Caractéristiques
- Titre : Paterson
- Réalisateur(s) : Jim Jarmusch
- Avec : Adam Driver, Golshifteh Farahani, Rizwan Manji, Trevor Parham…
- Distributeur : Le Pacte
- Genre : Comédie, Drame, Romance
- Pays : Etats-Unis, France, Allemagne
- Durée : 118 minutes
- Date de sortie : 21 Décembre 2016
- Note du critique : 7/10 par 1 critique
Présenté en compétition à Cannes, où il a recueilli des réactions pour le moins variées, Paterson sort demain en salles et promet de diviser le public, y compris les cinéphiles acquis à la cause de Jim Jarmusch. A travers cette comédie dramatique déroulant la semaine ordinaire d’un chauffeur de bus en apparence ordinaire sur fond de poésie naïve, avec des personnages déjantés ou archétypaux, le cinéaste reprend à la fois de nombreux motifs de sa filmographie, mais également du cinéma indépendant et leurs redoutables feel-good movies, genre avec lequel il flirte à la manière d’un équilibriste, quitte à manquer se ramasser avant de se rattraper avec un dernier tiers venant nuancer et doucement « pervertir » ce qui aurait pu se contenter d’être une comédie fort consensuelle.
On retrouve en effet dans Paterson de nombreux poncifs du feel-good movie des années 2000-2010 : la petite-amie un peu (beaucoup) à l’ouest mais t-e-l-l-e-m-e-n-t attachante, l’amoureux éploré bizarre et limite inquiétant mais finalement tellement gentil, le patron de bar affable… Cette galerie de personnages « ordinaires » et modestes, typiques du cinéma indé, constitue la première réserve à l’égard du film. La manière de Jarmusch de montrer la précarité de leur situation, tout en semblant, de prime abord, vanter les charmes de cette vie sans surprises peuplée de personnalités bigarrées, peut paraître (involontairement) bien complaisante. La bizarrerie de certains personnages fait assez factice, et ne semble justifiée que par la nécessité de divertir le spectateur, notamment par le biais de gags plus ou moins convaincants.
Durant cette première partie, le regard que le réalisateur new-yorkais pose sur ces petites gens a même quelque chose d’un peu paternaliste : tout en étant empathique, il les considère comme de vrais innocents, presque des enfants, qui ne s’aperçoivent pas (ou si peu) de l’aspect illusoire d’aspirations qu’ils poursuivent maladroitement, en dilettante. Ce qui les rend bien évidemment touchants, à l’image du héros, Paterson, dont la gaucherie enfantine des poèmes, entre simplicité concrète et vers plus imagés, laisse parfois perplexe mais finit par émouvoir. De la part d’un cinéaste certes minimaliste (ce qui le rapproche de son héros), mais assez intellectuel par ailleurs, cela peut, encore une fois, sembler assez condescendant. D’où malaise. Car on en vient quand même à se demander — et ce, même si le cinéma indépendant recèle aussi de personnages aisés et non moins farfelus — quelle image ces cinéastes branchés peuvent bien se faire de la classe populaire pour la représenter de manière aussi caricaturale, entre piliers de bars et individus gentiment déconnectés. A croire que ces petites villes des États-Unis seraient partagées entre un asile à ciel ouvert où les barmen feraient figure de psy et des personnes ordinaires, sans histoires.
Mélancolie et angoisse métaphysique
Cependant, malgré une première partie avançant sur des chemins balisés, tout en étant globalement assez plaisante grâce au charme des interprètes et au charisme du bouledogue anglais fort expressif qui vole bien souvent la vedette au couple Driver–Farahani, Jim Jarmusch redresse la barre en distillant peu à peu sa mélancolie caractéristique, détournant le film de sa trajectoire programmée de feel-good movie consensuel et assez contestable. Malgré l’apparente naïveté de ses poèmes, Paterson (qui est le nom du héros mais aussi le nom de sa ville et d’un recueil de poésie de William Carlos Williams) n’est pas aussi « innocent » qu’on pourrait le croire : il a conscience de ses limites stylistiques, et se sentira du coup frustré (mais sincèrement admiratif) lorsqu’une fillette de 12 ans lui lira l’un de ses poèmes, qui exprime ce qu’il ressent bien mieux qu’il ne serait capable de le faire, dans un style similaire mais plus subtil et affirmé. Au contraire de sa compagne Laura, donc (interprétée par Golshifteh Farahani, qui apporte beaucoup de charme et de simplicité au personnage, sans jamais surjouer son côté lunaire), qui semble baigner dans un bonheur domestique permanent, inventant d’immondes recettes qu’il feint d’apprécier ou lui demandant l’autorisation d’acheter une guitare à plusieurs centaines de dollars dans l’espoir tout à fait irréaliste de se lancer dans une carrière de chanteuse country sans jamais avoir touché un instrument de sa vie ni donné de la voix.
