Cet article est la suite de notre analyse de la séquence de la balançoire dans le film Une Partie de campagne (1936) de Jean Renoir, que nous comparons au tableau La Balançoire (1876) de son père Pierre-Auguste Renoir.
En peignant la « vibration » de la lumière et de ses couleurs, l’impressionnisme ne dépeint pas seulement un monde chatoyant et épanoui, lumineux au sens propre et figuré, car cette « vibration », c’est aussi l’éphémère existence de la couleur, des choses et des êtres qui, en un instant, basculent dans l’ombre. Bien plus que chez Pierre-Auguste Renoir, c’est particulièrement palpable chez Claude Monet : il suffit de songer à Impression, soleil levant (1873) ou à sa série consacrée au Parlement de Londres (1900-1901), par exemple, pour le ressentir. Mais aussi dans des scènes champêtres proches de celles que montre le film de Jean Renoir, La femme à l’ombrelle (ou La Promenade, 1875) en particulier, où la figure humaine, sans visage aux traits déchiffrables, se dissout dans l’ombre projetée par l’ombrelle, et dans l’air lui-même. Monet, semble-t-il, est tout aussi présent dans le film que le père de Jean Renoir, comme en témoigne la fin du dernier plan d’Une Partie de campagne qui évoque La Barque (1887).
Des séries de Monet au plans successifs
Certes, dans les séries de Monet, des éléments demeurent, témoignant de la permanence des choses, mais cette « fixité » permet de mettre en valeur ce qui au contraire change, surgie, disparaît, le motif permanent devenant en définitif obscur, car n’existant qu’au contact de l’environnement changeant. Le film entier de Jean Renoir se métamorphose, comme on l’a vu, par le ciel menaçant, les pluies, l’orage et l’amour avorté d’Henriette et du canotier. Le mouvement permis par le cinéma (de l’image et par le montage) permet au cinéaste de renouer avec les séries impressionnistes. Ci-dessous, voici quelques captures de cette séquence de transition où la nature se métamorphose, cause d’une catastrophe réelle, puisque le mauvais temps conduisit à l’abandon du tournage, mais qui est devenue le reflet – par la grâce du montage de Marguerite Houlé-Renoir – d’une catastrophe humaine fictive (l’histoire d’Henriette).
Les séries impressionnistes rejoignent le naturalisme dans une même recherche d’exactitude « scientifique », comme le montre les cadrages rigoureusement identiques. Zola comparaît en effet l’écrivain naturaliste à un scientifique observant et décrivant le comportement des individus, les nouvelles et romans naturalistes étant les contenants où des spécimens de différentes classes sociales interagissent. D’où une certaine prédilection, chez Maupassant en particulier, pour les lieux clos ou isolés ou coexistent ces différentes classes : le carrosse de Boule de suif et comme ici l’auberge et les bords de Seine d’Une Partie de campagne. Mais de même, de son côté, le naturalisme ne se réduit pas à une froide description « scientifique » et à une vision pessimiste des actes et des pensées humaines. Il y a de nombreux « instants » où l’écrivain tente lui aussi, mais avec ses propres moyens, de saisir la lumière, les sensations infinies qui composent notre perception du monde. L’Œuvre de Zola ne brise pas seulement les illusions, c’est par moments une tentative de transposition de l’impressionnisme en littérature. Mais le support, semble-t-il, joue un rôle déterminant, et les mots peinent à un certain point à évoquer et décrire ce que l’œil voit et la main peint.
Naturalisme et impressionnisme sont liés par leur origine commune, le réalisme. L’impressionnisme, à la différence des mouvements qui l’ont suivi et qu’il a enfanté, (pointillisme, fauvisme…) est un « réalisme de la lumière ». Le cinéma quand à lui est voué « par essence » au réalisme selon la conception d’André Bazin, car il est avant tout une technique de captation analytique du mouvement, puis de synthèse lors de la projection. Or, l’analyse, c’est ce que l’impressionnisme, et surtout Monet, fit avec les séries, et plus largement par, pourrait-on écrire, leur décomposition picturale de la lumière. Quand à la synthèse, elle se traduit par la vigueur de la touche qui ignore la ligne pour correspondre à l’effet de mouvement et de luminosité. Faire coexister naturalisme et impressionnisme, c’est dès lors s’interroger sur le réalisme du cinéma, qui est une captation de la lumière (impressionnisme) certes, mais en mouvement, c’est-à-dire en actes (naturalisme). La captation de la lumière fait du cinéma un vecteur de sensations, certaines seulement sensibles par « l’œil » cinématographique (profondeur de champ, halos dus à la diffraction…). Le cinématographe, en tant que machine, ne dissocie pas les sujets des objets ou des paysages, à la différence du peintre : pour elle tout se réduit à des surfaces plus ou moins éloignées, mouvantes et lumineuses. De ce point de vue, le cinéma est impressionniste. Mais il saisit les choses dans leur mouvement, et non des instants figés : il y a une continuité que le montage élargira non seulement au niveau des actions, mais de l’univers diégétique. Parce que ces actes sont en mouvement, d’un point A à un point B, puis par le montage de B’ à C etc., il y a un récit, et donc un discours. Certes, la peinture n’en est pas dénuée, mais à un degré moindre. Le naturalisme s’impose alors au cinéma en raison de la création d’un récit par les actes, qui caractérise ce mouvement littéraire. Mais le cinéma est aussi, avant tout, sensation, et laisse le champ libre à l’impressionnisme.
