Lawrence d’Arabie (David Lean, 1962) est un film initiatique dans lequel un jeune idéaliste tente de donner corps à son idéal, conquérir Damas pour créer une nation arabe, pour finalement se retrouver face aux pires aspects de sa personnalité ― la jouissance que lui procure le meurtre. Mais, bien plus qu’un voyage initiatique qui narre le passage à l’âge adulte et à la mort, le film de David Lean est, comme l’écrit Christophe Leclerc, « le chemin de croix d’une figure christique. » (Christophe Leclerc in Lawrence d’Arabie, Écrire l’Histoire au cinéma, Paris, L’Harmattan, 2001, p. 12.)
Dualités, échos, symétries : formes de l’ambivalence
David Lean et ses scénaristes Robert Bolt et Michael Wilson dépeignent en effet Lawrence comme un homme qui refuse son humanité et qui, parce qu’il a voulu s’élever tel un Christ nouveau, s’est condamné à parcourir son propre chemin de croix. Il est ainsi constamment associée à la figure du Christ, ou de Moïse. « Qui viendra marcher sur l’eau avec moi ? » demande-t-il. Il est vu, et se voit lui-même comme un prophète d’un monde nouveau, dans lequel les Arabes formeront un seul peuple, un seul pays. Le célèbre raccord qui le voit souffler pour éteindre une allumette puis se lever le soleil dans le désert, l’un semblant engendrer l’autre, traduit figurativement la dimension démiurgique de Lawrence, dès le début du film. Dissociant son corps et son esprit, Lawrence prétend être capable de ne pas ressentir la douleur, pense ainsi pouvoir accomplir des miracles (la prise d’Aqaba) et s’élever au-delà de sa condition d’être mortel, mais aussi des autres hommes.
La structure du film figure l’opposition qui tiraille T.E. Lawrence entre son humanité et son fantasme christique, mais aussi entre son image ancrée dans l’imaginaire collectif grâce à la presse, au cinéma et aux illustrations de l’époque, puis ultérieures, et la réalité d’un soldat non seulement souillé par le sang mais aussi par les mensonges des diplomates Britanniques et Français qu’il était chargé de répandre, à son insu ou en pleine conscience. La structure du film Lawrence d’Arabie est donc clairement binaire, sa division étant marquée par un entracte, nécessaire pour une superproduction de près de trois heures et quarante minutes. Schématiquement, la première partie montre Lawrence dans sa dimension mythique, tandis que la seconde explore sa face sombre après une ouverture qui met en scène la naissance de l’exploitation de son image par l’irruption du photographe Américain. La structure est beaucoup plus complexe qu’une simple ascension suivie d’une chute, puisque Lawrence révèle de plus en plus sa dualité et le mal qui le ronge au fur et à mesure de la première partie, tout en apparaissant de nouveau au début de la seconde revêtu de son aura mythique. « De la même façon, écrit Christophe Leclerc, David Lean multiplie les renvois, les répétitions, les scènes référentielles à l’intérieur de chaque partie. » (Ibid., p. 54), ce que confirme Françoise Moreau, citée par l’auteur : « Tout est double : le premier exploit [le sauvetage de Gasim] arrive après la traversée du désert ; le deuxième [la prise d’Aqaba] est inversement suivi d’une traversée du désert. » De même, après avoir revêtu pour la première fois ses habits arabes, Lawrence contemple son reflet dans son poignard. Il fera de même bien plus tard, mais après avoir massacré la colonne de blessés Turcs… Le geste est identique, mais la pureté solaire a laissé place au sang et à l’horreur. Qui a dit que l’héroïsme du film de David Lean était rassurante ?
La reprise de situations permet d’établir des points de repères qui témoignent par leurs répétitions et leurs variations de l’évolution du personnage de Lawrence. Certaines répliques d’une scène sont ainsi reprises dans une séquence ultérieure, comme les variations autour de « C’est écrit » et « Rien n’est écrit » avant et après que Lawrence ait sauvé Gasim du désert du Nefoud. Pour être significative, cette répétition nécessite un intervalle temporel introduisant de nouveaux éléments narratifs ou psychologiques qui permettront cette évolution et ainsi l’opposition des deux termes. En conclusion, c’est toute la structure du film Lawrence d’Arabie qui est à la fois double (échos) et duelle (oppositions) par la multiplication des figures symétriques et des répétitions de situations, d’images, de sons et de mots. Cette juxtaposition de ces deux symétries, « l’autre » (structure duelle) et « le même » (structure double), conduit à une tension extrême qui reflète l’âme déchirée de Lawrence, dont le portrait se construit tout au long du film par une rythmique particulière, qui nous seulement donne au film de David Lean, sa structure, son ton (la répétition des paroles) et contribue à son immense qualité cinématographique, mais qui compose une musique de l’âme, répétitive et inexorable comme une marche militaire, percée par les envolées stridentes et déchirantes d’un violon.
