[Critique & Analyse] Tori Amos – From the Choirgirl Hotel (1998)

pochette tori amos from the choirgirl hotel Un virage musical assez radical

Après trois albums à succès principalement centrés sur la combinaison piano-voix, From the Choirgirl Hotel marque un tournant décisif dans la carrière de Tori Amos. Il s’agit en effet du premier album où le piano n’est plus nécessairement au centre de chaque morceau, mais se retrouve englobé dans un tout où les instruments (batterie, basse, guitare)
sont beaucoup plus présents, avec une prédominance également de sons électro sur des titres tels que « Cruel », « Raspberry Swirl », « iieee » ou
« Hotel ». D’où un son et une production radicalement différents de ce qu’elle avait pu faire auparavant. Il s’agit également du premier album enregistré au Martian Engineering Studio, le studio personnel qu’elle s’est fait construire chez elle en Angleterre, aux Cornouailles (elle venait de se marier avec son ingénieur du son anglais, Mark Hawley) et la première tournée non-acoustique où elle apparaît en compagnie d’un trio batterie-basse-guitare électrique pour un son résolument rock qu’elle baptisa sommairement The Plugged
Tour
.
Autant dire que cette transition, aussi soudaine que radicale a surpris plus d’un fan, dont certains craignaient qu’en s’entourant ainsi, la musique de l’artiste perde en force et émotion ou perde sa spécificité tout court. Cependant, ce serait oublier que Tori Amos est définitivement une artiste qui craint plus que tout de se reposer sur ses
lauriers et de s’auto-caricaturer et la manière franche avec laquelle elle s’est aventurée sur ces nouveaux horizons musicaux force le respect, d’autant plus que le résultat est très réussi.

Un son très rock-électro

Alors que certains craignaient que le piano se retrouve noyé ou disparaisse, il est toujours bien présent et mis en valeur (comment en aurait-il été autrement étant donné qu’elle ne peut composer qu’au piano ?) mais d’une manière différente. Le son très acoustique des trois premiers albums a en effet presque totalement disparu (à l’exception, néanmoins, des ballades assez dépouillées que sont « Jackie’s Strenght » et « Northern Lad » et, dans une certaine mesure, « Playboy Mommy »), mais le son de ce quatrième opus est très riche et la production soignée. L’intégration des autres instruments, notamment, est particulièrement intéressante.
Dans un titre comme « Cruel », rock-électro, sombre, les percussions de Matt Chamberlain semblent réellement ouvrir un espace en plus de marquer le rythme et les nappes de basse, ajoutées aux notes jouées par Tori au Kurtzweil (un synthé électronique) créent un univers sonore sombre et dense qui bénéficie grandement à la chanson.
Sur la plupart de ces morceaux où les autres instruments et sons sont prédominants, on sent bien
qu’elle a pris en compte la manière dont elle voulait que les titres sonnent au moment de la composition et ne s’est ainsi pas contentée d’écrire des titres au piano en demandant ensuite aux musiciens de rajouter des couches par-dessus. L’utilisation de samples d’instruments divers est également très large et présente sur presque chaque morceau.Musicalement, certains morceaux (outre les ballades dont nous avons parlé) pourraient se rapprocher de certains titres des premiers albums par le côté mélodique du piano (« Liquid Diamonds », « Pandora’s Aquarium »), mais les effets sonores rajoutés nous font rentrer dans un univers radicalement différent. Le côté rock est également très affirmé, « Cruel » ou « She’s Your Cocaine » étant sans doute, de ce point de vue, les chansons les plus radicales qu’elle ait faites, où elle utilise beaucoup plus des tons graves dans ses prestations vocales (on sent que Boys for Pele, avec son utilisation plus gutturale de la voix, a constitué un bon entraînement) et se fait parfois hystérique,
ce dont témoignent les performances live, parmi les plus rock et enfiévrées de sa carrière. « Raspberry Swirl », titre très dance au rythme endiablé marque également un tournant décisif musicalement, bien que cette chanson reste un cas à part dans sa carrière. Chanson parfaite pour danser sur les dancefloors, elle n’en demeure pas moins complexe, composée de boucles rythmiques associées au piano et au synthé qui marquent le rythme presque à la manière de percussions pour un résultat des plus addictifs.On ne peut s’empêcher de se dire que le remix du DJ Armand Van Helden de son titre « Professional Widow », qui avait connu un grand succès international, avait dû l’inspirer à composer un morceau comme celui-ci. Sur un certain nombre d’autres titres, l’ambiance est plus en demi-teinte: ni calme ni hystérique, entre rock et électro, mais toujours puissant. De manière générale, l’album est fort et subtil, sombre.