Le tableau devient plan
Au début de la séquence d’Une Partie de campagne de Jean Renoir étudiée ici, les plans de la balançoire sont fixes : la transposition de la peinture au cinéma s’effectue explicitement par un cadrage évoquant celui du tableau, ainsi que par la fixité de la caméra qui renvoie à l’image fixe peinte. Procédé souvent utilisé dans le film Une Partie de campagne, la périphérie du cadre est souvent plus floue que le centre, créant un effet de touche impressionniste. Une rupture brutale est provoquée par les plans où la caméra est fixée sur la balançoire, montrant Henriette en plan rapproché : le balancement de cette dernière jusqu’à présent montré extérieurement, mis en valeur par la fixité de la caméra, est maintenant figuré « intérieurement » par le mouvement de la caméra elle-même. Le premier de ces plan instaure une nouvelle phase dans la mise en scène, car en effet un panoramique vers la gauche lui succède, raccordé par le mouvement avec le plan précédent. Un contrechamp lui succède avec un panoramique vers la droite montrant les religieux : l’heure est au mouvement, donc au cinéma, et non aux plans fixes évoquant ostensiblement des tableaux.
Mais revenons aux plans où la caméra se balance en compagnie d’Henriette… Mouvement de caméra ? Dans une certaine mesure non, puisqu’elle reste fixée sur son support : c’est seulement ce dernier qui bouge, à l’instar des premiers travellings effectués par les opérateurs des vues Lumière, qui découvrirent le mouvement de caméra non en bougeant celle-ci directement, mais en réalisant des plans fixes (relativement au support) depuis un véhicule, gondole vénitienne ou train. Henriette elle-même accomplie de ce fait un mouvement assez réduit au sein du cadre, puisque c’est le fond lui-même, les arbres et le ciel, qui semblent se balancer désormais. Sur ce point, ce plan est plus fidèle à l’œuvre de Pierre-Auguste Renoir que les plans fixes précédant, car dans le tableau, elle ne se balance pas, elle s’appuie seulement sur la balançoire. Le fond dans ce plan est flou en raison d’une part de la mise au point de l’objectif et d’autre part du mouvement rapide. Si on compare ce plan avec le tableau de Renoir (ci-dessous), il apparaît que le flou et la vitesse du balancement évoquent la touche impressionniste du peintre. De plus, l’ombre du feuillage ne cesse d’envahir le visage d’Henriette puis de le libérer, à l’image du « maillage » de taches d’ombres bleutées qui fut tant reproché à Pierre-Auguste Renoir par les tenants de l’académisme, qui disaient qu’il transformait les personnages en cadavres putréfiés. Là, nous avons la matière même, la touche rendu visible.
