[Analyse] La Passion selon Anakin Skywalker

L'incinération de Dark Vador à la fin de Star Wars, Episode VI, Le Retour du Jedi.
L’incinération de Dark Vador à la fin de Star Wars, Episode VI, Le Retour du Jedi.

On ne peut conserver un visage authentiquement humain au plus haut de l’Empire: pour devenir le second et disciple de l’Empereur Palpatine, maitre Sith, Anakin Skywalker est devenu une machine dans Star Wars, Episode III, La Revanche des Sith (George Lucas, 2005). Il meurt symboliquement en se robotisant. Après avoir réaffirmé son humanité en tuant l’Empereur pour sauver son fils Luke Skywalker, Anakin-Vador rejoindra l’au-delà des Jedi au terme de Star Wars, Episode VI, Le Retour du Jedi (Christian Marquand, 1983). C’est cette perte de l’humanité et sa résurgence que racontent les six premiers épisodes de la saga Star Wars, comme une chute d’Anakin Skywalker dans les enfers dont Luke vient le tirer.

Comme je vais le montrer brièvement, cette chute dans les enfers s’accompagne d’une mise en danger de plus en plus grande du corps humain, préalable à la future transformation d’Anakin en Dark Vador à la suite de son combat avec Obi-Wan Kenobi qui le laissera atrocement mutilé et brûlé (Star Wars, Episode III). La seconde trilogie Star Wars, à travers la métamorphose d’Anakin Skywalker en Dark Vador, montre ainsi un monde qui petit à petit se déshumanise en se mécanisant mais qui, paradoxalement voit surgir l’humanité même, sa souffrance et ses émotions tant refoulées.

Le devenir-machine, suprême châtiment

La mécanisation tend à l’illusion de « première nature », ce qui en fait le plus grand danger car elle conduit, comme nous allons le voir, à la déshumanisation. En effet, tandis que le monde mécanique devient de plus en plus « organique », il est probable, comme l’écrivain de science-fiction Philip K. Dick l’écrivait ici, « que nous ― les soi-disant humains ― devenions et, d’une certaine manière, ayons toujours été, inanimés au sens où nous sommes dirigés par des tropismes inhérents, plutôt que dirigeants nous-mêmes. Auquel cas nous et nos ordinateurs toujours plus perfectionnés pourrions fort bien nous rencontrer à mi-chemin. » (« Androïde contre humain » (1972) dans Si ce monde vous déplaît… et autres écrits, édition de l’Éclat, 1998, p. 28).

Grievious dans Star Wars, Episode III, La Revanche des Sith.
Grievous dans Star Wars, Episode III, La Revanche des Sith.

Star Wars est la représentation de ce devenir-machine de l’homme qui s’accompagne dans l’autre sens d’une illusion croissante de vie organique des objets, mettant en cause notre propre humanité. Mais, et c’est là l’un des traits de la fantasy, Star Wars présente un monde harmonieux où l’ordre naturel est petit à petit renversé, jusqu’à son rétablissement final au terme du sixième épisode. En effet, machines et êtres vivants (hommes ou « extraterrestres ») semblent avoir toujours cohabité ainsi, en harmonie, grâce à une hiérarchisation précise. Comme Corinne Vuillaume l’écrit ici, « animaux et monstres zoomorphes [possèdent] une véritable autonomie, leurs codes, leurs règles, leurs gouvernements » à la différence de la machine qui « est au service de l’homme (droides), ajoute Corinne Vuillaume, et représente encore un état inférieur. Les lieux publics font même de la ségrégation anti-droïdes [Star Wars, épisode II, L’Attaque des clones, George Lucas, 2002] » (Cadrage.net).