La fin de la fusion de Tori Amos et de son piano ?

Car ce n’est pas tout à fait un hasard si la chanteuse connue pour ses chansons intimistes et souvent autobiographiques a décidé de prendre plus de distance avec son piano-confident. Fin 1996,
alors qu’elle achève tout juste une tournée mondiale qui aura duré près de dix mois, elle pense prendre un peu de repos avec son compagnon Mark, dont elle est alors enceinte de trois mois, lorsqu’elle fait une fausse couche. Désespérée par cette perte, elle monte néanmoins trois semaines plus tard sur scène pour un concert de charité pour RAINN, l’organisation (un réseau national) qu’elle a aidée à fonder en 1994 pour venir en aide aux personnes victimes d’abus sexuels et livre une performance tour à tour enjouée, nerveuse et très émotionnelle où figurent certaines des meilleures interprétations des chansons de ses premiers albums capturées en vidéo.

Cependant, dans le chagrin où elle est plongée, son tête-à-tête avec son cher piano devient un peu trop douloureux et le devient d’autant plus lorsqu’elle fait une seconde fausse couche alors même qu’elle ignorait être enceinte. Et si, poussée par un élan vital, elle se remet vite à composer de nouveaux titres, elle ressent le besoin de s’entourer d’autres musiciens cette fois-ci et de donner une autre place, plus en retrait, au piano sur ce nouveau projet. Elle expliquera lors d’interviews qu’elle se sentait seule à cette période en restant seule avec son piano et qu’elle ressentait le besoin d’avoir plus de compagnie. La présence des autres musiciens modifiait également la relation fusionnelle qu’elle entretenait jusque-là avec son instrument, lui permettant de prendre plus de distance avec sa souffrance tout en composant des chansons par ailleurs sombres  plus ou moins directement inspirées par sa perte.

Sa rencontre avec le batteur Matt Chamberlain, qui lui est présenté par son ancien compagnon et producteur Eric Rosse s’avère décisive: le courant musical passe bien entre eux lorsqu’ils se mettent à jammer, ce qui a son importance comme la pianiste avait souvent expliqué qu’elle n’avait jamais réussi à jouer réellement avec d’autres musiciens, étant principalement une artiste acoustique ayant forgé ses armes lors de nombreuses années de piano bar. Pour la tournée, elle s’entoure également de Jon Evans (qui participera aux
prochains albums studio) à la basse et de Steve Caton (qui l’avait déjà accompagnée lors de certains concerts de sa tournée de 1996) à la guitare.

L’alchimie fonctionne bien entre eux et on a l’impression de voir Tori libérée et boostée par leur présence et le changement radical qu’elle entraîne. Etant cette fois-ci à la tête d’un « groupe » de rock, elle utilise pour la première fois de la réverbération et livre des interprétations saisissantes, revisitant de manière parfois radicale son répertoire. Ainsi, une chanson telle que « The Waitress » (sur Under the Pink) dont seul le refrain était réellement rock et qui durait tout juste 3mn30, se voit métamorphosée par les musiciens et l’artiste lui rajoute plusieurs sections absentes du titre original, partant souvent dans des semi-improvisations enfiévrées. Le titre est ainsi rallongé jusqu’à durer 10 minutes et est tout à fait transformé d’un point de vue musical. « Precious Things », qui était le titre le plus rock de Little Earthquakes, prend également une nouvelle dimension avec la présence des musiciens sur scène.

Dans l’ensemble, From the Choirgirl Hotel est très bien accueilli par la critique, même si certains se demandent si Tori Amos cherche à diviser ses fans en prenant un virage musical aussi brutal. Et, bien que certains fans, qui préféraient ses chansons intimistes et plus acoustiques, ont été quelque peu désorientés par l’album, dans l’ensemble ses admirateurs applaudissent la réussite de ce dernier. Accompagné de trois clips musicaux somptueux (« Spark », « Jackie’s Strenght » et Rapsberry Swirl ») qui accompagnent les singles, ce quatrième opus se vend néanmoins bien moins que ses prédécesseurs et pour cause: Atlantic Records commence à moins promouvoir l’artiste (bien que la promotion soit encore bien présente) et c’est le début d’une bataille rangée entre Tori et le label.

