Caractéristiques
- Titre : Phantom Thread
- Réalisateur(s) : Paul Thomas Anderson
- Avec : Daniel Day-Lewis, Vicky Krieps, Lesley Manville, Harriet Sansom Harris, Camilla Rutherford, Brian Gleeson...
- Distributeur : Universal Pictures International France
- Genre : Drame
- Pays : Etats-Unis
- Durée : 2h11
- Date de sortie : 14 février 2018
- Note du critique : 8/10 par 1 critique
Un étrange triangle…
Trois ans après Inherent Vice, qui avait divisé le public aussi bien que la critique, voilà que Paul Thomas Anderson revient avec un élégant thriller psychologique se déroulant dans le Londres des années 50 pour coller sa caméra aux pas d’un grand couturier obsessionnel incarné par Daniel Day-Lewis. Oui oui, vous avez bien lu : le cinéaste s’éloigne de son Amérique natale et de sa bien-aimée Los Angeles, centre névralgique de son cinéma, pour fricoter avec l’Europe ! Le résultat est un condensé aussi élégant qu’intense de tout le génie du cinéma d’Anderson, réalisateur surdoué à l’humour caustique, parfois considéré comme arrogant par certains, qui n’a pas son pareil pour les plans galvanisants et les ruptures de ton inattendues tout en étant l’un des meilleurs directeurs d’acteurs des vingt dernières années.
Phantom Thread est donc le portrait d’un homme, Reynolds Woodcock — couturier de mode fictif, donc — mais aussi d’une relation triangulaire trouble et oppressante : celle qu’il entretient avec sa soeur aînée Cyril et les jeunes femmes qui partagent souvent brièvement sa vie, avant que, saison passant, il se lasse comme d’autres changent de robe, et laisse sa frangine congédier les malheureuses en leur laissant une robe en guise de souvenir d’adieu. Dès la séquence d’ouverture, les choses ont l’avantage d’être claires sur le genre d’homme, à la fois introverti, autoritaire et infantile qu’est Woodcock : sa compagne tente de lui parler lors du petit-déjeuner, mais il l’ignore et ne semble même plus se rappeler de ce qu’il lui a dit ou non. Par contre, il n’apprécie pas qu’elle lui ait fait la surprise de lui préparer des croissants et scones maison, lui qui exècre le beurre. Devant la crise de nerfs de la jeune femme, vexée (à raison) de ce comportement hautain, il refuse le dialogue et la rembarre, provoquant le sourire satisfait de Cyril, sa soeur, qui trône face à elle et ne se départ pas d’une morgue supérieure. Comme on peut s’y attendre, la pauvrette sortira bien vite de la vie du couturier.
Un thriller psychologique où plane l’ombre de Rebecca
La rigueur du cadre, l’ambiance feutrée des décors, renforcée par la musique élégante mais quelque peu angoissante de Johnny Greenwood, contribuent dès les premières minutes à faire de Phantom Thread un véritable thriller psychologique sur les relations de pouvoir au sein du couple. Le look arboré par Lesley Manville dans le rôle de Cyril et le jeu de l’actrice, tout autant que l’atmosphère confinée des lieux, filmés de manière serrée avec un impressionnant travail sur la lumière, participent à évoquer le chef d’oeuvre d’Alfred Hitchcock, Rebecca. Car, au-dessus du triangle formé par Woodcock, Cyril et la jeune serveuse du Victoria Hotel Alma, une immigrée d’Europe Centrale, plane également un autre fantôme : celui de la mère, figure tutélaire d’autant plus idéalisée qu’elle a depuis longtemps disparu. Sans recours à un quelconque charabia psychologisant, il ne nous faut pas longtemps pour réaliser qu’aucune femme ne pourra jamais tenir la comparaison avec cette mère chérie, qui détermine le moindre de ses faits et gestes, mis à part sans doute sa soeur adorée, qui est aussi son intendante et la responsable des ressources humaines de sa maison de couture, et apparaît comme la seule capable de se montrer plus autoritaire que lui. Comme si, malgré ses grands airs, cet homme d’âge mûr avait besoin d’une mère implacable pour prendre soin de lui — ce qui lui jouera d’ailleurs quelques tours.
