En 1957, le critique de cinéma anglais Alexander Walker demanda à Stanley Kubrick, qui venait de recevoir un paquet de films de science-fiction japonais à visionner : « Vous allez faire un film de space-opera ? » Le cinéaste lui lança un regard noir et soupçonneux et lui répondit : « Je vous en prie ! Faites très attention à ce que vous écrivez ! » (Piers Bizony, 2001, le futur selon Kubrick, édition Cahiers du Cinéma, 2000, p.68). Onze ans plus tard, public et critiques déroutés et/ou émerveillés découvrirent 2001 : l’Odyssée de l’espace (1968), chef-œuvre de Kubrick, de la science-fiction et du cinéma. Cette anecdote résume bien les nombreuses difficultés rencontrées par le cinéma de science-fiction afin d’être reconnu par les critiques, grâce au film de Kubrick, comme un genre majeur et, chose extraordinaire, adulte. Le désir du cinéaste de proposer une vision du futur vraisemblable est patent, mais était-ce son seul but?
Film lent, déroutant, 2001 : l’Odyssée de l’espace ne se contente pas d’être une représentation précise d’un futur de l’humain dans l’espace ou l’expression cinématographique la plus belle de la « culture trip » de son temps, mais vise à emporter le spectateur dans un voyage spirituel grâce à une véritable liturgie audiovisuelle… Derrière les apparences de « documentaire sur le futur » du film (qui devait s’ouvrir et se clôturer par des entretiens avec des scientifiques), la science-fiction a offert à Stanley Kubrick ce qu’il recherchait plus que tout : des métaphores, pour un nouveau mythe.
La science-fiction comme récit de l’évolution humaine
Stanley Kubrick déclarait en 1968 : « Si 2001 provoque en vous des émotions, s’il stimule votre inconscient, vos penchants pour la mythologie, il aura atteint son but. » (ibid, p. 22) 2001 : l’Odyssée de l’espace fut loin d’être sans descendance, car les meilleurs films de science-fiction ont créé une véritable mythologie des temps modernes, ancrée à la fois dans le passé, le présent et le futur. Ces nouveaux mythes composent culture populaire de masse, réactualisant les mythes anciens et conservant la valeur universelle de ces derniers à travers leur recherche de l’Origine.
En effet, 2001 : l’Odyssée de l’espace témoigne d’une volonté incroyable de créer une mythologie universelle et de réinventer nos origines, qui a fortement dérouté ses premiers spectateurs et qui continue de surprendre aujourd’hui. Piers Bizony raconte ses premières impressions, lorsqu’il vit le film à sa sortie, à l’âge de neuf ans : « Le film commençait bien : un lever de soleil dans l’espace, et une musique très forte, très excitante. Dix minute plus tard je commençai à m’ennuyer. J’étais déçu. Je me disais que les séquences d’ouverture avec les singes devaient provenir d’un autre film, et que le projectionniste s’était trompé de bobines. » (ibid., p.8.)
Le petit Piers Bizony ne fut pas le seul à penser cela : le soir de la première devant le Tout-Hollywood, deux-cent quarante personnes (dit-on) quittèrent la salle… En effet, quoi de plus déroutant et paradoxal qu’un film de science-fiction dont l’action débute il y a quatre millions d’années? Pourtant, quoi de plus logique pour un artiste souhaitant remonter aux origines de l’humanité et des mythes? Car avec 2001 : l’Odyssée de l’espace, Stanley Kubrick ne s’est pas contenté de réaliser « le film de space opera de référence » (selon ses propre termes) et de révolutionner le langage cinématographique, il est parvenu à raconter l’origine et l’évolution de l’espèce humaine, depuis les australopithèques jusqu’aux vaisseaux spatiaux. Du désert africain jusqu’à « Jupiter et au-delà de l’Infini » (carton du film). Du pré-humain au surhomme.
