2009, une année chargée pour Tori Amos
Moins de six mois après la sortie de son 10ème album studio, Abnormally Attracted to Sin et en
plein milieu d’une tournée mondiale qui s’achèvera en décembre, Tori Amos nous gratifie d’un 11ème album, qui n’est autre (vous l’aurez sans doute deviné par son titre) qu’un album de Noël! Surprenant de la part d’une artiste (fille de pasteur Méthodiste) qui s’est toujours attachée à critiquer,souvent de manière subversive, les institutions religieuses et celle dont
fait partie sa famille plus particulièrement?
Mais ce serait oublier que miss Amos n’est jamais là où on l’attend et aime particulièrement relever les défis. Ici, il s’agit d’éviter l’écueil propre aux albums de Noël publiés par des artistes populaires chaque année: des reprises d’airs connus et conventionnels exécutés d’une manière tout aussi conventionnelle. Genre commercialement juteux mais mal aimé des critiques, pour ne pas dire raillé, l’album saisonnier peut se révéler être un véritable casse-pipe artistique pour plus d’un artiste. Et c’est Doug Morris, le boss d’Universal Music, 70 ans et de confession juive, qui a lancé ce défi à la chanteuse en mars dernier, alors qu’elle commençait la promotion de son 10ème album.
Le mentor de Amos pensait qu’elle était la mieux placée pour enregistrer un tel album à cause du point de vue critique qu’elle porte sur la religion, justement. « Si tu le fais,
débarrasse-moi de tous ces bla-bla de ‘Roi d’Israël.’ Je suis Juif et j’adore ces chansons, mais toutes ces références religieuses me rendent dingues », lui a dit Morris, rapporte Tori.
Midwinter Graces: solstice hivernal et réinvention audacieuse de cantiques classiques
C’est ainsi que l’artiste prend un parti pris original: elle a choisi des chansons traditionnelles (dont certaines très anciennes) en les mélangeant parfois pour faire un seul titre et a réécrit, parfois de manière assez importante, les paroles de celles-ci pour en enlever le contenu trop daté.
Les arrangements, tous signés par elle, modifient également de manière parfois radicale les mélodies de ces titres. L’idée étant que l’album ne s’adresse pas uniquement aux chrétiens mais à tout le monde. D’où des cordes et une manière de chanter arabisante sur des titres mentionnant les rois mages, qui viennent de l’Est justement (« Star of Wonder »), ou la rose (« Holly, Ivy and Rose »), autre symbole oriental. Cinq compositions originales de la pianiste sont également présentes.
Par ailleurs, cette musicienne érudite a révélé avoir découvert dans le livre The New Oxford Book of Carols, qui retrace l’histoire et les différentes évolutions des
cantiques anglo-saxons, que la plupart de ces chants étaient en fait originellement des chansons de bar ou de marins britanniques que l’Eglise Anglicane s’est appropriée (en les réécrivant) pour
mieux véhiculer son idéologie.
« En y réfléchissant, j’ai fait la même chose qu’eux [avec ce disque], » s’amuse-t-elle. « Donc je me suis vraiment intégrée à cette merveilleuse tradition qui consiste à mettre en avant un point de vue sur l’époque à laquelle ces chansons sont interprétées. (riant) Je vous avouerais que mon point de vue est sans doute plus proche de l’original que de celui que les Méthodistes en ont probablement tiré. » Ce parti pris de lier passé et présent par la musique se retrouve directement au coeur des morceaux.
Alors pourquoi Midwinter Graces (« Grâces mi-hivernales » littéralement), au fait? Eh bien, tout simplement parce-que, dans sa volonté de ne pas faire nécessairement un
album religieux, Tori Amos a préféré prendre comme concept central non pas la naissance du divin enfant mais le solstice hivernal, célébré bien avant Noël et symbolisant la renaissance de la lumière dans les ténèbres.
Un rite païen basé sur la nature et le cycle des saisons et qui est à même d’englober toutes les croyances et qu’elle avait en fait déjà abordé, comme en prélude, dans sa b-side « Garlands » en 2005. Ainsi, pas une seule fois le mot christmas n’est prononcé. Dans la plupart des chansons, elle le remplace par le terme « midwinter. »
Et si Amos a laissé un certain nombre de références au christianisme et à Jésus (« What Child, Nowell », « Star of Wonder » ou « Emmanuel »), c’est qu’elle considère le Noël chrétien comme une des traditions représentées dans l’album, les « Il est le Sauveur de l’humanité » ou « Il est mort pour vous » en moins. D’où cette pochette au kitsh assumé (les photos à l’intérieur du livret sont du même ordre) où, les bras presque en croix , flottant en plein ciel, la chanteuse substitue au Dieu masculin omnipotent l’image d’une femme-déesse en contact avec les éléments. Dame
Nature en somme, ou « the Great Mother » comme l’appellent les Indiens d’Amérique, dont descend en partie Amos.
