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[Critique] Cœurs, le temps tombe en flocons

Caractéristiques

  • Titre : Cœurs
  • Réalisateur(s) : Alain Resnais
  • Avec : Sabine Azéma, Isabelle Carré, Pierre Arditi, André Dussollier, Lambert Wilson, Claude Rich (voix)...
  • Distributeur : StudioCanal, France 2 Cinéma
  • Genre : Comédie, drame
  • Pays : France
  • Durée : 2h
  • Date de sortie : 2006
  • Note du critique : 9/10

Cœurs d’Alain Resnais est un film magnifique, malheureusement quelque peu négligé à sa sortie, vertigineux par le grand écart incessant qu’il fait entre rire et larmes, vie et mort. Dans cet article, à la fois critique et analyse, je vais m’intéresser à deux figures qui rattachent étonnement ce film à la science-fiction… Pourtant, c’est un film qui se passe aujourd’hui, non? Oui, mais je veux justement montrer par l’exemple de ce film écrit par Jean-Michel Ribes (d’après Alan Ayckbourn) qu’il faut rompre avec l’idée qu’un genre cinématographique se limite à une utilisation de codes.

Il faut préciser pour commencer que le cinéaste Alain Resnais est un grand amateur de comics et de science-fiction, mais qu’il a seulement abordé ouvertement la science-fiction dans Je t’aime, je t’aime (1968), film sur le voyage mental dans le temps qui annonce Eternal Sunshine of the Spotless Mind(Michel Gondry, 2004). Dans cet article, je vais analyser le motif de la neige dans le film Cœurs : celle qui tombe du ciel envahie le film, et celle de la cassette VHS où plus rien n’est enregistré dessus. Vous découvrirez ainsi qu’il y a dans ce film plus de science-fiction que dans bien d’autres qui se rattachent ouvertement à ce genre…

Le film Cœurs d'Alain Resnais

La neige, lien entre les espaces et les êtres

Dans Cœurs la neige qui tombe sans cesser est le seul lien qui relie les différents espaces du film, à travers des fondus enchaînés où elle se superpose durant quelques courts instants sur le lieu intérieur où se déroule la séquence. Aucune scène du film ne se déroule à l’extérieur, tout est tourné en studios, le film affichant avec une superbe élégance son origine théâtrale et sa nature cinématographique. Pourtant, le film d’Alain Resnais tout entier se déroule à l’extérieur à cause de cette neige qui tombe sans arrêt derrière les fenêtres, reliant des séquences aux lieux, intrigues et personnages hermétiquement fermés, aux actes séparés par des fondus au noir.

André Dussolier dans le film Cœurs d'Alain Resnais

A l’inverse de l’étanchéité de ces séquences, le dehors s’infiltre à l’intérieur du dedans, mettant d’autant plus en évidence l’espace commun inhabité entre les êtres. Les personnages de Cœurs ne parviennent pas à se rapprocher les uns des autres, et lorsqu’ils y parviennent, la neige est toujours là pour tomber et leur rappeler à quel point l’existence est éphémère. Car à travers la neige, c’est la nostalgie qui resurgit parce que sa beauté pure sera bientôt tâchée, réduite à l’état de flaque d’eau boueuse.

Mais la neige ici ne possède pas cette seule symbolique conventionnelle, elle est l’incarnation d’un présent éternel et de l’entropie qui ronge dans la littérature de science-fiction les univers de Philip K. Dick, et dont la pluie de Blade Runner (Ridley Scott, 1982), adapté d’un de ses roman, est la représentation. Les personnages de Cœurs ne cessent de rappeler que la neige ne cesse pas de tomber, et ainsi qu’il ne semble pas y avoir de fin. C’est l’existence elle-même qu’incarne la neige, présent aussitôt disparu, et nous ne la verrons jamais cesser de tomber, puisque nous ne verrons jamais le monde par-delà notre mort. Cette dernière s’infiltre partout à travers la neige qui se dépose sur les vêtements, et dont les personnages s’empressent de se débarrasser, où qui se met à tomber à l’intérieur d’un appartement. L’horrible vérité que la neige rend visible à chaque instant, c’est cette frontière ténue entre vie et mort, qui n’existe que le temps éphémère de l’existence.

