[Analyse] Star Wars, lutte pour l’ordre naturel

Chewbacca et Han Solo (Harrison Ford) dans Star Wars, Episode IV, Un Nouvel Espoir.
Chewbacca et Han Solo (Harrison Ford) dans Star Wars, Episode IV, Un Nouvel Espoir.

Un manichéisme un rien primaire définit et oppose Bien et Mal de façon radicale dans la première trilogie Star Wars (1977-1983) créée et supervisée par George Lucas : la lumière et les ténèbres sont clairement associés respectivement au premier et au second. Star Wars, Episode IV, Un Nouvel Espoir (George Lucas, 1977) représente la quintessence de cette caractérisation, par les contrastes entre la blanche princesse Leia et le chevalier noir Vador ; entre les deux soleils de Tattoine et la technologie sombre et froide de l’Étoile de la Mort, etc. Pourtant, ce rapport au bien et au mal se complexifie dans la suite de la saga, par exemple lorsque Luke Skywalker éprouvé par les épreuves passées et soumis à la tentation se pare de noir dans Star Wars, Episode VI, Le Retour du Jedi (Richard Marquand, 1983).

L’analyse des valeurs des cycles IV, V, VI (1977-1983) puis I, II, III (1999-2005) de la saga Star Wars révèle une conception du bien et du mal plus complexe que le manichéisme d’Un Nouvel Espoir ne le laissait présager, surtout si on porte l’analyse sur l’opposition entre l’ordre naturel défendu par l’Alliance Rebelle et l’ordre imposé par l’Empire, soumis aux lois de la mécanisation et déshumanisation. Dès lors, ce n’est plus une opposition marquée, mais un dégradé que propose Star Wars.

La nature contre « le règne de la quantité »

La philosophie Jedi prône l’instinct comme moyen de contact avec le cosmos, au sein duquel la Force lie les êtres et les choses. Les gestes du Jedi sont alors directement guidé par la Force (voir l’entraînement de Luke Skywalker les yeux bandés dans Un Nouvel Espoir, ci-dessous) et apparaissent comme les expressions innées de la « première nature » de l’homme, pour paraphraser la formule de Pascal. La philosophie Jedi semble paradoxale dans la mesure où Obi-Wan Kenobi, dans Un Nouvel Espoir, dénonce l’illusion des sens tout en déclarant à Luke Skywalker : « Ne pense pas, ressens. » Mais il s’agit en réalité d’un ressenti mental, proche de l’instinct (« Fie-toi à ton instinct » dit Obi-Wan à Luke), comme l’explique Yoda à Luke dans la séquence d’entraînement dans les marais de Dagobah de Star Wars, Episode V, L’Empire Contre-attaque (Irvin Kershner, 1980). L’esprit est supérieur au corps mais inversement les sensations sont supérieures à l’intellect. C’est un « corps mental » avec des « sensations mentales » qui se dessine ici. Voilà l’immersion ultime, dans le corps même du monde, et d’un dieu immanent sans doute, que propose Star Wars.

Entrainement de Luke Skywalker (Mark Hamill) dans Un Nouvel Espoir.
Entrainement de Luke Skywalker (Mark Hamill) dans Un Nouvel Espoir.

Pascal démontrait en effet que ce que l’on croit être inné, car instinctif, par exemple le fait de marcher, est en vérité un acquis qui s’est si bien enraciné en notre corps qu’on ne le considère plus comme relevant de la culture. En disant à ses disciples qu’ils doivent « désapprendre » tout ce qu’ils ont appris, retrouver un rapport au corps antérieur à ces instincts qui sont en vérité culturels, la philosophie Jedi témoigne d’une remise en cause du rationalisme, acquis présenté comme une illusion de « première nature » et dont la mécanisation est dans Star Wars la métaphore. Laurent Jullier écrit en ce sens que la saga de George Lucas, « comme bien d’autres œuvres postérieures à la révolution industrielle, à la désertion des églises et à l’avènement des technocraties, […] travaille à minimiser auprès de son public ce désenchantement du monde qui consiste en “l’élimination de la magie comme moyen de salut” […]. » (Laurent Jullier, Star Wars, anatomie d’une saga, Armand Colin, 2005, p. 149)

Luke Skywalker (Mark Hamill) use de la télékinésie, avec Yoda (dans Star Wars, Episode V, L'Empire contre-attaque, 1980).
Luke Skywalker (Mark Hamill) use de la télékinésie, avec Yoda (dans Star Wars, Episode V, L’Empire contre-attaque, 1980).

La philosophie Jedi est une expression de révolte face à ce « désenchantement du monde » qui voit les liens « magiques » entre les hommes et le cosmos se dénouer au profit de la rationalisation-mécanisation du monde. Cette dernière instaure une hiérarchie de causalité non organique, avec des utilisateurs et des outils, des fabricants et des fabriqués, et divise les choses par des contours et des valeurs absolues (organique/mécanique etc.), déconnectant l’homme de son environnement naturel. Star Wars reflète ainsi l’avènement de ce que Robert Pirsig nommait, au milieu des années soixante-dix, le « règne de la quantité » (dans son Traité du zen et de l’entretien des motocyclettes, 1974) c’est-à-dire la réification progressive de la nature et des êtres au fur et à mesure que les machines imposent leurs propre relations.

