Caractéristiques
- Titre : Chien Enragé
- Titre original : Nora Inu
- Réalisateur(s) : Akira Kurosawa
- Avec : Toshiro Mifune, Takashi Shimura, Isao Kimura
- Editeur : Wild Side
- Date de sortie Blu-Ray : 2 Mars 2016
- Date de sortie originale en salles : 12 Janvier 1961
- Durée : 122 minutes
- Note : 9/10 par 1 critique
Image : 5/5
Une restauration sensationnelle, qui permet de découvrir Chien Enragé dans des conditions optimales. La recherche du réalisme par Kurosawa, carrément documentaire à certains moments, a été respectée à la lettre, avec une gestion des zones d’ombre qui évite le noir trop profond. Une démarche courageuse, qu’il faut saluer à sa juste valeur.
Son : 4/5
Deux pistes VOSTFR : DTS Digital Surround et Dolby Digital. Les dommages du temps ont été réduits au maximum de ce qu’il est possible d’espérer. Les voix ressortent bien, et si leur texture est imparfaite, elles restent assez claires pour que ce ne soit pas un vrai problème. On est là face à un film dont la découverte tient de la démarche cinéphile, il faut donc prendre en compte l’ancienneté des moyens mis en œuvre.
Bonus : 4/5
Les bonus ne varient pas de l’ancienne édition par Wild Side. L’entretien avec Jean Douchet (15 minutes), est un bonheur tant l’homme est un puits de science sur le sujet Kurosawa. Quant à « Kurosawa écrit des romans » (32 minutes), c’est surtout l’occasion d’images d’archive exceptionnelles. On revient aussi sur les conditions de travail à l’époque de Chien Enragé, avec quelques détails qui précisent bien le travail jusqu’au-boutiste du maître. L’édition, dont le packaging est un véritable plaisir des yeux, est complété par un livret passionnant signé Charles Tesson, critique et historien du cinéma connu pour son travail aux Cahiers du Cinéma.
Synopsis
Dans le Japon démobilisé de 1949, le jeune inspecteur Murakami (Toshiro Mifune) se fait voler son colt. Obsédé par ce vol et l’usage qui pourrait être fait de son arme, il veut donner sa démission. Son supérieur refuse et lui suggère d’enquêter pour la retrouver. En pleine canicule, il se déguise et traîne dans les bas-fonds pour tenter de se mettre en contact avec les trafiquants d’armes. Alors qu’il arrête une jeune fille, un braquage est commis, avec ce qui pourrait bien être son colt. Il est chargé d’assister le commissaire Sato (Takashi Shimura) pour remonter jusqu’au coupable. Ils croiseront sur leur route un intermédiaire fan de baseball et une danseuse perdue, avant de localiser Yusa (Isao Kimura).
Le film
Dans la famille des films importants de l’Histoire du cinéma, le dixième film d’Akira Kurosawa tient une sacrée place. Au moment d’aborder Chien Enragé, le maître est marqué par un grand sentiment de liberté créative. En effet, alors que l’ambiance du Japon civil n’est pas des plus sereines, c’est le moins que l’on puisse dire, il peut enfin faire mener sa barque en capitaine, notamment en travaillant avec plus de tranquillité sur ses scénarios. Cette quiétude donne un polar à mille lieux de ce que le spectateur amateur du genre peut attendre car, tout en respectant les codes, en les justifiant par le fondamental, Chien Enragé est avant tout une radiologie de la société japonaise d’après guerre.
Chien Enragé s’ouvre sur un générique accompagné du gros plan d’un chien, visiblement marqué par la chaleur insoutenable qui frappe le Japon (ce fut véritablement le cas pendant le tournage). Cette image contient déjà des éléments qui, tout du long, exploseront avec la dimension humaine qu’apporte bien vite le réalisateur : l’Homme japonais suffoque, sans pour autant véritablement paniquer. Kurosawa s’empare d’un fait divers qui peut paraître banal, encore que se faire voler son arme ne l’est pas du tout pour un policier, pour opérer une plongée dans le peuple qui l’entoure, et ce avec toute la clairvoyance qu’on lui connaît.
Murakami, incarné par le monstre sacré Toshiro Mifune, n’est jamais décrit comme un policier. C’est là tout le prodige de Kurosawa : ne jamais s’arrêter aux fonctions d’un Homme, mais savoir le replacer dans ce qu’il a de plus profond. Ici, l’inspecteur n’est pas qu’un flic qui a fauté, mais c’est surtout un être humain qui ne cesse de vivre le même schéma honteux. Murakami est l’image même de cette éternelle culpabilité, que l’accusateur prend soin de cultiver au mépris du bon sens. Coupable d’avoir participé à la guerre dans le mauvais camp. Coupable d’avoir perdu son arme. Broyé par ses responsabilités, le policier doit supporter un poids bien trop lourd, qui s’étend d’ailleurs à toute la société nippone. Ainsi, nous sommes bien plus proches des sentiments recherchés par le néo-réalisme Italien que dans le « simple » genre du film noir : l’humain est au centre des préoccupations.
Dans Chien Enragé, le flingue volé est un McGuffin, et ce même si sa description n’est pas spécialement mystérieuse. Il est surtout la justification des événements décrits, et la seule raison du personnage à agir. L’action est très importante dans ce film, puisqu’elle se justifie toujours par le fondamental. Les séquences d’errance sont symboliques au possible, on pense notamment à ces plans de Murakami, revêtu de son uniforme de soldat et qui revit la défaite, la honte, sans cesse. Autre grand thème de ce Chien Enragé, l’américanisation de la société japonaise est fondamentale pour bien capter le propos de Kurosawa. Ce dernier est pessimiste quant à la main-mise des yankees sur le quotidien du peuple nippon. La séquence du stade de baseball est là pour bien décrire le changement de paradigme alors en cours, avec ce sport purement américain qui, en à peine cinq années, est devenu le sport national du Japon. Ce changement profond ne peut qu’étouffer une culture qui a été étrangement ramenée à la seule période de la seconde guerre mondiale (pour mieux remplacer une identité par une autre ?). La suffocation, voilà ce que réussit à brillamment provoquer ce film.
La fin de Chien Enragé est un modèle d’expression par le cinéma. Murakami, réuni avec son voleur, enfin dans le même plan, est aussi exténué, essoufflé que le criminel. Ce dernier, au final, est l’alter-ego du policier : ils ont tous les deux connu la défaite, et le traitement déshumanisé du perdant. Seulement, l’assassin n’a pas fini flic, mais mafieux. Il suffit d’un rien, dans ce genre de situation, pour que les destins basculent d’un côté ou de l’autre de la frontière entre le Bien et le Mal…
Chien enragé d’Akira Kurosawa (Blu-Ray/DVD), Wild Side, 2016. 24,99 euros