[Critique] Barton Fink — Joel et Ethan Coen

Caractéristiques

  • Réalisateur(s) : Ethan & Joel Coen
  • Avec : John Turturro, John Goodman, Judy Davis, Michael Lerner, John Mahoney, Tony Shalhoub, Steve Buscemi...
  • Genre : Comédie, Thriller, Satire
  • Pays : Etats-Unis
  • Durée : 1h56
  • Date de sortie : 25 septembre 1991 (France)
  • Note du critique : 9/10

Les frères Coen à Mulholland Drive

Satire grinçante et onirique sur l’industrie hollywoodienne, Barton Fink peut de prime abord surprendre par son atmosphère surréaliste qui rappellera étrangement David Lynch. Qu’il s’agisse du plan où la caméra plonge dans le siphon de l’évier, provoquant un fondu au noir (semblable, en ce sens, au plan de l’oreille de Blue Velvet), de certains personnages secondaires ou des fondus enchaînés, beaucoup de choses évoquent l’univers du réalisateur de Mulholland Drive. Dans un premier temps, ce quatrième long-métrage des frères Coen semble donc être le résultat d’une étrange fusion entre leur univers tragi-comique personnel et celui de
Lynch.

En ce sens, il semble logique que Mulholland Drive évoque, en retour le film des frères Coen (pour la scène avec le producteur, en particulier) et les deux oeuvres sont souvent mises en parallèle et comparées dans le cadre d’analyses cinématographiques.

Hollywood peut-il penser ?

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Mais, évidemment, Barton Fink s’élève bien au-delà de cette simple atmosphère lynchienne : véritable OVNI (qui ébranla fortement les festivaliers au moment de sa présentation à Cannes), il s’agit d’un film aussi drôle que grinçant et désespéré, sans concessions sur le système hollywoodien mais totalement jubilatoire, faisant preuve d’un grand sens cinématographique.

Barton Fink (John Turturro, impressionnant) est un jeune auteur de théâtre new-yorkais surdoué des années 40, engagé par le grand studio hollywoodien Capitol pour écrire le scénario d’un film de catch. Logé dans une chambre d’hôtel minable aux murs qui suintent continuellement à cause de la chaleur, il se retrouve isolé dans une atmosphère de plus en plus étrange et est confronté au fameux complexe de la page blanche. Il finira par trouver une source inopinée d’inspiration alors que les événements dégénèrent de plus en plus.

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Barton Fink, Barton pense… le choix du nom du héros apparaît d’autant plus clairement que nous nous trouvons tout le temps dans la tête de ce dernier en fin de compte. Le personnage se retrouve, lors de la première demi-heure, confronté à un véritable choc des cultures lorsque lui, le juif new-yorkais cultivé mais replié sur lui-même, découvre la Californie, sa mentalité en apparence plus ouverte et chaleureuse cachant un pur intérêt pour les affaires. Il n’est alors pas étonnant que le vieil hôtel où échoue le héros dégage immédiatement ce sentiment d’inquiétante étrangeté cher à Freud et cette dualité traverse tout le film, le conditionne.

D’un côté, le gros boss du studio accueille Barton comme un dieu vivant, un génie de la prose capable d’écrire des merveilles, de l’autre, le jeune auteur est livré à lui-même et soumis à des pressions. L’ironie est qu’il est supposé écrire le scénario d’un film de série B, et non une grande oeuvre dramatique. Le studio veut acheter son aura d’intellectuel new-yorkais reconnu mais ne veut surtout pas d’une oeuvre intellectuelle et profonde, il veut un divertissement bien emballé. A mesure que le film avance, les frères Coen mettent de plus en plus en avant le fait que leur héros est prisonnier de ce cadre rigide qui l’avale vivant sans jamais le broyer tout à fait. Sa chambre d’hôtel et Hollywood deviennent une parfaite idée de l’Enfer sur Terre et on sent bien, au passage, que les cinéastes en profitent pour régler là quelques comptes avec cette industrie dont ils sont toujours restés un peu en marge, même avec leurs oeuvres plus grand
public.

Prisonnier des images

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Ne pouvant s’échapper, Barton ne peut que fixer le mur face à son bureau à chaque fois que la pression se fait trop forte. Il faut dire qu’à ce mur est accroché le tableau d’une baigneuse assise sur la plage sous un parasol et contemplant de dos l’océan. Vision de rêve inaccessible et mensongère, cette image parcourt tout le film jusqu’à la scène finale, dont je vous laisse la surprise, qui clôture les aventures du héros sur une ultime note d’ironie cinglante et désespérée des plus savoureuses. Cette double-nature des images, lisses et rassurantes de prime abord mais qui cachent en réalité une grande cruauté, piège d’ailleurs bien vite le héros, extrêmement naïf malgré son intelligence. Cet aspect du personnage nous le rend d’ailleurs très sympathique, alors qu’il aurait pu facilement apparaître comme un intellectuel élitiste et bourgeois coupé de “l’homme de la rue” sur lequel il est censé écrire.

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Si l’image d’Arthur Miller est dans un premier temps convoquée, les Coen s’en écartent vite pour dresser le portrait d’un passionné  vivant dans son monde, en ce sens un peu autiste, et qui se retrouve dépossédé de tous repères dans le “monde réel”, fabriqué de toutes pièces.  Pour l’anecdote, le personnage de l’écrivain W.P. Mayhew (John Mahoney), idole absolue de Barton, est de toute évidence fortement inspiré de William Faulkner, courtisé par Hollywood dans les années 40-50, mais dont le degré
d’alcoolémie l’a rendu tout à fait contre-productif, obligeant les studios à faire appel à d’autres scénaristes tout en conservant son nom au générique (en ce qui concerne La Terre des Pharaons du moins).

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Réalisé avec rigueur et maestria, campé par des interprétations toutes aussi impressionnantes les unes que les autres (John Goodman dans le rôle de Charlie Meadows, le confident pataud de Barton, est hilarant) , Barton Fink n’a donc pas volé sa Palme d’Or, son Prix de la Mise en Scène et son prix d’interprétation masculine (pour John Turturro) à Cannes. Une pluie de distinctions qui avait fait polémique à l’époque. S’ils sont aujourd’hui considérés comme des génies quasi-intouchables, les deux frangins étaient à
l’époque beaucoup plus incompris et beaucoup avaient été déstabilisés par le film. Pour étrange que soit le film, la qualité de l’ensemble est tellement haute, le résultat tellement jouissif, qu’on a aujourd’hui du mal à imaginer que certains grands journaux l’aient trouvé purement mauvais et grotesque à l’époque. Certains doivent s’en mordre les doigts…

Toujours est-il que le jury présidé par Roman Polanski (réalisateur du Locataire, film fantastique aussi génial… qu’étrange) a su voir la qualité et le caractère unique du film des frères Coen, dont la carrière se trouva ainsi boostée. Vingt ans après sa sortie, le film n’a pas vieilli et reste toujours aussi actuel dans sa vision de l’ndustrie cinématographique. Sans conteste une grande palme.

Article écrit par

Cécile Desbrun est une auteure spécialisée dans la culture et plus particulièrement le cinéma, la musique, la littérature et les figures féminines au sein des œuvres de fiction. Elle crée Culturellement Vôtre en 2009 et participe à plusieurs publications en ligne au fil des ans. Elle achève actuellement l'écriture d'un livre sur la femme fatale dans l'œuvre de David Lynch. Elle est également la créatrice du site Tori's Maze, dédié à l'artiste américaine Tori Amos, sur laquelle elle mène un travail de recherche approfondi.

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