Touches : mouvement et lumière
Le tableau de Pierre-Auguste Renoir n’est pas seulement une représentation d’une scène d’une banale partie de campagne, une balançoire, un arbre et des personnages disposés selon une certaine composition. C’est aussi, et surtout, la peinture comme matière, la touche de Renoir qui tente non de représenter cette scène, mais de recréer la perception que l’œil humain a de la lumière et de ses couleurs qui nous la rendent visible. Et la couleur justement, où est-elle ? Dans la lumière, dans les variations infinies allant du blanc au noir. L’impressionnisme est en effet issu originellement des recherches sur la décomposition de la lumière par Chevreul, qui montra ainsi que la lumière dite blanche est en vérité composée de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, excluant le noir et naturellement le blanc. La couleur telle qu’elle est utilisée par les peintres impressionnistes n’est pas une propriété de l’objet lui-même, permanente, mais une réaction, au niveau le plus infime des particules lumineuses, de la lumière au contact de l’objet. La couleur de ce dernier lui est extérieure en quelque sorte, et est déterminée par les conditions atmosphériques et d’observation. L’impressionnisme ne s’intéresse pas à la couleur en tant que telle, mais à la lumière dont elle est issue et qui est recrée sur la toile par la juxtaposition de taches colorées. Cette vibration par la couleur et la vigueur de la touche, le cinéaste Jean Renoir la traduit en mouvement, qui est proprement cinématographique. Il y a ici condensation des multiples couleurs du tableau jusqu’à ce que, sur l’écran noir et blanc, elle retournent à là d’où elles sont issues : à la lumière. Il y a déplacement de la vibration et de la touche dans le mouvement des objets (tout ce que peut contenir l’écran). Quand à la fixité absolue du tableau, elle est déplacée en fixité relative de la caméra sur le support mouvant qu’est la balançoire. Pour finir, le mouvement de balancier haut/bas déplace la verticalité du tableau.
Dans les deux plans fixes vus depuis l’intérieur de la maison, le tableau de Renoir est représenté, certes, mais nous sommes strictement dans le domaine de la figuration. Tout y est parfaitement définissable, circonscrit, à l’opposé du plan où la caméra est fixée sur la balançoire qui, parce qu’il parvient à faire émerger la matière même, la lumière et sa « vibration », figure véritablement le tableau en tant que touches de peinture. Un plan fixe avec sur-cadrage, identique à celui où les deux canotier ouvrent les volets, clôture la séquence (ci-dessous), mais le cadre formé par la fenêtre ne délimite plus qu’un simulacre sans matière de l’œuvre du peintre Renoir, une représentation vaine, aussitôt rendue nulle par la sortie d’Henriette du champ. Il faut trouver des moyens cinématographiques afin de transposer la touche du peintre en touche de cinéaste, et non reproduire ce qui n’est qu’une représentation et non la peinture elle-même.
D’une toile à l’autre…
Ainsi l’opposition relevée par Michel Serceau entre le monde de référence imposé par l’adaptation d’une nouvelle de Maupassant, le naturalisme, et la citation d’un tableau impressionniste de Pierre-Auguste Renoir, doit être nuancée. Ceci fait révèle que naturalisme et impressionnisme sont en définitive deux expressions d’un même monde de référence, différentes car utilisant des supports différents. Lorsqu’on peint ou on écrit, il faut penser en peinture ou en récit écrit. C’est évidemment la même chose pour le cinéma, sauf que ce dernier mêle, comme cela a été dit plus haut, les caractéristiques de l’un et de l’autre, et y ajoute celles qui lui sont propre. Cette séquence du film de Jean Renoir montre lumineusement qu’Une Partie de campagne ne peut être ni strictement impressionniste du fait du récit et du discours, ni proprement naturaliste du fait de l’intensité des sensations saisies par la caméra (pour qui sait s’en servir). De ce fait, la citation n’est pas une greffe monstrueuse à l’adaptation, puisque d’une part les deux sont liés ici à un même monde de référence, et d’autre part parce que le cinéma n’est ni peinture ni littérature. C’est un peu des deux, qui ne s’additionnent pas mais se multiplient jusqu’à former un art distinct. Mais la matière, la lumière même, est toujours présente, que ce soit sous la forme des touches colorées du peintre ou des variations, du mouvement et du flou du film noir et blanc.
Bien que le support impose de penser l’art selon ce dernier, mais cela ne signifie pas pour autant qu’il soit étanche à tout ce qui lui est étranger. Même si la plupart ne tiennent pas sur le support, il reste malgré tout des grains de sable qui parviennent à s’y loger, sous une autre forme, et ce sont ces grains minuscules que l’analyse doit permettre de retrouver. L’image peinte permet ainsi au cinéaste de passer d’un récit écrit, la littérature, à un récit en images et en sons, le cinéma. La peinture propose au cinéaste un schéma, une manière de penser et de représenter purement visuelle, qui lui permettra de faire s’accomplir le passage de l’écrit à l’écran.
Première partie : Une Partie de campagne (1/2) : Renoir, la balançoire impressionniste
Version mise à jour et corrigée d’une série de trois articles parus entre le 6 juin et le 9 juillet 2010 sur le blog de l’auteur, regroupés ensuite sur Ouvre les Yeux.