Cette évolution est scandée dans 2001 : l’Odyssée de l’espace par l’apparition de solennels monolithes noirs, obscurs signes d’une intelligence extraterrestre supérieure (divine ?). En effet c’est cette dernière qui a inspiré aux pré-humains l’utilisation des os comme armes. Ceux-ci ont permis aux hommes-singes de chasser, terrasser leurs ennemis, conquérir le monde et devenir hommes. Puis le fameux raccord bondissant substitue l’os gourdin par un vaisseau spatial thermonucléaire. Un geste, un os jeté en l’air après le premier meurtre, et voilà l’humanité et sa science triomphante en route vers les étoiles. La plus belle ellipse du cinéma (le progrès), et la plus effrayante (le meurtre).
L’humanité et son évolution sont ainsi représenté en un seul mouvement, et un seul chapitre. En effet le découpage du film 2001 : l’Odyssée de l’espace réunit le prologue préhistorique et les séquences situées en 2001 jusqu’à la découverte du deuxième monolithe en un même chapitre : « l’aube de l’humanité ». Ainsi, ce n’est pas parce que l’être humain a colonisé la lune qu’il est devenu homme. Il est une espèce en perpétuel devenir : son futur étincelant est déjà du passé.
Ordres et désordres de 2001, l’odyssée de l’espace
Dans 2001 : l’Odyssée de l’espace, Stanley Kubrick orchestre deux mouvements contraires : d’un côté le contrôle absolu, de l’autre le surgissement de l’imprévu. Autrement dit, le cinéaste met en scène les tentatives de l’être humain de maîtriser ce qu’il croit à tort pouvoir posséder (les astres, l’espace interplanétaire, la psyché d’une intelligence artificielle). C’est le conflit qui est au cœur de l’œuvre même de Stanley Kubrick : souvenons-nous de Barry Lyndon avec ses peintures reconstituées quasi figées dans leur perfection, qui brusquement s’effondrent par l’irruption de la caméra portée lors de combats au corps à corps. La séquence du concert, où Barry frappe son beau-fils Lord Bullingdon est comme un éclair qui soudain jailli avec toute sa violence, et s’abat sur ces demeures bien ordonnées.
Michel Ciment cite dans son ouvrage célèbre sur Kubrick cette phrase très appropriée de Paul Valéry : “Deux dangers menacent le monde : l’ordre et le désordre.” L’ordre et le désordre, le prévu et l’imprévu, la forme définie et l’infini, sont figurés visuellement dans le film 2001 : l’Odyssée de l’espace. Le film affirme en effet, jusqu’à la plongée au cœur du monolithe, la délimitation rigide des choses par la fixité et le design clair des vaisseaux spatiaux. Pas de zones d’ombres incertaines, mais au contraire une blancheur éblouissante qui contraste avec le noir silencieux du vide interplanétaire.
C’est là le lieu du danger, car le noir absolu est le territoire de l’absence de formes et de repères. Il deviendra le lieu de la mort, à travers le cadavre de Poole que Dave n’a d’autre choix que de laisser dériver dans le vide. Mais l’incertitude des formes était déjà présente à travers reflets et projections : sur les casques des astronautes ; sur l’œil rouge de l’ordinateur Hal 9000 où se reflètent les corps déformés des astronautes promis à la mort ; et enfin par la déformation du regard-caméra de l’ordinateur qui rend si insignifiants ceux qui sont censés détenir le contrôle de la mission. Déjà morts.
Que deviendra le visage humain lorsqu’il sera confronté aux images d’un cosmos dont il n’est qu’un infime composant? Il se réduira de plus en plus à des déformations instantanées lors de la plongée dans le monolithe à la fin de 2001 : l’odyssée de l’espace. Les procédés cinématographiques s’affichent clairement dans cette séquence à travers les différents paysages survolés et les gros plans de l’œil de Dave dont ne subsiste plus à chaque fois que deux couleurs saturées. Les formes ne sont plus définies, se métamorphoses par l’effet de ce traitement. L’incertitude éclate au grand jour, tout repères spatiaux et temporels abolis.
Le monolithe, projection de notre absence
Le brouillage progressive des formes de 2001 : l’Odyssée de l’espace et l’émergence de l’incertitude qui l’accompagne trouveront leur accomplissement dans la plongée dans le monolithe à la fin du film, puis dans la séquence finale de la chambre d’hôtel. Dans cette dernière, si impertinente, Dave devient à la fois sujet et objet de ses projections, jusqu’à sa mort face au monolithe-écran, source et absorption finale de toute projection.
