De l’anonymat à la reconnaissance
En juillet 1991, Tori Amos, rousse flamboyante de 28 ans, est encore une parfaite inconnue lorsqu’elle monte sur la scène du festival de jazz de Montreux en première partie du groupe The Moody Blues pour chanter 10 titres d’un album que sa maison de disques Atlantic/East West ne s’est pas encore risqué à sortir. La notoriété du festival étant grande, cela était donc l’occasion pour l’artiste de se faire repérer et de s’attirer des critiques positives de la presse pour pouvoir rassurer les executives du label sur la viabilité de sa musique.
Charmeuse et bien plus timide qu’elle ne le sera moins d’un an plus tard, assise au tabouret d’un petit Yamaha électrique, Tori Amos hypnotise progressivement le public de la salle et, après son dernier titre revient pour un rappel à sa grande surprise. « L’aspect positif lorsqu’on est inconnu c’est que personne ne vous attend. Lorsque vous n’avez pas de disque en vente il n’y a absolument aucune attente. A ce concert en 1991, je me suis dit: ‘Eh bien, je ne suis nulle part de toute façon. Alors je vais monter sur scène et faire de mon mieux et si ça ne marche pas, j’en serai toujours au même point.’ Je n’avais donc rien à perdre », a-t-elle révélé dans une interview dans le fascicule du DVD Tori Amos: Live at Montreux 1991/1992 sorti l’an dernier. Un an plus tard, elle remonte sur la scène de Montreux sous les acclamations du public et, bien plus assurée, assure le spectacle. Entre-temps, que s’est-il passé?
« Me and a Gun »: un premier single à risques
Suite à un petit spectacle dans une brasserie londonienne auquel avait été invité un journaliste de la presse musicale, la maison de disques, rassurée par les échos favorables, se décide à faire enregistrer à Tori Amos un premier single commercialisé uniquement au Royaume Uni, « Me and a Gun ». Un choix surprenant de la part du label puisqu’il s’agit d’un titre à capella dans lequel la chanteuse raconte de manière frontale et effrayante le viol qu’elle a subi sept ans auparavant et qu’elle venait tout juste d’écrire après avoir vu le film de Ridley Scott, Thelma et Louise, au cinéma.
Un choix risqué également puisqu’en s’exposant de la sorte, tout en s’attirant l’admiration de nombreuses personnes et critiques, elle s’en aliène une autre qui l’accuse de faire du profit sur son traumatisme. Une critique injuste dans la mesure où la chanson est particulièrement digne et permettra à de nombreuses femmes ayant été victimes d’abus sexuels de briser le silence ; mais il est vrai que le choix n’était sans soute pas innocent de la part de la maison de disque qui voulait à tout prix créer un buzz autour de cette nouvelle artiste aux partis pris musicaux risqués à l’époque.
Suite à « Me and a Gun », la maison de disque se décide à sortir un second single, « Silent All These Years » accompagné d’un clip réalisé par la photographe Cindy Palmano, dont les visuels illustreront le livret de l’album Little Earthquakes qui sort en janvier 1992. Les critiques sont élogieuses et l’album se vendra à plus de 1,9 millions d’exemplaires aux Etats-Unis , alors que la radio, en raison de son style musical non conventionnel et des paroles provocantes, ne soutient que très peu l’artiste.
Little Earthquakes: un album déroutant pour l’époque
Entre album intimiste et critique religieuse
L’album, composé de 12 titres, se démarque par une forte prédominance de chansons piano-voix, souvent intimistes, parfois portées par un souffle lyrique par ses grandes envolées au piano qui parcourent des titres comme « Winter », « Mother » ou « Little Earthquakes », qui sont parmi les titres les plus puissants et marquants de sa carrière. Le single à priori plus commercial « Crucify », dont les arrangements et les envolées vocales dans les aigus à la fin du refrain valent à la chanteuse des comparaisons à Kate Bushqui ne la quitteront plus restera son plus gros tube pendant des années, plus particulièrement en France, où elle est surtout connue pour ce titre.