Lawrence d’Arabie, film de vanités
Se rêvant surhumain, T.E. Lawrence découvre son inhumanité, si humaine. Il se retrouve face aux instances opposées qui s’affrontent en lui, dont le Canal de Suez est à la fin de la première partie la représentation symbolique, à la fois séparation et passage. Lawrence vient de réussir l’exploit de prendre Aqaba aux Turcs, traversant le désert du Nefoud, arrachant un homme de celui-ci pour finalement reprendre sa vie un peu plus tard. Traversant le désert du Sinaï pour rejoindre le Canal de Suez afin d’annoncer au général Allenby, au Caire, la nouvelle de leur réussite, Daoud meurt englouti dans des sables mouvants. Ayant perdu son serviteur et ami, Lawrence face au Canal est recouvert de poussière, spectre du jeune idéaliste qu’il était : « Qui êtes-vous ? » crie un soldat à moto de l’autre côté de la barrière d’eau qui constitue la marque de l’impérialisme occidental triomphant. La question du motocycliste, dont la présence est comme une préfiguration de la mort de Lawrence dans un accident de moto en 1935, pose la problématique du film : peut-on s’affranchir de ses origines, de sa culture, devenir un autre ? T.E. Lawrence « saisit la Révolte comme un prétexte inespéré de se hisser hors de lui-même », écrit Roger Stéphane dans sa préface des Sept Piliers de la sagesse (Éditions Robert Laffont, 1993, p. 12). Lawrence affirme que « Rien n’est écrit », mais en exécutant Gasim, l’homme qu’il a sauvé du désert du Nefoud, il découvre non seulement qu’il est soumis aux lois du hasard ou du destin, mais aussi qu’il peut lui-même ressentir le plaisir de tuer : s’il a le pouvoir de sauver, il a aussi celui de détruire, et d’assouvir une pulsion qui trouve son origine au plus profond de lui-même. Blond aux yeux bleus, obsédé par la pureté, Lawrence se métamorphose en Aryen qui prétend par sa race et son pouvoir de la volonté soumettre les hommes inférieurs.
Son passage à tabac et son humiliation par le sergent Turc à Deraa apparaissent comme la flagellation, épreuve indispensable du chemin de croix que s’inflige Lawrence d’Arabie afin qu’il ressente et accepte à nouveau son corps, cette humanité mortelle qu’il rejette. Lui qui se croyait tout, il aspire soudainement à n’être plus rien, demande à quitter l’Arabie avant de se résoudre à reprendre son rôle, comprenant qu’il a été joué par les diplomates Britanniques et Français. Comme le montre parfaitement le film de David Lean, T.E. Lawrence se trouva face à sa propre vanité, comme il l’écrivit lui-même : « Nous explosons à vouloir nous faire plus grand que nous sommes », écrit-il dans une lettre reproduite par Kevin Brownlow dans David Lean, une vie de cinéma (Cinémathèque Française-Corlet/CinémAction, traduit par Catherine Gaston-Mathé, 2003, p. 444). Tout au long des près de quatre heures de Lawrence d’Arabie, nous assistons à cette explosion, cette lente désagrégation qui conduit à la reconnaissance par Lawrence de sa propre mortalité, dualité, humanité. Le pouvoir de la volonté se révèle destructeur, comme Christophe Leclerc l’écrit : « Lawrence aboutira en fait à un constat désabusé suivant lequel toute action humaine est empreinte de vanité. » (op. cit., p. 12.) Par ce dernier mot nous devons surtout comprendre mortalité, à l’image de ces tableaux de la Renaissance montrant la finitude de la matière, que l’on nommait ainsi. Lawrence d’Arabie nous apparaît ainsi comme une peinture des Vanités, le portrait d’un homme qui se rend compte qu’il n’est pas un démiurge capable de contenir et de modeler le monde, mais que c’est ce dernier qui le manipule et l’englobe. « Il n’est pas parfait » dit de lui Ali (Omar Sharif) dans le film.
