mais surplomber notre regard. Car après tout, le plan fixe « sous la jupe », sans les contrechamps montrant le canotier ni dialogues précédant et suivant, est lui aussi une étude du mouvement, inversée car ce n’est plus le fond qui est dissout par la vitesse, mais le corps. Même pour l’époque, il est plutôt innocent en lui-même, et la musique enjouée traduit à merveille cette exaltation de la sensation pure, dénuée de tout discours. Mais parce qu’il s’inscrit dans une continuité narrative et diégétique, il entre en dialogue avec les plans précédant et suivant et leur contenu, et crée ainsi un récit et un discours. Il perd sa pureté impressionniste, instants de lumière saisis, en étant contenu par le naturalisme. Lorsque les deux canotiers observent Henriette sur la balançoire, ils semblent du fait du sur-cadrage regarder un tableau impressionniste.

Plan du film Une Partie de Campagne de Jean Renoir.
Eux sont les spectateurs, le monde tel qu’il est (naturalisme), et elle le tableau, le monde tel qu’il devrait être (impressionnisme), pour reprendre la célèbre expression de La Bruyère à propos de Corneille et Racine. Lorsque le plan avec sur-cadrage est repris à la fin de la séquence, la dissociation est complète, les deux canotiers appartiennent désormais au naturalisme. Ici semble s’être accompli le déplacement qui caractérise le figural. Le film lui même, à travers son histoire, fait de la coexistence du naturalisme et de l’impressionnisme au sein d’un même univers, puis d’un même cadre, son enjeu, à travers la séduction forcée de Henriette par le canotier. Le ton d’Une Partie de campagne est alors sombre tandis qu’ils s’embrassent, et le ciel se noirci, la pluie tombe, le temps passe et Henriette a épousé Anatole, retrouvant un instant seulement cet amour qui demeurera sans doute à jamais un possible jamais advenu. Le réalisme souvent pessimiste du naturalisme, le monde tel qu’il est, a envahit le film de Jean Renoir, a même contaminé l’impressionniste Henriette.

 

Deuxième partie de notre analyse : Une Partie de campagne (2/2) : Renoir, entre impressionnisme et naturalisme

Version mise à jour et corrigée d’une série de trois articles parus entre le 6 juin et le 9 juillet 2010 sur le blog de l’auteur, regroupés ensuite sur Ouvre les Yeux. Remerciements à Luc Vancheri pour son enseignement des rapports entre cinéma et peinture.

Article écrit par

Jérémy Zucchi est auteur et réalisateur. Il publie des articles et essais (voir sur son site web), sur le cinéma et les arts visuels. Il s'intéresse aux représentations, ainsi qu'à la science-fiction, en particulier aux œuvres de Philip K. Dick et à leur influence au cinéma. Il a participé à des tables rondes à Rennes et Caen, à une journée d’étude sur le son à l’ENS Louis Lumière (Paris), à un séminaire Addiction et créativité à l’hôpital Tarnier (Paris) et fait des conférences (théâtre de Vénissieux). Il a contribué à Psychiatrie et Neurosciences (revue) et à Décentrement et images de la culture (dir. Sylvie Camet, L’Harmattan). Contact : jeremy.zucchi [@] culturellementvotre.fr

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