[Critique] Black Swan : Les vertiges de la création vus par Aronofsky

Caractéristiques

  • Réalisateur(s) : Darren Aronofsky
  • Avec : Natalie Portman, Mila Kunis, Vincent Cassel, Winona Ryder, Barbara Hershey...
  • Distributeur : Twentieth Century Fox France
  • Genre : Thriller
  • Pays : Etats-Unis
  • Durée : 1h43
  • Date de sortie : 9 février 2011
  • Note du critique : 9/10

Une expérience viscérale

Il est des films qui nous donnent envie de dire, en sortant de la salle : “C’est pour ça que j’aime le cinéma”. Des films qui nous transportent tellement qu’ils nous rendent reconnaissants et stimulent notre créativité pour peu que l’on ait une fibre artistique. Black Swan fait partie de ces rares films.

Nous avions hâte de le voir depuis que nous avions aperçu ses sublimes images de promotion, cependant, lorsque les lumières se sont éteintes dans la salle, nous avions une certaine appréhension. Accompagné de critiques dithyrambiques depuis sa sortie aux États-Unis, le film de Darren Aronofsky semblait tellement énorme, tellement beau, tellement tout que nous avions d’autant plus peur d’être déçus.

Parfois, être persuadés d’avoir devant soi un chef d’œuvre absolu avant même d’avoir pu en juger concrètement peut se révéler décevant, même lorsque le film est en effet très bon. On peut placer la barre tellement haut qu’une oeuvre ne peut parfois qu’échouer face à nos attentes.

Un film-ballet en construction

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Lorsque Black Swan commence, nous suivons la jeune danseuse étoile Nina (Natalie Portman) alors qu’elle vient juste de rêver qu’elle jouait le rôle de la reine des cygnes dans le célèbre ballet de Tchaïkovski, Le lac des cygnes. Le directeur de la troupe dont elle fait partie s’apprête à organiser un casting pour ce rôle majeur et Aronofsky suit son héroïne caméra au poing, dans un style très documentaire. Si le film est esthétiquement superbe, lors des dix premières minutes, le cinéaste ne cherche pas à faire de jolis plans à tout prix, l’image en 16mm est granuleuse. Les plans de Nina de dos dans la rue, en caméra portée, sont même un peu limite.

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On a envie d’accrocher à l’approche du cinéaste mais on ne sait pas, à ce point, si la magie va opérer. Puis, Nina se met à danser pour la première fois devant le directeur artistique, Thomas Leroy (Vincent Cassel) et la caméra, qui suivait jusque-là la jeune femme, fait soudain corps avec elle, épousant ses mouvements avec une fluidité aérienne désarmante qui toucherait presque à la poésie. Nous nous retrouvons avec elle dans cette salle de répétition, nous ressentons toutes ses émotions de manière viscérale, ce qui ira bien sûr en s’amplifiant.

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Dès lors, plus de fantasme, d’appréhension : le film nous absorbe complètement et ne nous lâche pas, jusqu’à la magistrale scène finale (le spectacle) qui nous laisse tremblants d’émotion. Le fantasme, la projection sont en revanche des éléments centraux de Black Swan. En effet, comme l’annonce le rêve de l’héroïne en ouverture du film, nous sommes plongés dans son esprit du début à la fin. Sage et appliquée jusqu’à l’excès, Nina est une jeune danseuse corsetée par l’autodiscipline impitoyable imposée par la danse classique.

Or, si Thomas voit en elle un cygne blanc idéal, il n’arrive pas à l’imaginer en cygne noir, le pendant sombre de son personnage. Il la choisit malgré tout mais lui met la pression pour qu’elle se lâche et laisse libre cours à sa noirceur refoulée. Terrifiée à l’idée de ne pas être parfaite et étouffée par une mère ex-danseuse qui redoute peut-être secrètement la réussite de sa fille là où elle-même a échoué, Nina apparaît dès le départ fragile, dans un état mental précaire qui se délitera de plus en plus.

