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[Critique] The Light Princess Original Cast Recording : Tori Amos prend de la hauteur

image pochette the light princess original cast recordingDe 2006 à 2013, Tori Amos a travaillé d’arrache-pied sur une comédie musicale adaptée du conte du 19e siècle de George MacDonald, The Light Princess, en compagnie du dramaturge Samuel Adamson. Repoussé à plusieurs reprises, le spectacle débuta enfin sur la scène du National Theatre de Londres le 9 octobre 2013 sous la direction de Marianne Elliott et s’acheva en janvier 2014. Les critiques, globalement positives, applaudirent la mise en scène de Marianne Elliott. La musique de Tori Amos fut sujette à davantage de discussions cependant : tout en reconnaissant ses mérites, une partie des critiques reprochèrent à l’artiste de ne pas avoir composé de chansons suffisamment accessibles ou marquantes. Il faut dire que The Light Princess renoue avec les partitions les plus complexes du genre et puise également son inspiration dans la musique classique. Si l’ensemble n’est pas du tout inaccessible, on est bien loin des morceaux beaucoup plus conventionnels des comédies musicales actuelles.

Un album de qualité

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Une fois les représentations achevées, Tori Amos, qui a pour projet d’amener le spectacle à Broadway, se lança dans l’enregistrement d’un OCR (Original Cast Recording, soit une bande-originale) pour immortaliser The Light Princess de la manière la plus vivante possible. Pendant plus d’un an, elle supervisa l’enregistrement de tous les morceaux du spectacle dans son studio en Cornouailles en compagnie des différents interprètes et de Samuel Adamson. Le résultat, un double album paru le 9 octobre dernier chez Mercury Classics, est à la hauteur des espérances et même au-delà.

Il faut savoir que d’habitude, les cast recordings sont enregistrés à la hâte en quelques jours, d’où un résultat parfois moyen. Tori Amos, qui tenait à enregistrer un disque qui soit le plus fidèle possible au spectacle d’origine, a évidemment mis les bouchées doubles et pris son temps, en enregistrant l’album entre deux concerts et la promotion de son 14e album Unrepentant Geraldines. Grand bien lui en a pris car le résultat est bluffant. Bien qu’enregistré en studio, on a l’impression d’assister au spectacle en live ! L’album fera ainsi la joie des fans qui n’ont pas eu la possibilité de faire le déplacement en Angleterre en 2013 pour assister à une représentation.

Le packaging du CD a été réalisé avec un grand soin et on ne saurait que trop vous conseiller de préférer le support physique à un téléchargement légal. Le digipack de toute beauté comporte deux volets et une carte des royaumes de Sealand et Lagobel, tandis que le livret de 32 pages comporte de très belles photos, pour la plupart inédites. Surtout, toute l’histoire de la comédie musicale est résumée et l’intégralité des paroles est présente dans le livret, bien que les dialogues soient absents. Il s’agit d’un atout non négligeable pour mieux appréhender l’oeuvre de Tori Amos et Samuel Adamson, bien que (fait assez rare pour être remarqué), la diction parfaite des interprètes rend les paroles très compréhensibles à l’écoute.

Une oeuvre complexe et subtile

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Passons à présent au plus important, la musique : sans révolutionner le genre, Tori Amos a réussi à composer une partition aussi complexe que subtile. The Light Princess respecte tous les grands codes des comédies musicales traditionnelles (les thèmes de plusieurs morceaux sont repris dans d’autres, par exemple), mais ne se contente jamais de les appliquer bêtement. Il y a une véritable intelligence à l’oeuvre, une compréhension profonde du genre qu’on ressent à chaque instant. Autre trait caractéristique, les dialogues sont insérés au sein des chansons et ce sont celles-ci qui font véritablement avancer l’action, à l’inverse de nombreuses comédies musicales où elles servent plutôt d’interludes ou d’illustration. Cet aspect présentait plusieurs risques majeurs : celui de lasser le public par un trop-plein de musique ou encore de tomber dans certains travers, du type des “passe-moi le sel” chantés. Ce n’est clairement pas le cas ici : The Light Princess n’est clairement pas une oeuvre répétitive et Tori Amos insuffle une belle énergie d’un bout à l’autre, ne sacrifiant jamais la musicalité de l’ensemble pour faire passer des informations sur l’intrigue.