Couleurs et valeurs morales

Les couleurs de Star Wars symbolisent l’appartenance au côté « lumineux » ou « obscur » de la Force, c’est-à-dire organique ou mécanisé du monde, comme l’explique ici George Lucas : « les bons sont marrons et verts, et les méchants noirs et blancs » (commentaire audio de Star Wars, épisode VI, Le Retour du Jedi). Les “méchants”, poursuit Lucas, expriment par ce choix leur appartenance à « ce sentiment philosophique d’un monde des absolus. Un monde mécanique où les choses sont rigides et absolues, en noir et blanc, en opposition à un monde organique, où tout est plus naturel. »

La promesse d'une retour de l'ordre naturel, à la fin de Star Wars, Episode III, La Revanche des Siths (2005).
La promesse d’une retour de l’ordre naturel, à la fin de Star Wars, Episode III, La Revanche des Siths (2005).

Ce « sentiment philosophique d’un monde des absolus » (George Lucas), en noir et blanc, est parfaitement représenté dans son premier long-métrage, THX 1138 (1971). L’opposition nature/machine et ses contrastes chromatiques associés se retrouveront dans Brazil de Terry Gilliam (1984) qui a parfaitement illustré ce « règne de la quantité » par son monde (sans libération possible celui-là) où, comme l’écrit Steffen Haubner, « la technologie elle-même a développé derrière les murs une vie propre monstrueuse, quasi organique. » (Sous la direction de Jürgen Müller, Films des années 80, Taschen, 2003, p. 276). La déshumanisation dans Star Wars passe par la naturalisation du monde, comme le montre l’évolution de la palette chromatique de la saga (dans l’ordre chronologique du récit).

Emergence du futur Empire à la fin de Star Wars, Episode II, L'attaque des clones (George Lucas, 2002).
Émergence du futur Empire à la fin de Star Wars, Episode II, L’attaque des clones (George Lucas, 2002).

De Star Wars, Episode I, La Menace Fantôme (George Lucas, 1999) à Star Wars, Episode III, La Revanche des Siths (George Lucas, 2005), nous assistons petit à petit à un passage de la palette chromatique vers toujours plus de froideur et surtout de bipolarité violente (ci-dessus, Star Wars, Episode II, L’Attaque des Clones,George Lucas, 2002). Ceci jusqu’à rejoindre, à la fin de Star Wars, Episode III, l’opposition marquée des couleurs de Star Wars, Episode IV, Un Nouvel Espoir (George Lucas, 1977), avec l’austérité bipolaire noir/blanc de l’empire (ci-dessous) et le jaune ocre de Tattoine, seul lieu d’espoir. C’est en effet sur cette planète aux deux soleils que Luke Skywalker, l’Élu qui “rétablira la Force dans la galaxie”, grandit.

Les "storm troopers" de l'Empire, dans Star Wars, Episode VI, Le Retour du Jedi (1983).
Les « storm troopers » de l’Empire, dans Star Wars, Episode VI, Le Retour du Jedi (1983).

Après la froideur funèbre de L’Empire Contre-attaque et sa planète Hoth glacée, et sa chambre de cryogénisation aux couleurs complémentaires violemment juxtaposées, Le Retour du Jedi voit resurgir les marrons et les verts, à l’occasion de la victoire des rebelles sur la lune forestière d’Endor (mais qui étaient présents avec Dagobah dans Star Wars, Episode V, de manière plus menaçante). La saga imaginée par George Lucas se conclue, dans l’ordre chronologique du récit, sur cette forêt luxuriante dans la nuit, avec les flammes de la fête organisée par les Ewoks, chaleur et nature exaltés (ci-dessous).

Fête des Ewoks et de l'Alliance rebelle, dans Star Wars, Episode VI, Le Retour du Jedi (1983).
Fête des Ewoks et de l’Alliance rebelle, dans Le Retour du Jedi.

Dans l’ordre de sortie des films, les deux cycles s’achèvent sur le plan superbe de Star Wars, Episode III, où Beru et Owen tiennent Luke bébé dans leurs bras, face aux deux soleils de Tatooine, espoir en une nouvelle ère, un resurgissement de l’humanité. Le lever des deux soleils est la promesse d’un retour de l’ordre naturel (annonce de la fin de l’Empire), déjà à l’œuvre par la naissance des jumeaux Skywalker. Lorsqu’il a mis en image Luke Skywalker faisant face aux deux soleil de Tatooine comme face à son destin, en 1976, George Lucas n’avait sans doute pas imaginé la puissance du symbole qu’il venait de créer : il a fallu l’invention d’une sœur cachée, puis la mise en scène de la naissance des deux jumeaux pour que cette image resurgisse, puissamment, près de deux décennies plus tard.

Version revue et corrigée d’articles publié en mars 2009 sur le blog de l’auteur, puis sur Ouvre les Yeux.

Article écrit par

Jérémy Zucchi est auteur et réalisateur. Il publie des articles et essais (voir sur son site web), sur le cinéma et les arts visuels. Il s'intéresse aux représentations, ainsi qu'à la science-fiction, en particulier aux œuvres de Philip K. Dick et à leur influence au cinéma. Il a participé à des tables rondes à Rennes et Caen, à une journée d’étude sur le son à l’ENS Louis Lumière (Paris), à un séminaire Addiction et créativité à l’hôpital Tarnier (Paris) et fait des conférences (théâtre de Vénissieux). Il a contribué à Psychiatrie et Neurosciences (revue) et à Décentrement et images de la culture (dir. Sylvie Camet, L’Harmattan). Contact : jeremy.zucchi [@] culturellementvotre.fr

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