En effet, le monolithe de 2001 : l’Odyssée de l’espace est semblable à une plaque photographique, surface obscure réagissant à la lumière du soleil et sur laquelle s’impriment nos fantasmes, sans apparaître toutefois. Le monolithe peut aussi être interprété comme un écran de cinéma inversé, noir, dont les proportions évoquent celles du Cinerama utilisé par Kubrick, mais disposé verticalement. Il faut noter à ce propos que le monolithe est à chacune de ses apparitions une surface impossible à franchir dans sa position verticale, malgré son apparence de porte sur un autre monde, et ceci ne sera possible uniquement lorsqu’il sera en orbite autour de Jupiter, disposé horizontalement.
La largeur de l’écran du film se confond avec celle du monolithe lors de la séquence où Dave pénètre à l’intérieur et traverse l’univers tout entier, de l’infiniment grand à l’infiniment petit. Le temps linéaire y est abolit au profit d’un temps cinématographique fragmenté, et d’un œil qui devient lui aussi celui du cinéma.
La répétition du temps est représentée par les saccades du montage, et sa fuite par sa compression dans la séquence finale de 2001 : l’Odyssée de l’espace qui montre « une temporalité à la fois saccadée et compressée » pour reprendre les mots de Philippe Fraisse. Dans cette scène, l’astronaute Dave Bowman ayant pénétré avec son vaisseau spatial dans le mystérieux monolithe noir se retrouve, après un voyage de part et d’autres de l’univers, dans une chambre meublé dans un style Louis XVI où il se voit y vivre et vieillir. Entrevoir est un terme plus juste, car chaque raccord regard transmute le personnage en son autre lui-même vieilli qui était l’objet de son regard.
L’existence se réduit à une poignée de minutes : le temps linéaire, continu, est supplanté par le temps cinématographique qui coupe, raccorde, modifie la chronologie. Dave se voit ainsi allongé dans son lit, mourant, comme Manfred du roman de Philip K. Dick Glissement de temps sur Mars (1963) qui se voit dépérir et mourir dans l’hospice, où règne « la Rongeasse », le temps comme pourrissement. Le cinéma est ainsi devenu la métaphore d’une réalité comme illusion de continuité : le temps que l’on croit linéaire et continu est fait de trous, de répétitions, d’alternatives, d’éléments discontinus.
Le temps est composé de faux-raccords, comme Dave Bowman le découvre à la fin de 2001 : l’Odyssée de l’espace. Le franchissement du seuil à travers la plongée à l’intérieur du monolithe puis la mort et la transformation de Dave en fœtus astral, est possible « parce que la chambre des désirs kubrickienne est vide de toute présence » écrit Philippe Fraisse. Le critique ajoute : « J’ai toujours vu 2001 comme l’histoire d’une humanité qui entre en contact avec un mécanisme très ancien, dont les inventeurs ont depuis longtemps disparu. » Nous connaissons ce mécanisme : c’est le cinéma.
Un film-rituel pour une conquête impossible
2001 : l’odyssée de l’espace est un des rares « films cultes » qui justifie pleinement l’usage de cette expression : faire l’expérience de ce film, c’est tenter d’être en communion avec l’univers et la caméra qui le saisit par la grâce des effets spéciaux de l’époque. C’est un rituel, oui, une « expérience non-verbale », selon l’expression de Stanley Kubrick, un rituel nécessaire en son époque où l’homme s’apprêtait à marcher sur la Lune et à peut-être aller au-delà : il s’agit ni plus ni moins d’une quête d’images impossibles, qui porte le rêve de voir ce que nul être humain ne peut contempler. Le film est imprégné de cette sorte d’aura que dégagent encore aujourd’hui les premières images de l’univers, il témoigne d’une foi profonde en la place de l’homme dans cet univers infini, mais aussi, de manière indissociable, des pouvoirs du cinéma.