Folie et lâcher prise

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D’ordinaire, dans le cinéma de genre, la descente dans la folie du personnage principal se fait de manière très progressive et n’est amorcée qu’après un temps de pellicule conséquent. Si l’évolution de la pathologie de Nina est en effet très graduelle, elle est annoncée dès la première minute de film. Lorsqu’elle raconte son rêve à sa mère, elle est seule à l’écran, déjà enfermée, elle pourrait se parler à elle-même. Très vite, elle a de furtives hallucinations : elle ne cesse de se croiser dans la rue, comme si elle était une autre, plus sauvage, qui lui échappe continuellement. Trop intransigeante envers elle-même, la jolie jeune femme fantasme tellement la perfection et ce que les autres attendent d’elle que son inconscient est à l’affût du moindre signe de faiblesse pour la faire basculer. L’émergence de son alter ego maléfique, le cygne noir, ne pourra qu’être une expérience intense et violente.

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Cependant, Black Swan n’est pas un film sur la schizophrénie et joue avec de nombreux genres : le film sportif (ici la danse, filmée de manière assez inédite), le thriller psychologique, le fantastique, le conte macabre — un peu à l’image des Chaussons Rouges, qui a inspiré le film du même nom de Michael Powell — le drame… Et il réussit avec une maestria époustouflante à les transcender pour former une œuvre saisissante sur l’abandon de soi dans l’acte créatif. Nina devra faire céder toutes ses barrières intérieures pour pouvoir faire corps avec son double-rôle, lui donner vie sur scène et non l’illusion de la vie.

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Cette quête de vérité profonde et intense, touchant au mysticisme était déjà présente dans les précédents films de Darren Aronofsky. Le jeune mathématicien génial de Pi (1998), tout à sa transe créative, repoussait ses limites physiques et mentales dès l’ouverture du film, flirtant déjà avec la folie. Entre l’illumination positive à l’origine de la naissance d’œuvres ou de découvertes importantes et le surmenage physique et émotionnel qui nous fait voir du sens là où il n’y en a pas, la frontière est parfois ténue et le cinéaste semble affectionner ces idéalistes entièrement dévolus à leur art, quitte à lui sacrifier leur vie et leur équilibre personnel, continuellement sur le fil à la recherche d’un absolu immatériel.

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Qu’est-ce qu’une grande œuvre ou une grande performance ? Quelque chose de parfaitement maîtrisé, techniquement irréprochable tout en ayant une âme qui touche le public droit au cœur et aux tripes ? Comment trouver l’équilibre entre cette maîtrise, cette rigueur et ce lâcher-prise sensoriel si dur à cerner ? Cette question lancinante hante Black Swan du début à la fin et lui donne toute sa fièvre, son intensité. Au départ, Nina, si timide et angoissée, danse à la perfection mais sans âme véritable. Bridée par la peur de décevoir, elle craint l’imperfection plus que tout et en paraît froide et mécanique alors que la passion pour son art la dévore pourtant. Le film observe comment ses instincts vont reprendre le dessus, rendant ses performances de plus en plus incandescentes.

Sombres miroirs

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Deux autres personnages féminins serviront de miroir à ses obsessions : la célèbre danseuse étoile Beth MacIntyre (Winona Ryder), renvoyée brutalement de la troupe par Thomas en raison de son âge et Lily (Mila Kunis), une nouvelle venue aussi spontanée et ténébreuse que Nina est dans le contrôle permanent de ses émotions, s’efforçant de garder une surface lisse. L’héroïne idolâtre la première, qu’elle considère comme parfaite, au point de venir lui voler son rouge à lèvres dans sa loge. Elle noue une relation complexe et ambiguë d’amitié-rivalité avec la seconde, qui ferait un parfait cygne noir et arbore justement d’immenses ailes noires tatouées dans le dos.

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Mais Beth, tout aussi géniale qu’elle soit, est une névrosée ambulante, guidée par ses instincts les plus primaires. La fascination-répulsion de Nina pour Lily (par ailleurs réciproque) fait quant à elle basculer le film dans le thriller psychologique paranoïaque et rappelle des chefs d’œuvres de Roman Polanski tels que Répulsion (1965) et Le Locataire (1976). Le jeu de miroirs entre les deux danseuses devient de plus en plus complexe et éprouvant à mesure que Nina semble de plus en plus vampirisée par la personnalité de Lily, au point de la soupçonner de vouloir “prendre sa place”.