Musique classique, baroque, big band et cordes
Et musicalement, alors? Tandis que généralement album de Noël rime avec cucuteries, ici il n’en est rien. L’album est réellement inspiré, les morceaux mettent en avant le piano (ce qui devrait en ravir certains qui n’en finissaient plus de se plaindre des tendances rock-électro de la dame depuis 10 ans) et les arrangements, avec un magnifique travail effectué sur les cordes (merci
John Philip Shenale) sont parmi les plus réussis de la carrière de l’artiste.
Cependant, bon nombre de morceaux étant d’inspiration très clairement classique (ce que Amos a complètement revendiqué), à tendance parfois baroque (les magnifiques « Candle:
Coventry Carol » et « Winter’s Carol »), l’album en laissera sans doute certains sur la touche. Tant pis. La pianiste n’a jamais cherché à plaire à tout prix ou à recevoir les faveurs du grand public et dans le cas de Midwinter Graces, grand bien lui en a pris. La manière dont elle revisite des classique très peu connus est aussi subtile qu’inventive et des titres originaux comme « Winter’s Carol » (un de ses chefs-d’oeuvre) montrent qu’elle n’a rien à envier aux compositions anglo-saxonnes des XIIème, XIVème ou XVIIIème siècles qu’elle s’est réappropriées.
Pour « Pink and Glitter », elle a convié un big band pour un morceau dans l’ambiance rétro des standards américains des années 50 tandis que « Snow Angel », avec son orchestre à cordes et ses notes simples et envoûtantes au piano rappelle une ambiance subtilement russe. Quant à « Our New Year », titre d’une grande intensité sur les absents des fêtes familiales, il clôt magistralement l’album avec ses cordes qui se déchaînent en un paroxysme qui n’est en rien une facilité lacrymale sirupeuse. Le son est dépouillé et chaque instrument (guitare, batterie, ensemble à cordes) à sa
place, transcendant les titres sans saturer l’espace.
Alors oui, Midwinter Graces est bien un album de Noël, et en ce sens, les deux premiers titres de l’album, les plus « Noëliens » feront peut-être grincer des dents à
certains dans leurs refrains respectifs, avec envolées vocales et carillons (subtils sur « What Child, Nowell », beaucoup moins sur le second). Il n’empêche que l’album déjoue habilement les écueils habituels du genre et pourra facilement s’écouter en dehors des fêtes. Et même ces deux titres en question gagnent fortement en estime au fil des écoutes.
Le premier, « What Child, Nowell » est en fait un titre hybride, composé du cantique « What Child Is This » pour les couplets (sobres et très beaux) et de « The First Noel » pour le refrain agaçant de prime abord (« Nooowwell, Nooowwell, Nooowwell glorious day… »), et d’un pont au clavecin composé par Amos qui fait la transition entre les deux. Et si lors de la première écoute le refrain fait un peu peur (« Non Tori, on avait dit pas des chants de chorale barbants! »), les écoutes successives finissent par révéler la grande cohérence de l’ensemble, chacune des trois parties du titre s’enchaînant parfaitement et créant des contrastes aussi ingénieux que salvateurs.
Du coup, bien que ce titre soit celui qui affiche le plus clairement son appartenance à la tradition chrétienne (musicalement comme thématiquement), il ne tombe jamais dans la caricature du chant de Noël pompeux. « Star of Wonder », avec ses cordes et vocalises arabisantes est original et rafraîchissant mais là aussi, le refrain peut faire un peu tiquer avec des carillons un peu trop « Noël sous le sapin » . Les autres titres, bien qu’évoquant musicalement l’hiver, ne font pas particulièrement Noël.
Une utilisation vocale maîtrisée et surprenante
Vocalement, Midwinter Graces surprend également: sur des titres comme « Candle: Coventry Carol » ou « Winter’s Carol » (pour les choeurs du second mouvement de la chanson), la chanteuse fait une utilisation quasi-lyrique de sa voix, ce à quoi elle ne nous avait pas habitués elle qui, d’habitude, se soucie peu de ses débordements vocaux (c’est même un de ses traits distinctifs, avec lesquels elle joue) et ne possède pas nécessairement une amplitude vocale digne d’une soprano.