Un hôtel souterrain


Tori Amos dans les profondeurs de son hôtel

Thématiquement, comme nous l’avons déjà souligné, cet album est marqué par la perte et le chagrin  du fait des fausses couches de la chanteuse et les visuels du livret de l’album expriment cette dimension sombre. Les photos semblent en effet représenter Tori dans un espace aquatique sombre , peut-être un aquarium géant contre la vitre duquel elle colle son visage sur la pochette. Cependant, alors que certains journalistes cherchèrent à mettre en avant cette dimension autobiographique, peu de chansons font directement référence au drame.

Seules « Spark », « Playboy Mommy » et, dans une certaine mesure « iieee » (voir l’impro de la version live) parlent explicitement de ces fausses couches. Une partie des autres chansons se révèlent assez cryptiques de prime abord et constituent, tout comme dans Boys for Pele, un pur espace mental. Ce qui n’est pas un hasard puisque
Tori Amos a révélé que les chansons (qu’elle appelle ses « filles ») lui étaient apparues comme une « troupe chantante » aux personnalités très distinctes les unes des autres, mais qui aiment traîner ensemble et qu’elle a regroupées dans un « hôtel » – une référence aux Enfers dans la mythologie grecque où la demeure d’Hadès est décrite comme un immense hôtel.

Elle a souvent dit en interview que les chansons lui avaient permis d’affronter sa douleur, son chagrin, au lieu de se laisser submerger par lui et qu’elle avait essayé d’appréhender ce sentiment sous ses différentes formes, d’où la noirceur de l’album en général. « J’avais l’impression de sentir les âmes des enfants séparés de leur mère traverser les murs de cet hôtel; les chansons les faisant entrer et sortir », expliqua-t-elle, dans son langage métaphorique
habituel. Les chansons sont en effet assez différentes et abordent des aspects différents des profondeurs de la psychée. « Jackie’s Strenght » commence en 1963, année de l’assassinat de JFK (la chanson commence par cette référence directe) et année de la naissance de Tori et, prenant pour modèle la figure emblématique de Jackie
Bouvier
devenue Kennedy avant de devenir Onassis, parcourt cette nouvelle génération de femmes qui a dû lutter pour s’affirmer, parcourant les tourments de son adolescence jusqu’à l’âge adulte, lorsqu’elle s’apprête à se marier.

D’autres chansons, telles que « iieee » ou « She’s Your Cocaine », font des références à la drogue et semblent évoquer la dépendance, pas nécessairement à des substances illicites mais à une autre personne, un type de croyance, etc.  « Northern Lad », avec ses paroles mélancoliques et ses vocaux poignants, est LA chanson d’amour de l’album et le reste de l’album, électro, nous plonge dans les profondeurs de l’hôtel de Tori et d’un monde imaginaire symbolique
et mystérieux, dont certaines portes d’accès semblent nous être suggérées par la carte imagée dessinée à l’intérieur du livret, sorte de Toriland où les lieux ont des noms tels que « Lac des Monstres dominicaux » ou « Location de scooters Barbe-Bleue ».

Elle continue donc à développer ses références aux mythes et aux contes jusqu’au très beau final «Pandora’s Aquarium » où, refusant de devenir Perséphone, jeune fille ravie à sa famille par Hadès, le Dieu des Enfers, qui en fait sa reine, elle finit par remonter à la surface, concluant avec force et espoir (malgré une tonalité là encore assez sombre) cet album qui, après Little Earthquakes, Under the Pink et Boys for Pele est là encore un sans faute.

Ainsi, Tori Amos gère et assume à merveille ce tournant musical qui, chez d’autres artistes, aurait pu s’avérer être un plan marketing censé élargir leur public. Sa sensibilité et ses talents d’auteur-compositeur restent intacts et cet album fait partie, avec les trois premiers, de ses chefs d’œuvre. En outre, sa voix s’est considérablement enrichie dans les graves et le résultat, sur l’album comme sur scène, est envoûtant. Un album à écouter pour mieux comprendre toute la richesse de son univers musical, donc.

Article écrit par

Cécile Desbrun est une auteure spécialisée dans la culture et plus particulièrement le cinéma, la musique, la littérature et les figures féminines au sein des œuvres de fiction. Elle crée Culturellement Vôtre en 2009 et participe à plusieurs publications en ligne au fil des ans. Elle achève actuellement l'écriture d'un livre sur la femme fatale dans l'œuvre de David Lynch. Elle est également la créatrice du site Tori's Maze, dédié à l'artiste américaine Tori Amos, sur laquelle elle mène un travail de recherche approfondi.

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