The Light Princess s’ouvre sur un prologue qui, comme le veut la tradition dans les contes de fées, commence par un “Il était une fois…” Conté par deux personnages secondaires de l’histoire, Piper, la dame de compagnie de la princesse Althea et Llewyn, le frère du prince Digby, cette introduction nous plonge immédiatement dans l’univers du conte. L’histoire, dont le pitch de départ était originellement relativement proche de la “Belle au Bois Dormant”, a été considérablement réécrite par Tori Amos et Samuel Adamson pour renforcer l’identification du public et la rendre plus moderne. Althea (Rosalie Craig) est la princesse du royaume de Lagobel. Dépourvue de gravité (dans tous les sens du terme) depuis ses 6 ans lorsqu’elle perdit sa mère, elle flotte dans les airs, incapable de pleurer ou de vraiment ressentir. Son père (Clive Rowe), rongé par le chagrin et choqué par le comportement de sa fille, la fit enfermer dans une tour en compagnie de Piper (Amy Booth-Steel), une orpheline. Entourée des livres de sa mère dans lesquels elle se réfugie, elle vit recluse, à l’écart du monde extérieur et du peuple de Lagobel. Mais lorsque son frère est tué par le royaume ennemi, Sealand, le roi la fait sortir de sa tour et exige qu’elle reprenne le trône. Mais Althea ne veut pas en entendre parler et préfère fuir dans les bois, où elle découvre le lac dans lequel Lagobel prend source. C’est là qu’elle rencontre le prince de Sealand, Digby, qui, sous la pression de son père, vient de déclarer la guerre à Lagobel et menacer de mort Althea et son père. Mais, contre toute attente, Digby tombe sous le charme d’Althea et parvient à la séduire. Cette liaison inattendue va bouleverser l’équilibre entre les deux royaumes.

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A partir du prologue (qui s’achève par la déclaration de guerre du prince Digby à l’encontre du royaume de Lagobel), l’album se déroule pendant 2 heures avec une belle fluidité. Il y a d’abord le premier titre chanté, “My Own Land”, probablement le plus fort de tout le disque, qui démarre tambours battants et ne faiblit jamais pendant plus de 7 minutes. On a là tout ce qui fait la force des meilleures compositions de Tori Amos, avec une inventivité et un souffle véritables, un piano toujours aussi puissant (bravo à la pianiste…, qui a su retranscrire à merveille la force des compositions de l’artiste)… “My Fairy-Story”, qui suit ce véritable morceau de bravoure, nous plonge dans un univers plus intimiste et nous permet de nous familiariser avec le personnage d’Althea, une adolescente qui chérit ses livres de contes et s’accroche à ses rêves de famille heureuse.

Par bien des aspects, la princesse est encore une enfant qui refuse d’affronter la réalité et préfère se réfugier dans ses rêves. Le morceau, qui commence comme une lecture de conte, se déploie lentement mais sûrement et ose des variations, des ruptures de tons et de rythmes complexes pour atteindre un paroxysme émotionnel qui saisit véritablement l’auditeur. C’est là qu’il convient de saluer le talent de Rosalie Craig, qui interprète Althea et sait parfaitement, d’un bout à l’autre de l’oeuvre, nous rendre la princesse aussi “réelle” que touchante. Les ruptures de tons de Tori Amos sont souvent assez périlleuses et difficiles et tous les interprètes de The Light Princess, Rosalie Craig en tête (écoutez “No H2O” !), s’en sortent avec une dextérité épatante. Leur interprétation force le respect puisque, rien qu’à l’écoute de l’album, on peut “voir” les personnages avec clarté, même sans avoir assisté au spectacle.

Un récit initiatique attachant

image the light princess musical althea rosalie craigLe reste de l’album (qui comporte 30 titres au total, sans compter les morceaux bonus) est à l’avenant de ces morceaux d’introduction : enthousiasmant et attachant. Bien sûr, lors d’une première écoute, certains titres se détachent plus que d’autres et il faut plusieurs lectures pour mieux appréhender les subtilités de l’ensemble. Pour des questions d’ordre narratif, certaines chansons sont davantage des transitions ou des rappels que des titres à part entière et il convient de les écouter dans la continuité de l’album, bien que de nombreux morceaux s’apprécient tout à fait de façon individuelle.

Chaque personnage a son moment de bravoure, celui où il se révèle et peut montrer toute l’étendue de son jeu et sa palette vocale. Résolument théâtral (voir par exemple la dispute entre Piper et le père d’Althea dans “The Whistleblower”), The Light Princess sait faire passer en musique toutes les émotions des personnages avec force, de l’euphorie au chagrin, en passant par le doute et la colère. Tous les dialogues chantés sont excellents, avec un sens du rythme certain. De ce côté-là, on sent que Tori Amos s’est surpassée. “Queen Material”, par exemple, est une chanson de plus de 8 minutes qui comporte plusieurs scènes différentes et doit apporter un certain nombre d’informations complexes sur la situation d’Althea, son conflit avec son père et l’action, qui évolue entre le début et la fin du titre. Un casse-tête dont l’auteur-compositrice se sort avec les honneurs.