Les regards et silences d’Adam Driver (découvert dans la série Girls et dont le rôle de méchant en pleine crise d’adolescence dans Star Wars VII : Le Réveil de la Force lui a valu quelques quolibets) expriment bien mieux que de longs discours son ennui, sa frustration d’être coincé dans une vie certes parfaitement réglée et en quelque sorte rassurante, mais répétitive et qu’il ressent, dans une certaine mesure, comme vide de sens. L’angoisse métaphysique inhérente au cinéma de Jarmusch est bien présente, et ce vertige face au vide, qui sera révélé dans toute son ampleur à la suite d’un drame tristement cocasse, rapproche le chauffeur de bus incarné par Adam Driver du séducteur fatigué interprété par Bill Murray dans Broken Flowers.
Une peinture bien plus subtile de la vie de couple se dégage alors, avec son lot de doutes : celui-ci est montré comme un cocon sécurisant, que le héros chérit, mais qui ne le satisfait pas entièrement, surtout lorsque son attachante compagne semble se contenter de ce qu’ils ont… A moins que ce ne ce soit lui, qui cherche des excuses pour ne pas faire lire ses poèmes à autrui et retarde le moment d’en faire des copies, n’osant même pas essayer de peur d’échouer quand Laura, elle, se lance sans cesse dans de nouvelles entreprises aux fortunes diverses, mais avec une énergie et un enthousiasme constants. Un optimisme qui le porte et le motive, permettant au couple de vivre en harmonie. Un quotidien « ordinaire » certes, rythmé par une série de petits rituels, mais qui ne tombe jamais tout à fait dans la routine grâce à l’imprévisibilité de la jeune femme, prompte à se découvrir de nouvelles passions. L’écriture de ses poèmes fait également partie de ces petits rituels et en constitue, à bien y regarder, la colonne vertébrale, le pilier autour duquel s’articule sa vie, et qui lui permet de la transcender modestement, de lui donner un sens. D’où l’importance de l’événement-pivot qui ouvre sur la partie la plus intéressante du film.
Une fin qui rattrape les maladresses de la première partie
Le dernier tiers rattrape en partie les cafouillages et les errements du début, ces moments où le cinéaste, partagé entre pure comédie et ironie, a passé la ligne jaune pour se vautrer dans un humour caricatural. L’impression de complaisance à l’égard des personnages s’éloigne à mesure que la distance s’amenuise entre le cinéaste et son principal protagoniste, dont les questionnements existentiels semblent enfin se rejoindre. Ce qui avait auparavant pu paraître condescendant, le regard posé sur la vacuité de l’existence de ce héros « ordinaire », griffonnant des poèmes maladroits avec le plus grand sérieux sur les petites choses du quotidien, est finalement observé avec une bienveillance dépourvue d’ironie alors même que celui-ci semble se dénigrer : les poètes sont ceux qui observent le monde qui les entoure, aussi banal fusse-t-il en apparence, et le regard des « petites gens » comme Paterson est tout aussi valide qu’un autre. Après tout, habitué à écouter les conversations des passagers de son bus ou des clients du bar du coin, il perçoit bien des choses qui passent inaperçues aux yeux des autres. Lui qui pourrait sembler passif, ne l’est peut-être pas tant que ça…
Le cinéaste a la sagesse de ne pas chercher à nous faire croire que son héros est un génie qui s’ignore, mais il ne le tourne jamais en ridicule. Quant au tout dernier poème, qui clôture le film, la finesse qui s’en dégage sous son aspect très concret suscite une émotion qui prend le spectateur par surprise et permet au héros de cristalliser ce qu’il ressent par le biais d’une métaphore bien choisie, apportant un semblant de résolution à cette crise existentielle, sans pour autant y mettre un point final. Pas tout à fait. Une fin ouverte donc, en forme de points de suspension. Notre trouble réside dans l’espace que l’on devine entre chacun d’eux, cette mélancolie accrochée aux mots prononcés par Adam Driver, dont la diction suggère mille sentiments et émotions contradictoires qui nous enveloppent et nous maintiennent longtemps sous le charme de ce film parfois maladroit, mais au final bien plus profond que ce qu’il laissait augurer.