Alors certes, la soeur est bien loin de la domestique psychotique du mélodrame de Hitch, néanmoins, même s’il ne prétend pas vouloir la modeler (seulement la contrôler), Woodcock provoque une lente métamorphose chez Alma, douce jeune femme dotée d’une détermination infaillible et d’une excellente répartie, qui devra, en quelque sorte, en remontrer au maître en le dépassant si elle ne veut pas connaître le même sort que ses précédentes conquêtes… On n’en dira pas plus de peur de trop en dévoiler, mais ce qui est sûr, c’est que P.T. Anderson pose encore une fois un regard des plus incisifs sur le milieu qu’il étudie, ici la haute bourgeoisie anglaise du début des années 50, avec ses us et coutumes particuliers. Surtout, il signe un film particulièrement caustique, sous son élégance racée et un rien surannée, sur les relations de pouvoir au sein du couple. D’Alma et de Reynolds, qui domine l’autre ? Y-a-t-il une victime à débusquer ou bien a-t-on devant nos yeux un couple pleinement consentant ayant trouvé un modus operandi singulier (et assez malsain) permettant à l’un et l’autre de maintenir leur équilibre personnel ? La réflexion que cela engendre sur le couple, mais aussi l’art et le temps et les efforts que l’on y consacre, est assez fascinante, sous des apparences assez simples.
Un travail d’orfèvre à la tension implacable
Il faut dire que ce fil invisible qui permet à Woodcock de dissimuler de petits mots secrets, incantatoires, dans la doublure de ses créations, est aussi synonyme d’une certaine discrétion et d’une paradoxale modestie, aussi bien chez le couturier incarné par un impressionnant Daniel Day-Lewis, tour à tour charmeur, fascinant, antipathique et fragile, que chez P.T. Anderson, qui fait preuve ici de ce que l’on pourrait nommer un « faux classicisme ». L’ambiance visuelle est léchée, très picturale, admirable en tous points, mais le cinéaste ne cherche pourtant pas à nous en mettre plein les yeux : comme le styliste attaché aux moindres détails, mais aussi à l’harmonie de l’ensemble, il reste concentré sur l’essentiel et maintient une certaine forme de simplicité, d’épure, qui participe à faire fonctionner l’imagination du spectateur à plein rendement. Il ne nous dit jamais quoi penser et laisse ici et là une certaine impression de flottement qui n’en rend la tension psychologique entre les personnages que plus coupante.
En un mot comme en cent : il insuffle une exquise dose de mystère à Phantom Thread, qui parvient à fasciner tout autant pour la vision qu’il donne à voir du fonctionnement (tout à fait crédible) d’une grande maison de couture dans les années 50 que pour sa trame narrative autour du couple. Les scènes de confection des robes, mais aussi les dessous du milieu hypnotisent ainsi au même titre que les grands affrontements entre Woodcock et Alma. Cyril, elle, montre davantage de nuances au fil de l’intrigue, et c’est aussi la grande force de Paul Thomas Anderson que de révéler des facettes, une ambiguïté inattendues chez des personnages de prime abord très typés. La conclusion, avec son face-à-face d’une tension à couper au couteau, parvient quant à elle un virage vers un humour caustique qui n’est pas sans rappeler celui (en plus retenu) de There Will Be Blood, dans lequel étincelait déjà Daniel Day-Lewis. Si Woodcock est moins impulsif et foncièrement antipathique que Daniel Plainview, l’acteur parvient encore une fois à apporter à son personnage le même sentiment de trouble qui est la marque des grandes performances. Face à lui, Vicky Krieps apporte une épaisseur bienvenue au rôle faussement ingénu d’Alma, muse et compagne à la main de fer dans un gant de velours, tandis que Lesley Manville s’impose dans le rôle délicat de la soeur omniprésente.
Ce casting de haut vol mené de main de maître rappelle encore une fois quel grand directeur d’acteurs Paul Thomas Anderson est : chaque scène est portée par les personnages, la caméra se « contentant » de retranscrire avec une maestria confondante leurs névroses et obsessions à l’écran. Si Phantom Thread n’est pas l’histoire d’un crime, le 8e long-métrage du cinéaste apparaît comme une enquête en eaux troubles sur le couple et le terreau qui permet au génie créatif de s’épanouir. Fascinant et enivrant.