Dans ce monde où « animaux et monstres zoomorphes » s’apparentent à des peuples égaux des êtres humains, comme le montre le Sénat de Star Wars, Episode I, La menace fantôme (George Lucas, 1999), de l’Episode II et l’Episode III « c’est le « devenir-machine » qui constitue le châtiment suprême » écrit Corinne Vuillaume. Ce « devenir-machine » remplace en effet la métamorphose en animal qui a toujours été considérée depuis l’Antiquité comme la déchéance même de l’homme. Dans Star Wars, Episode III le personnage de Grievous « représente une sorte de prototype archaïque de Dark Vador, note Corinne Vuillaume. […] La machine a totalement envahi/grignoté physiquement son humanité. » D’ailleurs, Obi-Wan traite Grievous de « barbare », annonçant le brouillage de la frontière entre humanité et non-humanité. Le paradoxe du récit de George Lucas est que cette déshumanisation passe par un stade de redécouverte du corps, de ses pulsions et souffrances.

La redécouverte du corps souffrant

Anakin Skywalker mutilé et brûlé à la fin de son combat avec Obi-Wan dans Star Wars, Episode III, La Revanche des Sith.
Anakin Skywalker mutilé et brûlé à la fin de son combat avec Obi-Wan dans Star Wars, Episode III, La Revanche des Sith.

Le sang, quasi banni de la saga, apparaît à l’occasion d’une griffure de Padmé dans Star Wars, Episode II, L’attaque des clones, et si le bras coupé d’Anakin à la fin de cet épisode est une mutilation bien trop aseptisée, on ressent la volonté de George Lucas de faire de mort et de la souffrance des autres une source inédite de traumatisme. Dans cet épisode, Anakin est torturé par des cauchemars prémonitoires où il voit sa mère souffrir, avant de voir mourir en rêve Padmé dans Star Wars, Episode III. Il refuse la souffrance et l’inéluctable, voulant rester dans l’illusion enfantine de l’omnipotence. « Pourquoi la vie n’est pas aussi simple que la mécanique ? », dit Anakin après la mort de sa mère dans L’attaque des clones, avant d’ajouter : « Un jour je préserverais les gens de la mort. » Il se rend compte que le corps humain, lorsqu’il a rompu tout fil de vie, ne peut être réparé comme son cher C3-PO, il ne lui reste que la peur qui mène à la colère et à la haine. Il tuera les Taskens qui ont enlevé et torturé sa mère.

L’inhumanité se révèle en Anakin au fur et à mesure des épisodes I à III par le biais de la violence, qui a pour cible de plus en plus des êtres humains. Il s’agit tout d’abord uniquement des droïdes (Episode I), puis des extraterrestres et, tournant décisif, les Taskens (presque humains, sans visage) dont des femmes et des enfants (Episode II). Enfin, dans l’Episode III, Anakin tue des humains, d’abord le diabolique Comte Dooku, puis des enfants, les jeunes padawans du temple des Jedi. Il découpe les corps humains à coup de sabre lasers et tel sera aussi son sort, connaissant alors une souffrance inconnue, tant redoutée.

L'Empereur retrouve Anakin Skywalker mutilé et brûlé à la fin de Star Wars, Episode III, La Revanche des Sith.
L’Empereur retrouve Anakin Skywalker mutilé et brûlé à la fin de Star Wars, Episode III, La Revanche des Sith.

La dimension tragique de la révolte d’Anakin, parce qu’elle le mène vers le « côté obscur », réside dans le fait qu’il ne veut pas autre chose à l’origine que rompre avec le sentiment de déshumanisation imposé par l’ordre des Jedi. En n’acceptant pas les règles du conseil des Jedi, en méprisant les ordres d’Obi-Wan, en aimant en secret Padmé, puis en s’alliant à Palpatine, Anakin bascule du côté du mal mais exprime par sa rébellion son imperfection humaine. Devenir une machine en refusant le devenir-machine, voilà la tragédie d’Anakin. Il rompt avec ce qu’on attend de lui pour entrer sans le savoir dans le jeu du futur Empereur. Il deviendra alors un androïde : « L’androïdisation exige l’obéissance, écrit Philip K. Dick. Et, par-dessus tout, la prévisibilité. » (« Androïde contre humain », Si ce monde vous déplaît… et autres écrits, Paris, Éditions de l’Éclat, anthologie de conférences établie et préfacée par Michel Valensi, 1998, p. 38).

Anakin Skywalker devient Dark Vador à la fin de Star Wars, Episode III, La Revanche des Sith.
Anakin Skywalker devient Dark Vador à la fin de Star Wars, Episode III, La Revanche des Sith.