C’est aussi avec ce titre qu’elle fait scandale aux Etats-Unis. En effet, derrière le rythme marqué et l’air enjoué de la rouquine dans cette chanson, les paroles parlent du sentiment de culpabilité chrétienne qu’elle éprouve comme de nombreuses personnes ayant été élevées dans la foi chrétienne (ou tout simplement dans une société bâtie sur le christianisme), mais aussi de la pression qu’elle se met en se mettant pour ainsi dire elle-même en croix en raison d’un sentiment d’insécurité et d’insatisfaction permanent. Tori Amos est en effet la fille d’un pasteur méthodiste ouvert malgré quelques conflits liés à la religion durant son enfance. Elle aime ainsi raconter que Led Zeppelin et la musique non religieuse furent bannis pendant un temps du foyer, sous la pression de la paroisse semble-t-il, poussant sa mère et son frère à attendre le départ du père pour sortir les vinyles « interdits ».
Cependant, Ed Amos militait aussi pour les droits civiques dans les années 60 et pour un meilleur contrôle du port d’armes suite à la tragédie de Columbine en 1997 – l’artiste a même samplé l’un de ses sermons à ce sujet qu’elle a inclus à l’intro de sa reprise du « Happiness is a Warm Gun » des Beatles sur Strange Little Girls (2001). Lorsque sa fille, qui s’appelait encore Myra Ellen, fut « renvoyée « du conservatoire à 11 ans pour rébellion musicale et refus de lire les partitions puisqu’elle préférait jouer à l’oreille et à sa manière (elle perdit en réalité sa bourse, ce qui signifiait de facto qu’elle ne pouvait plus continuer sa formation), son père l’accompagna faire la tournée des piano bars pour qu’elle puisse faire ses gammes d’artiste populaire, de peur qu’elle ne se révolte en adoptant des comportements à risque.
Après avoir essuyé de nombreux refus, elle finit par être engagée à 13 ans dans … un bar gay avec l’approbation de son père, qui estimait que c’était sans doute un lieu plus sûr pour sa fille ! Tori Amos ne fut donc pas, contrairement à ce qu’on pourrait croire, traumatisée par son père (qui lui en a gentiment un peu voulu au départ de tout le temps parler de lui pour critiquer le protestantisme), mais plutôt par sa grand-mère paternelle, elle-même femme pasteur très rigide et conservatrice qui, de l’avis de Tori Amos, tentait d’exercer un certain contrôle sur son fils, y compris dans l’éducation de la jeune Myra Ellen, cadette plus jeune de plus d’une dizaine d’années que son frère et sa sœur. C’est elle qui tenta d’instiller la peur de Dieu dans la petite fille et de la pousser à réprimer ses émotions.
Même si sa grand-mère est morte lorsqu’elle avait seulement cinq ans, son souvenir et son influence suffirent à laisser un très mauvais souvenir à Tori Amos et l’on peut dire que cette figure familiale est en grande partie à l’origine de son approche critique de la religion institutionnalisée (au sens où c’est l’institution humaine dans la tendance culpabilisatrice qu’elle peut avoir qu’elle critique et non la foi en elle-même, Tori Amos étant une femme et une artiste ouvertement spirituelle) : « Ma grand-mère aurait brûlé les sorcières à Salem, elle aurait fait partie de l’Inquisition », s’est-elle souvent plut à répéter lors d’interviews. Ce qui l’a particulièrement marquée est la notion de péché entraînant la culpabilité et la division au sein des sujets de l’Eglise chrétienne, et plus particulièrement les femmes. Tori Amos a ainsi souvent expliqué que sa grand-mère lui martelait dès sa jeune enfance qu’elle devait donner son âme à Jésus et son corps à l’homme qu’elle épouserait. « Et que restera-t-il pour moi ? » « Rien. C’est de la vanité », lui aurait répondu l’aïeule.