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La comédie musicale de Tori Amos et Samuel Adamson est un récit initiatique contant le passage à l’âge adulte de deux adolescents et traite ce sujet avec subtilité. Que ceux qui attendent de l’auteur-compositrice américaine une oeuvre provocatrice se fassent à l’idée cependant : The Light Princess est une oeuvre plutôt grand public, que Tori Amos a écrit en pensant aux adolescents d’aujourd’hui. Cela ne signifie pas, toutefois, que l’artiste s’est censurée ou a voulu toucher plus de monde en proposant quelque chose de conventionnel. Si le titre “Amphibiava”, qui voit dans le spectacle les ébats de Digby et Althea dans le lac caché, n’a rien de bien polisson par exemple, la princesse se permet un commentaire malicieux dans “Better Than Good” sur le prince en parlant de son corps musclé et en le comparant à un gâteau dont elle se serait délectée.

Cela ne va certes pas plus loin que ça, mais le but de l’oeuvre de Tori Amos et Adamson n’est pas de choquer. L’intrigue et les paroles conservent d’un bout à l’autre les codes du conte de fées, de manière plus moderne en ce qui concerne les tenants et aboutissants du récit, mais avec cette dimension universelle propre au genre. Les relations parent-enfant sont traitées avec simplicité mais intelligence, de même que les premiers émois amoureux. Comme il s’agit de Tori Amos, la princesse Althea se retrouve stigmatisée après avoir flirté avec Digby et le peuple la traite de pute, rappelant encore une fois la stigmatisation de la sexualité féminine, qui est ici dénoncée sans dogmatisme et avec humour.

Plus étonnant pour une comédie musicale, mais en totale cohérence avec l’oeuvre de Tori Amos, The Light Princess est aussi une très belle oeuvre sur la question épineuse du deuil et la manière de gérer un traumatisme. Si Althea semble aussi “légère” et déconnectée de ses émotions profondes, au point d’être incapable de pleurer, c’est qu’elle a finalement été tellement traumatisée par la mort de sa mère qu’elle s’est dissociée ! En cela, les titres “No H2O” et “Darkest Hour” vont bien au-delà du simple conte de fées pour ados et sont d’une justesse confondantes, exprimant tour à tour toute la rage et la tristesse du personnage, qui, sous pression, finit par avoir une vision déformée d’elle-même. Et c’est finalement grâce à la compassion et l’amour de Piper, Digby et son propre père qu’elle s’en sortira.

Quant au dénouement de l’histoire, sans trop s’écarter du traditionnel happy ending, il détourne subtilement certains codes inhérents aux contes : alors qu’Althea devrait “rentrer dans le droit chemin” et accepter son destin de reine, la fin proposée est légèrement différente, plus moderne.

Entre Broadway et musique classique

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Il convient enfin de saluer les arrangements de toute beauté de John Philip Shenale, qui travaille avec Tori Amos depuis son album Under the Pink en 1994. Dans la droite lignée de Night of Hunters, l’album classique de l’artiste paru en 2011, The Light Princess comporte de magnifiques arrangements où l’orchestre se marie avec force et délicatesse au piano, pour une immersion totale dans l’univers du conte. De manière générale, ceux qui avaient apprécié Night of Hunters, qui comportait 14 variations de morceaux classiques plus ou moins connus, ne seront pas dépaysés en écoutant The Light Princess : on y retrouve des sonorités similaires, ainsi qu’une certaine ambiance. Ceci n’est guère étonnant étant donné que les différents projets personnels sur lesquels Tori Amos a travaillé entre 2007 et 2013 ont tous été imprégnés de son travail sur la comédie musicale, d’une manière ou d’une autre et inversement. The Light Princess est donc une oeuvre à la fois typique des meilleurs musicals de Broadway, mais dans lesquels on retrouve également de manière distincte l’ADN des compositions de la chanteuse rousse et une inspiration évidente de la musique classique. Tous les ingrédients sont donc réunis pour séduire d’une part les fans de l’artiste, de l’autre les amateurs de comédies musicales classiques qui ne seraient pas nécessairement familiers de son oeuvre. Surtout, The Light Princess est une oeuvre exigeante, qui se révèle de plus en plus au fil des écoutes et ne vous lâche plus. Pour une première comédie musicale à son actif, Tori Amos n’a pas démérité et nous ne pouvons qu’espérer qu’elle continue à creuser le genre avec de futures œuvres dans le futur.

The Light Princess Original Cast Recording, une comédie musicale par Tori Amos (musique et paroles) et Samuel Adamson (livret et paroles), Mercury Classics. 

Article écrit par

Cécile Desbrun est une auteure spécialisée dans la culture et plus particulièrement le cinéma, la musique, la littérature et les figures féminines au sein des œuvres de fiction. Elle crée Culturellement Vôtre en 2009 et participe à plusieurs publications en ligne au fil des ans. Elle achève actuellement l'écriture d'un livre sur la femme fatale dans l'œuvre de David Lynch. Elle est également la créatrice du site Tori's Maze, dédié à l'artiste américaine Tori Amos, sur laquelle elle mène un travail de recherche approfondi.

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