De retour auprès des Bédouins, de sa nation de cœur, Thomas Edward Lawrence joue à être Lawrence d’Arabie, de nouveau, entouré de gardes du corps qui sont tous des meurtriers, des êtres impurs comme le lui dit Ali. Mais n’est-t-il pas lui-même impur ? N’est-t-il pas un meurtrier ? Dans le bain de sang des prisonniers Turcs, dans la débâcle de la tentative de contrôle de la ville de Damas par les tribus Bédouines, puis au milieu du cloaque infernal de l’hôpital où les Britanniques ont provoqué par leur non-assistance une catastrophe sanitaire, Lawrence ne pourra plus prétendre être quelqu’un d’autre que lui-même, cet être faillible qui ne pouvait se penser autrement que trop grand ou trop bas, et qui tenta après la Première Guerre Mondiale de vivre la vie d’un soldat anonyme, fuyant les possibilités de raviver sa gloire passée sous les feux des projecteurs ou sous les balles des ennemis, mais au contraire vivant la vie tranquille, quitte à être médiocre, d’un homme anormalement normal. Peut-être a-t-il continué à rêver, qui sait ? Le propre de l’homme n’est-il pas de se penser autre que ce que sa condition de « roseau pensant » lui accorde ?
« Une coïncidence magnifique »
David Lean et ses scénaristes Robert Bolt et Michael Wilson dépeignent T.E. Lawrence comme un homme qui refuse son humanité, pour finalement l’accepter. Il trouvera dans l’écriture le moyen de se poser cette unique et même question, à lui-même : « Qui êtes-vous ? » « C’est Lean qui a doublé la réplique : « Qui êtes-vous ? », dit Adrian Turner dans le making-of du film réalisé en 2000 par Laurent Bouzereau. C’est la réplique centrale du film […]. Si Lean a doublé cette réplique, c’est probablement un accident. C’est une coïncidence magnifique. » Selon le témoignage du réalisateur lui-même (dans les notes de tournage du DVD), David Lean décida volontairement de remplacer la voix du figurant jouant le rôle du motocycliste par sa propre voix, considérant que cette scène de Canal de Suez et cette réplique constituaient l’axe de symétrie du film, mais aussi car cette question est aussi celle du cinéaste à lui-même. Il se trouva en effet métamorphosé par sa rencontre avec le désert et la réalisation de ce film gigantesque. Il écrivit au retour d’un repérage en Jordanie, en 1960 : « Le désert m’a confronté à moi-même et m’a fait prendre conscience d’être en vie. » (Cité par Kevin Brownlow in op. cit., p. 448.)
« Je vis à travers un film que je ne peux pas vivre dans la vie » écrit David Lean en 1963 (ibid., p. 519). A l’instar de T.E. Lawrence, le désert lui a montré le but de sa vie par la seule présence de l’immensité déserte, offerte comme le lieu de l’origine et du recommencement. « Pour moi, écrivait-il en 1960, je sais que c’est une passion temporaire et qu’une fois le film fini, je n’y reviendrai pas comme je retourne en Extrême-Orient. » (Ibid., p. 448) Mais le désert continua de le poursuivre à travers ce film, qu’il qualifiait d’œuvre de sa vie avant même le tournage. Comme Lawrence, il ne sut au sortir de cette expérience, et de son immense succès critique et commercial, où aller, qui devenir. En 1963, David Lean écrivit dans une lettre à sa maîtresse Barbara Cole :
J’en suis revenu au « qui suis-je ? » […] Cela ne m’intéresse pas de vivre pour manger et passer le temps. Je veux créer quelque chose, même si ce n’est que la photographie de quelque chose qui me plaît. Je frissonne parfois en lisant des lignes qui touchent des cordes qui ne vibraient que légèrement. Diverses sortes de musique m’émeuvent et me font résonner ― mais la plupart du temps, je suis aussi seul que possible, enfermé dans ma cage. (Ibid, p. 521.)
David Lean doutait de sa place dans le cinéma des années soixante dont il se sentait de plus en plus en marge, tiraillé entre modernité et tradition. Comparer David Lean tournant anonymement quelques séquences de La Plus Grande Histoire Jamais Comptée, pour aider son ami George Stevens en 1963, et T.E. Lawrence redevenu simple soldat, serait-ce aller trop loin ? Cette solitude et cette résignation provisoire dans l’anonymat de David Lean fait apparaître comme un avertissement ces mots de T.E. Lawrence dans Les Sept Piliers de la sagesse : « Ayant dépouillé une forme sans en acquérir une nouvelle, j’étais devenu semblable au légendaire cercueil de Mohammed. Le résultat devait être un sentiment d’intense solitude accompagné de mépris pour les autres, pour tout ce qu’il font. » (Op. cit., traduit par Jean Rosenthal, p. 43.) Ainsi Lawrence d’Arabie n’est pas qu’un « gros livre d’image », contrairement à ce qu’écrivait à sa sortie le critique Pierre Marcabu dans Arts : c’est la coïncidence magnifique qui vit David Lean et Lawrence d’Arabie s’unir par une question — « Qui êtes-vous ? »
Article publié le 5 mars 2016 sur le site Ouvre les Yeux.