Bien que les droits de la femme aient considérablement évolué au cours des dernières décennies, le regard porté sur la sexualité féminine demeure toujours aussi tabou, bien que cette gêne empreinte de crainte (de l’émasculation ?) soit bien plus masquée aujourd’hui que par le passé. « Une fille de 16 ans qui tombe enceinte est une pute alors qu’un ado qui met sa petite-amie enceinte est un homme », avait-elle déclaré dans une émission néerlandaise en 1992. C’est à ce tabou, et à l’hypocrisie d’une partie de l’Eglise chrétienne (dont les messages conservateurs sont bien plus prédominants aux USA qu’en Europe) qu’elle s’attaque avec cette chanson. Le reste de l’album n’est pas focalisé sur la religion, même si celle-ci imprègne toute son œuvre. Little Earthquakes est avant tout l’œuvre d’une artiste qui s’autorise enfin à être elle-même et à « s’appartenir » après avoir été à « tous les autres » (« Girl »). Elle a clairement déversé toute sa passion dans cet album intimiste et sensible sans bons sentiments faciles, qui lui a permis d’exprimer pour la première fois les contradictions qui l’habitaient après avoir été dans le déni jusqu’à l’échec de l’album so 80’s Y Kant Tori Read (1988) où elle essayait de faire sa Pat Benatar dans l’espoir de rencontrer enfin le succès après des années de rejet de son travail au piano.
Un album cathartique
La jeune femme, si elle est souvent enjouée dans des chansons comme « Crucify », « Happy Phantom » ou « Leather », apparaît également vulnérable, effrayée autant par l’échec que par son désir et en même temps fermement résolue à panser ses plaies et faire de ses faiblesses mêmes sa force, s’affirmant comme une femme spirituelle et sexuelle à la fois. Son écriture, fine et poétique, fait preuve d’une forte dimension lyrique tout en se faisant souvent ironique, voire crue et sèche au moment où on s’y attend le moins, refusant tout sentimentalisme facile. Elle sait aussi laisser suffisamment d’espace à l’auditeur, au travers de métaphores originales très visuelles mais subjectives, pour se créer sa propre histoire, sa propre interprétation des chansons, bien que les paroles de cet album soient les plus claires de l’ensemble de sa carrière.
La forte dimension autobiographique des chansons, alliée à la finesse de son écriture qui plonge dans les profondeurs de l’âme, ont grandement participé à son statut d’artiste culte et à la dévotion de ses fans qui se retrouvèrent dans des chansons telles que « Silent All These Years » ou « Winter », qui traitent des difficultés de l’affirmation de soi face au regard des autres et la peur de ne pas arriver à être (ou devenir) soi-même. Les nombreuses références aux mythes et contes constituent également un autre aspect marquant de ses paroles, qu’elle conservera par la suite et l’album, au lieu d’être un simple journal intime musical, nous raconte de véritables histoires qui nous en dévoilent un peu plus à chaque écoute.
Bien que souvent considéré comme sombre voire déprimant, la sensibilité à fleur de peau et l’énergie qui se dégagent de Little Earthquakes sont surtout cathartiques et ouvrent un espace mental dans lequel on se laisse volontiers couler. D’ailleurs, lorsqu’on écoute l’album sans se focaliser sur les paroles, il n’apparaît en rien comme déprimant, même si le ton est intimiste. Et il y a également beaucoup d’humour dans les paroles ou le ton adopté, comme dans le très jazzy et enfantin « Happy Phantom » où elle imagine sa vie en tant que fantôme avec la malice d’une petite fille polissonne, jusqu’à ce que la chanson, vers la fin, laisse entrevoir une dimension un peu plus sombre.
C’est également un album riche et dense où on peut passer d’un titre aux accords et à l’énergie résolument rock comme « Precious Things » (où, à la place d’un riff de guitare qui marque la mélodie on a un « riff » de piano rapide et enfiévré) à un titre à l’émotion à fleur de peau, parcouru d’envolées lyriques comme « Winter » avant de céder la place au mélange de pop et de jazz malicieux de « Happy Phantom ». Il est également intéressant de préciser qu’en plus de ses 12 titres, Little Earthquakes possède 15 B-sides, soit des titres bonus disponibles sur les divers CD singles commercialisés à l’époque et dont une bonne partie a depuis été réédité sur des compilations telles que A Piano (Rhino Records, 2006) ou sont facilement trouvables sur Internet.