Et là réside l’autre grande force du film, à savoir donner une telle réalité à l’aspect fantastique des hallucinations de son héroïne qu’il serait réducteur de ne voir Black Swan que comme un film sur la folie. Le film de Darren Aronofsky est prenant, angoissant au point de parfois en devenir terrifiant et le contraste entre l’aspect documentaire, ultra-réaliste de prime abord et l’étrange sombre et poétique qui le contamine de plus en plus en fait une œuvre d’une force singulière, très difficilement classable.

Requiem pour un cygne

image cygne noir natalie portman black swan

Le ballet qui clôture logiquement le film, monstrueusement beau, est quant à lui un des sommets du cinéma de ces dernières années. La musique de Tchaïkovski a été retravaillée par un Clint Mansell en grande forme, lui donnant une belle intensité ténébreuse tandis que la réalisation d’Aronofsky se fait aussi enfiévrée que la danse de Nina. Natalie Portman, qui avait suivi une formation classique enfant, danse réellement dans toutes les scènes, ce qui a donné au cinéaste une grande liberté pour filmer toutes les séquences de danse et le final en particulier. Sa caméra fait corps avec celui de l’actrice, tournoie et nous met tellement dans la peau de l’héroïne que notre cœur s’emballe et ne cessera de tambouriner jusqu’au générique, nous laissant lessivés sur notre siège.

image danseuses black swan

Car, évidemment, Black Swan ne peut se conclure par un simple ballet triomphal et la tension dramatique et tragique de la transformation de la pure et fragile Nina en flamboyant cygne noir atteint son apogée dans ce final diablement éprouvant pour les nerfs. Pas de surprise puisque le film déploie dès le départ sa mécanique implacable (comme Requiem for a Dream d’ailleurs), calquée sur celle du Lac des Cygnes. On sait au fond bien vite comment tout cela va finir — encore que la fin puisse laisser la place à diverses interprétations — mais ce jusqu’au-boutisme du personnage renforce la tension et l’impact du long-métrage.

image rouge natalie portman black swan

Natalie Portman, sublime, trouve là le meilleur rôle de sa brillante carrière et il serait fort injuste que l’Oscar lui échappe (edit : elle l’a bien remporté) tant elle brille et captive de bout en bout dans les différents registres que le rôle de Nina lui permet d’alterner avec un naturel confondant. Le reste du casting est à la hauteur, qu’il s’agisse de Mila Kunis, qui parvient à exister dans le rôle de Lily, capital pour la transformation progressive de Nina, Vincent Cassel en directeur manipulateur et ambigu autant tête à claques qu’intrigant, Winona Ryder en danseuse étoile vieillissante et névrosée, Barbara Hershey en mère aimante mais autoritaire et étouffante…

Pas un seul faux pas n’est à déplorer dans ce qui est sans doute le film le plus fascinant de son auteur. Travaillant ses thématiques de prédilection, Darren Aronofsky parvient à les transcender, leur donnant plus que jamais chair. Comme les danseurs étoiles, il a en quelque sorte réussi à trouver un équilibre fragile mais idéal entre maîtrise et lâcher prise. Narrativement et sensoriellement prenant, Black Swan est une expérience de cinéma trop rare qui fait aimer la création artistique d’autant plus passionnément.

Article écrit par

Cécile Desbrun est une auteure spécialisée dans la culture et plus particulièrement le cinéma, la musique, la littérature et les figures féminines au sein des œuvres de fiction. Elle crée Culturellement Vôtre en 2009 et participe à plusieurs publications en ligne au fil des ans. Elle achève actuellement l'écriture d'un livre sur la femme fatale dans l'œuvre de David Lynch. Elle est également la créatrice du site Tori's Maze, dédié à l'artiste américaine Tori Amos, sur laquelle elle mène un travail de recherche approfondi.

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