André Dussolier dans le film Cœurs d'Alain Resnais

Du Big Bang à la TV, le temps de la neige

La figure de la neige se rattache dans le dernier plan du film à une autre, technologique : la cassette vidéo. Le personnage incarné par Sabine Azéma prête à celui joué par André Dussolier des VHS d’une émission religieuse qu’elle enregistre chaque semaine. Il les regarde car il est amoureux d’elle et cherche à mieux la connaître, et s’aperçoit que ces émissions sont enregistrées par-dessus des films pornographiques dans lesquels elle a joué autrefois. Le présent est ainsi enregistré par-dessus le passé, ce qui fait de la cassette vidéo la métaphore à la fois de la fuite du temps et de l’oubli qui noie l’existence dans un éternel présent. Mais la technologie, déjà obsolète de la VHS, permet d’entrevoir un autre temps masqué par celui enregistré, une autre existence possible.

Sabine Azéma dans le film Cœurs d'Alain Resnais

Mais à la fin du film Cœurs, l’enregistrement de la cassette est fini, il n’y a pas de passé que l’on peut entrevoir à travers les brèches temporelles de la VHS. La bande magnétique, toutefois, n’est pas finie : il n’y a plus rien d’imprimé dessus. Il n’y a que le brouillage des ondes électromagnétiques, la fameuse « neige » des téléviseurs cathodiques et des bandes VHS qui a disparue à l’heure du numérique. C’est ainsi que les deux figures, la neige du ciel et la « neige » de la télévision, se rejoignent. Mais d’où vient cette « neige » de la VHS ? De toutes les ondes qui nous entourent, de l’univers entier. En effet, une petite partie de ce brouillage a été provoqué par le Big Bang qui, selon les théories actuelles, aurait provoqué la formation des atomes et de l’univers, et même du temps, puisqu’il est lié à l’espace. La « neige » de la VHS est ainsi l’image de notre origine, de la vie, mais aussi du néant.

Image du film "Cœur" d'Alain Resnais.
Image du film Cœur d’Alain Resnais.

« Tu es poussière et tu retourneras à la poussière » dit la Bible, il faut préciser qu’il s’agit de poussières d’étoiles, comme l’a fait remarquer une lectrice de Patience dans l’azur à l’astrophysicien Hubert Reeves. Le film d’Alain Resnais crée ainsi une métaphore de l’existence par la mise en scène de la technologie, ce qui rattache sa réflexion à la science-fiction, montrant que la pensée de la science-fiction dépasse la simple classification des genres, parce qu’elle est avant tout une manière de penser le monde à travers les métaphores technologiques.

Version corrigée de l’article paru le 5 juin 2009 sur le blog de l’auteur, puis 1er octobre 2013 sur Ouvre les Yeux.

Article écrit par

Jérémy Zucchi est auteur et réalisateur. Il publie des articles et essais (voir sur son site web), sur le cinéma et les arts visuels. Il s'intéresse aux représentations, ainsi qu'à la science-fiction, en particulier aux œuvres de Philip K. Dick et à leur influence au cinéma. Il a participé à des tables rondes à Rennes et Caen, à une journée d’étude sur le son à l’ENS Louis Lumière (Paris), à un séminaire Addiction et créativité à l’hôpital Tarnier (Paris) et fait des conférences (théâtre de Vénissieux). Il a contribué à Psychiatrie et Neurosciences (revue) et à Décentrement et images de la culture (dir. Sylvie Camet, L’Harmattan). Contact : jeremy.zucchi [@] culturellementvotre.fr

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