Face à l’horreur des actes commis par Anakin et à l’atrocité de sa mutilation, Obi-Wan rompt avec la prévisibilité qui lui est imposée en tant que Jedi, il verse des larmes sur son ami perdu, ses espoirs détruits. Il pleure cette Passion d’un homme qui n’était pas l’Élu, qui n’était pas un Sauveur. « En versant des larmes lors de son combat contre Anakin, écrit Corinne Vuillaume, Obi-Wan brise enfin le gel des émotions que lui impose sa philosophie. » La nouvelle trilogie Star Wars voit ainsi sa surface lisse et brillante de plus en plus transpercée par des émotions et la souffrance, au fur et à mesure pourtant que le devenir-machine est à l’œuvre, comme si le corps lui-même refusait cette mécanisation et resurgissait dans cette lutte.

La séquence de Star Wars, Episode III montrant en parallèle la transformation d’Anakin en Dark Vador et l’accouchement de Padmé, les deux souffrant et mourant (symboliquement pour Anakin), illustre parfaitement ce paradoxe par cette persistance de la vie par le corps jusque dans la déshumanisation. Les larmes d’Obi-Wan, les cris de douleur d’Anakin et de Padmé sont les signes atroces d’une survie de l’humanité sur le seuil de sa propre destruction.

A l'intérieur du casque de Dark Vador à la fin de Star Wars, Episode III, La Revanche des Sith.
A l’intérieur du casque de Dark Vador à la fin de Star Wars, Episode III, La Revanche des Sith.

Les funérailles de Dark Vador

Dans son essai sur Stanley Kubrick, et dont la phrase suivante définie parfaitement Star Wars, Michel Ciment écrit à propos d’Aurel David que ce dernier « constate combien dans cette recherche des derniers refuges de la vie entrent le goût du malheur, un sombre romantisme bien accordé à notre époque et qu’exprime le grand cybernéticien Norbert Wiener: “ Nous sommes des naufragés sur une planète vouée à la mort.” » Je crois que Star Wars met en récit ces « derniers refuges de la vie », dont le symbole le plus fort est la découverte du visage d’Anakin Skywalker sous le masque du chevalier du mal Dark Vador, à la fin de Star Wars, Episode VI, Le Retour du Jedi .

Dark Vador enlève son casque à la fin de Star Wars, Episode VI, Le Retour du Jedi.
Dark Vador enlève son casque à la fin de Star Wars, Episode VI, Le Retour du Jedi.

Un « sombre romantisme » imprègne Star Wars avec son enfant enfanté miraculeusement par le destin (les midichloriens), condamné à se déshumaniser, à devenir une machine au service du Mal alors qu’il voulait faire le Bien. Il était l’Elu aux yeux d’Obi-Wan, toutes les références christiques le désignaient comme tel aux yeux du spectateur averti, qui pourtant sait qu’il ne sera pas le sauveur de la galaxie… Avec la nouvelle trilogie Star Wars, George Lucas a fait le pari que les spectateurs suivraient le chemin d’un homme vers sa négation, vers son double inversé, il a mis en scène la disparition progressive de ces “refuges de la vie”. De ce point de vue, sans nul doute, la saga Star Wars est d’un sombre romantisme, à l’image des récits dits “gothiques” de l’époque Romantique, le Frankenstein, ou le Prométhée moderne de Mary Shelley en premier lieu. Car le but de Frankenstein, créateur du monstre qui depuis a pris son nom dans la mémoire collective, n’était-il pas de créer la vie?

Anakin Skywalker dans le laboratoire où il deviendra Dark Vador à la fin de Star Wars, Episode III, La Revanche des Sith.
Anakin Skywalker dans le laboratoire où il deviendra Dark Vador à la fin de Star Wars, Episode III, La Revanche des Sith.

