L’Amérique et ses mythes
Le cinéma des frères Coen s’est toujours nourri des mythes de l’Amérique, y compris ceux de l’Amérique profonde, mais ils n’avaient jusque-là jamais réalisé de western, genre de
l’Amérique mythique par excellence. C’est maintenant chose faite avec True Grit, adaptation du roman de Charles Portis déjà porté à l’écran par Henry Hathaway en 1969 avec John Wayne dans le rôle de l’U.S. Marshal Rooster Cogburn.
Les cinéastes retrouvent Jeff Bridges, douze ans après The Big Lebowski, dans le rôle de ce personnage d’ivrogne vieillissant doué de la gâchette engagé par une adolescente de quatorze ans pour retrouver et arrêter le meurtrier de son père, qui a fui en territoire indien. L’acteur, en très grande forme, fait de Cogburn un personnage à la fois imposant et ridicule, drôlissime lorsqu’il essaie de prouver son habileté au tir, touchant lorsque son armure se fendille au contact de cette gamine qui ne s’en laisse pas compter.
Si certains n’ont pu s’empêcher de vouloir comparer l’acteur à John Wayne, je n’ai pour ma part pas encore vu 100 dollars pour un shérif, je m’abstiendrai donc. Par ailleurs, les deux films semblent très différents, ne serait-ce que par la réalisation et le ton employé, donc pourquoi mesurer le mérite de Jeff Bridges à l’aune de la performance du mythique acteur ? L’U.S. Marshal de True Grit est un héros très coenien qui rend hommage – tout autant qu’il les tourne en dérision – aux vieux loups de l’Ouest américain.
Car True Grit n’en demeure pas moins un projet ambitieux sous des dehors classiques. Le film fait ainsi preuve d’un humour percutant qui permet de détourner subtilement les codes du western hollywoodien traditionnel auquel il rend par ailleurs le plus beau des hommages, se hissant à la hauteur (dans un genre plus léger) du crépusculaire Impitoyable de Clint Eastwood, qui venait raviver le genre il y a dix-huit ans de cela.
Une approche trop conventionnelle ?
Pourtant, malgré les excellentes critiques qu’il a reçues en général, ce quinzième long-métrage des frères Coen est loin de faire l’unanimité. Certains lui reprochent son approche trop classique, trop respectueuse du genre là où No Country for Old Men (2007), sans être un western, dynamitait les mythes de conquêtes de l’Amérique en livrant une oeuvre métaphysique cruelle et sans concessions. On a pu entendre, comme un refrain, que les frangins, adoubés par Hollywood et un système auquel ils faisaient la nique, avaient retourné leur veste pour livrer un film « grand public ». La preuve de cet opportunisme étant les multiples nominations aux Oscars que le film a recueilli (même s’il est injustement reparti les
mains vides).
True Grit est certes plus classique et moins sombre, moins dérangeant que No Country for Old Men, qui leur avait valu un succès critique unanime, mais pourquoi vouloir à tout prix comparer deux films aussi différents, qui n’ont clairement pas la même visée ? Ce mépris de la « simplicité » et du « grand public » est non seulement hypocrite (Clint Eastwood n’est-il pas acclamé par la critique pour des oeuvres fortes mais souvent jugées « classiques » par leur réalisation et leur capacité à fédérer un large public ?) mais surtout ridicule. Si l’on devait faire la moue sur les films hollywoodiens nominés aux Oscars, même si l’on s’épargnerait quelques oeuvres périssables, on devrait surtout tirer un trait sur un paquet de chefs-d’oeuvre. Rigueur et intelligence ne sont pas uniquement l’apanage des films hors de toutes conventions et cette propension à vouloir diviser le cinéma des Coen en deux moitiés, l’une géniale et l’autre purement consommable, revient à schématiser une oeuvre qui fait fi des frontières entre cinéma d’auteur et cinéma de divertissement, même si certains de leurs films sont en effet plus axés d’un côté ou de l’autre.
Un classique campé par une héroïne singulière
Par sa beauté (la photographie de Roger Deakins est encore une fois magnifique), la qualité de sa narration, prenante d’un bout à l’autre, ses personnages aussi drôles que complexes et son ampleur générale, True Grit est définitivement un classique, et non un film conventionnel se contentant de rendre hommage aux classiques hollywoodiens. Bien sûr, on peut comprendre ceux qui ont tellement été marqués par No Country for Old Men ou encore par la froide absurdité de A Serious Man (2009) qu’ils ont du mal à revenir à un ton somme toute plus léger, plus familier. Mais les frères Coen n’ont absolument pas à rougir de ce film « grand public » de haut vol, qui prouve qu’ils demeurent imprévisibles, électrons libres passant d’un genre à l’autre avec aisance, quitte à perdre une partie de la critique ou du public, qui peut avoir du mal à trouver de la cohérence dans cette évolution qui n’en est pas vraiment une. Joel et Ethan ne taillent certainement pas une route droite, où chaque film serait une nouvelle étape prolongeant ou surpassant les caractéristiques de la précédente. Ils semblent préférer les hiatus, les ruptures, les allers-retours, ne pensant pas à un quelconque plan de carrière… laquelle a déjà de quoi laisser rêveur.
Ils se font donc plaisir, semblant s’amuser comme des petits fous pour nous immerger aux côtés de leurs héros comme jamais. La distance ironique et décalée vis-à-vis des personnages, qui était souvent une de leurs marques de fabrique, disparaît ici au profit d’une identification profonde et immédiate avec la jeune Mattie Ross (Hailee Steinfeld, géniale dans ce premier rôle d’envergure), jeune fille de quatorze ans des plus singulières dans le cadre d’un western.
En effet, elle n’apparaît pas comme un objet de désir en raison de son sexe, ni comme étant sans défense en raison de son âge. Elle manie au contraire les mots avec l’aisance et la maturité d’untireur d’élite et se trimballe en permanence avec le revolver paternel, dont elle n’hésitera pas à se servir malgré son inexpérience. Comme elle précise à Cogburn lors de leur rencontre qu’elle ne peut pas rentrer dans le saloon puisqu’elle est mineure, nous ne verrons de celui-ci que les misérables toilettes extérieures où le marshal se soulage. Et les cinéastes nous épargnent toute comparaison entre la féminité gauche et juvénile de Mattie (traitée de laideron par le texas ranger LaBoeuf) et celle d’une pulpeuse et aguicheuse prostituée, qu’on ne verra donc à aucun moments puisque généralement les courtisanes vont de pair avec les saloons.
True Grit est en ce sens loin d’être un film banal et voir Cogburn et LaBoeuf (Matt Damon, surprenant en texas ranger rustre et macho) se faire mener par le bout du nez à leur corps défendant par cette petite nana est tout à fait jouissif, d’autant plus que la jeune Hailee Steinfeld en impose face à ces deux acteurs (plus un Josh Brolin en « homme des cavernes ») charismatiques. Les dialogues sont souvent aussi percutants que l’humour de certaines scènes (ah ! la scène de tir de bouteille et de morceaux de pommes, inénarrable). Le film sait également se faire, par moments, brutal et poétique, notamment dans le dernier tiers, qui regorge de quelques passages joliment sadiques et de séquences oniriques de toute beauté, comme cette magnifique chevauchée nocturne, qui restera longtemps en mémoire.
Par sa maîtrise et sa beauté formelle, mais également par l’hommage aussi respectueux que subtilement décalé qu’il rend au western américain, True Grit a l’envergure d’un véritable classique, certes plus sage et moins sombre qu’une partie de la filmographie des frères Coen, mais non moins inspiré.