Lorsque Stanley Kubrick réalisa 2001 : l’Odyssée de l’espace, le cinéaste fut confronté à deux problèmes : d’une part, rompre avec l’imagerie des films de science-fiction réalisés précédemment, et d’autre part affronter l’inimaginable, c’est-à-dire ces images de l’espace lointain que des sondes automatiques et quelques hommes rapportaient pour la première fois.
Je crois qu’il est difficile de ne pas demeurer mélancolique après la vision de 2001 : l’Odyssée de l’espace, tant la beauté des espaces infinis que nous ne pourrons jamais arpenter reste gravée dans la rétine. Face aux plans des astres du film de Stanley Kubrick, réalisé dix ans avant que la première sonde ne transmette les premières images de Jupiter, il me semble clair que l’homme contemple à la fois la beauté de l’univers et la capacité de l’homme à parvenir à voir jusqu’aux confins de l’espace et du temps grâce à la technologie.
Il n’y a pas d’hommes derrière l’objectif, mais Hubble, le satellite-télescope en orbite autour de la Terre qui remonte le temps par sa captation de la lumière des premiers temps. Il en est de même pour les images elles-mêmes, dont les couleurs souvent ne sont pas celles des objets observés eux-mêmes, au sens de la lumière et des couleurs que l’homme peut percevoir, mais selon un spectre bien plus vaste, ou par une combinaison de différentes captations, ou encore par une colorisation artificielle selon un code précis. Il nous semble qu’il y a alors mêlé à la fascination une frustration profonde : celle de ne pas pouvoir voir par soi-même. Plus que jamais peut-être, la science par ses images nous confronte à l’illusion, et à l’absence.
Qui survivra à l’humanité, au fin fond de l’espace interstellaire? Les sondes Voyager 1 et 2 et leurs yeux mécaniques qui seront alors éteints, mais qui auront vu ce que nul aujourd’hui n’a pu contempler de ses propres yeux… Il y a en moi après 2001 : l’odyssée de l’espace l’absence terrible de ces étoiles à peine entrevues dans le télescope où, enfant, j’avais jeté un coup d’œil, ce soleil qui m’avait sidéré.
Une transition bénéfique?
2001 : l’Odyssée de l’espace est non le récit de l’odyssée d’un homme mais de celle de l’espèce humaine. Cette vision progressiste et évolutionniste n’est néanmoins pas dépourvue de pessimisme : car si l’homme veut devenir Dieu et être fait de la même matière que ses créateurs, il doit utiliser la violence (l’os gourdin), abandonner tout passé et mourir. Guidé par un être supérieur malgré lui, manipulé, il est condamné à évoluer, sans échappatoire possible. Car la chambre d’hôtel au mobilier Louis XVI tape-à-l’œil dans laquelle Dave Bowman finit sa vie, étrange refuge hors du temps, n’est qu’une construction de son esprit.
Tout retour nostalgique dans le passé est illusoire. Certes Dave Bowman meurt puis retourne à l’état de fœtus, mais ce n’est pas là une régression, dans la mesure où il devient un « Enfant des Étoiles », selon le terme employé dans le roman éponyme d’Arthur C. Clarke et Stanley Kubrick écrit simultanément. Dave Bowman a quitté la Terre homme, il la revoit surhomme. Le retour est synonyme d’évolution, de renouveau, et non de fixation hors de l’espace et du temps.
Derrière l’optimisme positiviste de façade de 2001 : l’Odyssée de l’espace, derrière le regard de « l’Enfant des Étoiles », se cache toutefois de la souffrance : celle d’un homme condamné par le Temps à devenir surhomme. Stanley Kubrick est ainsi parvenu à élever le film de science-fiction au rang de nouveau mythe par la ré-interprétation qu’il propose de l’origine de l’humanité, de son évolution, de son devenir. Par sa seule écriture cinématographique, la mythologie a trouvé son nouveau médium : le cinéma de science-fiction.
Version revue et corrigée d’articles parus le 8 mai et le 21 septembre 2009 sur le blog de l’auteur, puis sur Éclats Futurs et Ouvre les Yeux.
Cet article sur le film 2001 : l’Odyssée de l’espace fait partie d’un dossier consacré aux rapports entre réalité de la conquête de l’espace et imaginaire.