B-Sides : de nombreux bijoux
Pour certains artistes, les B-sides peuvent être un moyen de meubler la place sur les singles et maxi singles et d’attirer les fans qui se sont en outre déjà procuré l’album mais, en ce qui concerne Tori Amos, ces chansons (nombreuses puisqu’on en compte plus de 80 en 10 albums!) sont souvent tout aussi intéressantes et puissantes que celles de l’album, sauf que, pour une raison ou une autre, elles ne s’intégraient pas dans le concept de base ou « cassaient » le rythme.
.Le cas est encore plus particulier en ce qui concerne Little Earthquakespuisque l’auteur-compositrice-interprète, qui ne produisait pas encore elle-même ses albums, avait eu quelques discussions animées au sujet de la liste des chansons de l’album avec la maison de disque, qui ne le trouvait pas suffisamment commercial et trop risqué. Elle dût ainsi retirer plusieurs chansons, dont les magnifiques « Flying Dutchman » (une des meilleures chansons de sa carrière, une mini-symphonie de 7 minutes avec un orchestre à cordes et un piano magistral) et « Upside Down » et proposer des chansons supplémentaires à Atlanticafin d’obtenir le feu vert pour sortir le disque.
Des reprises uniques
Sur le maxi-single américain de « Crucify » on trouve également trois reprises de groupes de rock cultes: « Angie » des Rolling Stones, « Smells Like Teen Spirit » de Nirvana et « Thank You » de Led Zeppelin, qui acquièrent une nouvelle dimension car retravaillées et dépouillées pour être jouées en solo au piano. Le résultat est particulièrement remarquable sur la chanson de Nirvana, qui est de prime abord difficilement reconnaissable car privée de ses guitares électriques enragées et des cris de Kurt Cobain.
Première d’une longue série de reprises de la chanson-phare du groupe grunge, « Smells Like Teen Spirit » par Tori Amos fait ressortir la dimension sombre et mélancolique (pour ne pas dire désespérée) de la chanson de Cobain un an seulement après la sortie de l’album Nevermind et attire l’attention sur les paroles. L’approche de la chanteuse, si elle n’en demeure pas moins personnelle, révèle réellement quelque chose d’autre de ce tube, plus enfoui, alors même que le ton de la chanson d’origine, avec son son qui incite à faire cracher les enceintes, n’avait jamais été perçu comme autre chose qu’un tube rock particulièrement efficace pour déchaîner les foules lors des concerts.
Au travers de cette chanson dont, selon certains témoignages, Kurt Cobain avait du mal à comprendre l’engouement impressionnant du public, on peut percevoir ce qui a fait du chanteur une icône et un porte-parole pour toute une génération. Après la mort tragique du chanteur en avril 1994, Tori Amos, qui était alors en tournée, reprendra « Smells… » avec en introduction une partie de la célèbre chanson de Don McLean, « American Pie »: « And the three men I admire the most/The father son and the Holy ghost/ They took the last train for the coast/The day the music died » (« Et les trois hommes que j’admire le plus/Le père, le fils et le Saint fantôme/Ils ont tous pris le dernier train pour la côte/le jour où la musique est morte »), appuyant la tragédie pour le rock de la disparition de Cobain. Sa reprise en concert des deux morceaux, en commémoration des deux ans de la disparition du chanteur en 1996 est également particulièrement poignante et m’a fait pleurer à chaudes larmes à la première écoute.
Quant à « Thank You », ballade romantique sexy en diable de Led Zepellin, elle la mêlera souvent sur scène au mythique « Whole Lotta Love » du groupe, commençant par ce dernier titre avant de basculer au premier au milieu, offrant une interprétation émouvante et charnelle à la fois, appuyé par sa manière si singulière de se mouvoir au piano; une sensualité comparable à la virilité de Jimmy Page avec sa guitare, qui est un des grands traits distinctifs de ses prestations scéniques et lui vaut son statut d’artiste rock, bien que son répertoire soit loin d’être rock de manière pure ou évidente lors de la première partie de sa carrière.