Ici, sa voix est étonnamment maîtrisée et laisse entendre un timbre dans les aigus qui nous était inconnu jusque-là. Si on peut suspecter que lors des concerts de promotion en décembre elle modifiera légèrement la tonalité d’ensemble ou les parties les plus périlleuses de ces titres, ce nouveau registre montre qu’elle a encore, avec de l’exercice, une très belle voix dans les tonalités aiguës. Ces dernières années en effet, sa voix s’était considérablement embellie dans les graves mais elle avait quelque peu perdu puissance et maîtrise dans les aigus, ce qui avait tendance à se ressentir dans certains concerts lorsque sa voix était trop éprouvée par un rythme de tournée intense.
Une histoire de famille
Bien entendu, en tant que fille de pasteur ayant passé une bonne partie de sa jeunesse à l’église, Noël est aussi et surtout une affaire de famille pour Tori
Amos.
Des titres comme « A Silent Night With You », « Pink and Glitter », « Our New Year » ou la b-side « Comfort and Joy » rappellent que Noël est aussi bien source de joie lorsqu’on passe les fêtes en famille que de solitude lorsque les personnes aimées ne sont pas ou plus à nos côtés et l’artiste a convié deux invitées de choix pour chanter avec elle sur deux titres traditionnels: sa nièce, Kelsey Dobyns (sur « Candle: Coventry Carol ») et sa propre fille, Natashya Hawley, neuf ans (« Holly, Ivy and Rose »).
Et tandis que le résultat aurait pu être niais, la petite Tash s’en sort fort bien en chantant quelques paroles en réponse à sa maman et la nièce, plus âgée (il s’agit d’une jeune femme) a véritablement une belle voix, puissante, au point que la distinction entre la voix de la nièce et celle de la tante est parfois dure à faire. Et pour l’anecdote, l’ange que l’on voit au dos de la pochette et dans certaines photos du livret n’est autre que Casey Dobyns, le neveu mannequin de Tori.
Un album brillant, d’une belle intensité et d’une parfaite maîtrise
Au final, Midwinter Graces est un album de Tori Amos
à part entière qui figure parmi ses grandes réussites. Si l’on excepte le très dispensable « Harps of Gold » (ironiquement le titre le plus rock FM), « A Silent Night With You » (composition originale douce et jolie mais plutôt facile) et, dans une moindre mesure, « Jeanette, Isabella » (très joli mais trop répétitif et avec une voix maniérée de façon assez doucereuse dans les aigus) le reste est proche de l’irréprochable et rappelle à quel point la musique de Tori Amos peut transporter avec peu de choses.
Compositrice inspirée et rigoureuse, elle démontre notamment une fois de plus sa maîtrise de la structure et rappelle qu’elle fut pendant six ans (de 5 à 11 ans) élève d’un prestigieux conservatoire de musique et que la musique classique est bien ancrée en elle. Et cet album a ceci d’émouvant que le lien entre passé et présent, via ces différentes traditions musicales, n’aura jamais été aussi palpable dans sa carrière. Des morceaux de Little Earthquakes comme « Flying Dutchman » (b-side du single
China) ou « Mother » ou encore « Bells for Her » et « Yes, Anastasia » sur Under the
Pink , témoignaient déjà avec virtuosité du lien vivant qu’entretient Tori Amos avec les illustres compositeurs classiques et baroques qui ont bercé son enfance d’enfant prodige et il y a comme une sorte d’achèvement ici, un retour aux sources très touchant.
Peut-être aussi parce-qu’elle a en partie fait cet album pour ses parents (sans céder au point de vue assez conservateur de Papa), qui ont maintenant plus de 80 ans et que le passage du temps lui a fait sentir la nécessité d’une telle approche.
On a également droit à une mise en bouche de choix de sa comédie musicale The Light Princess (qu’elle prépare actuellement pour le Théâtre National de
Londres) puisque les crédits indiquent que « Winter’s Carol » (encore une fois un chef d’oeuvre et la pièce maîtresse de l’album) en est extrait. Celle-ci devrait ainsi être la prochaine oeuvre de Tori Amos à voir le jour, si tout se passe bien et pourrait débuter sur les planches en automne 2010 ou dans le courant 2011.
Note: l’édition deluxe contient un DVD avec une interview de 30 minutes non sous-titrée ainsi que deux titres bonus (« Comfort and Joy » et « Silent Night, Holly Night »).