Il y a une séquence marquante dans l’Episode VI, lorsque le corps d’Anakin Skywalker dans son armure de Vador est brûlé, la silhouette de son fils Luke se découpant face au bûcher, cernée par le feu dans la nuit noire. C’est une image superbe, inédite dans Star Wars car elle évoque la matérialité du corps rejetée par les Jedi. Dans la nuit l’être humain n’est qu’une silhouette noire comme la nuit, fait de la même matière. Le corps est ici confronté à sa destruction totale. La nouvelle trilogie, même lorsque dans l’Episode III, Anakin est brûlé et démembré (image pourtant terrifiante et émouvante) n’a pas la force de cette image unique de Luke face au bûcher.

Luke Skywalker face au bûcher où brûle le corps de Dark Vador, à la fin de Star Wars, Episode VI, Le Retour du Jedi.
Luke Skywalker face au bûcher où brûle le corps de Dark Vador, à la fin de Star Wars, Episode VI, Le Retour du Jedi.

Mais il ne s’agit pas pour autant d’une acceptation de la mort. Ce bûcher, qui n’était pas dressé pour les autres Jedi, a une valeur de purification du corps afin que l’âme d’Anakin puisse former avec Yoda et Obi-Wan ce que l’on nomme souvent depuis la « trinité Jedi », comme le prouve la séquence suivante du Retour du Jedi. Si la mort occupe une place croissante dans Star Wars, les héros ne restent guère longtemps attristés par la disparition d’un proche, comme le montrent les séquences après la mort d’Obi-Wan Kenobi (Star Wars, Episode IV, Un Nouvel Espoir [George Lucas, 1977]). Le goût de l’aventure et l’attrait de la nouveauté reprennent toujours le dessus, élan que les héros de la nouvelle trilogie, Anakin surtout, peinent à retrouver. Mais si George Lucas nous parle plus explicitement dans cette dernière de la peur de la mort, il montre par son cinéma qu’il ne l’a pas accepté – mais comment peut-on accepter l’irreprésentable?

Conjurer la mort

En effet, George Lucas semble lui-même refuser d’accepter l’inéluctable, niant la possible vieillesse et mort de ses films, à l’image des Jedi qui continuent à apparaître après leur mort. Le meilleur exemple de cette tentation à “rajeunir” ses films, c’est justement l’apparition finale des trois Jedi, Anakin Skywalker, Obi-Wan Kenobi et Yoda à la fin du Retour du Jedi : dans la version 2004, le visage de Hayden Christensen, qui joue Anakin dans la nouvelle trilogie, a remplacé celui de l’acteur original Sebastian Shaw.

Anakin Skywalker, Yoda et Obi-Wan Kenobi, à la fin de Star Wars, Episode VI, Le Retour du Jedi (version 2004).
Anakin Skywalker, Yoda et Obi-Wan Kenobi, à la fin de Star Wars, Episode VI, Le Retour du Jedi (version 2004).

On peut se demander dès lors pourquoi mettre deux visages pour un même personnage? On peut justifier cela en considérant que le visage sous le masque de Vador n’est pas celui du Jedi qu’il était, mais d’un homme défiguré par sa mécanisation : en mourant, il demeure tel qu’il était avant que son corps ne devienne le reflet de son âme. Personnellement, je ne trouve pas cette réponse convaincante, et je persiste à croire que cette retouche témoigne de l’ambivalence du rapport qu’entretient la saga Star Wars (sinon George Lucas lui-même) avec le corps, ce corps qui constitue l’enjeu central du cinéma numérique.

Version remaniée d’un article paru le 21 avril 2009 sur le blog de l’auteur puis sur Ouvre les Yeux.

Article écrit par

Jérémy Zucchi est auteur et réalisateur. Il publie des articles et essais (voir sur son site web), sur le cinéma et les arts visuels. Il s'intéresse aux représentations, ainsi qu'à la science-fiction, en particulier aux œuvres de Philip K. Dick et à leur influence au cinéma. Il a participé à des tables rondes à Rennes et Caen, à une journée d’étude sur le son à l’ENS Louis Lumière (Paris), à un séminaire Addiction et créativité à l’hôpital Tarnier (Paris) et fait des conférences (théâtre de Vénissieux). Il a contribué à Psychiatrie et Neurosciences (revue) et à Décentrement et images de la culture (dir. Sylvie Camet, L’Harmattan). Contact : jeremy.zucchi [@] culturellementvotre.fr

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