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[Critique] Memories of Murder : un chef d’oeuvre qui n’a pas pris une ride

Caractéristiques

  • Titre : Memories of Murder
  • Titre original : Salinui chueok
  • Réalisateur(s) : Bong Joon-ho
  • Avec : Kang-ho Song, Sang-kyung Kim, Roe-ha Kim, Jae-ho Song...
  • Distributeur : Les Bookmakers/La Rabbia
  • Genre : Policier
  • Pays : Sud-coréen
  • Durée : 2h11
  • Date de sortie : 5 juillet 2017
  • Note du critique : 10/10

Critique

Sorti en salles en France à l’été 2004, Memories of Murder, second long-métrage du surdoué Bong Joon-ho a fortement contribué au renouveau du polar sud-coréen et tellement imprégné le genre à travers le monde qu’on a un peu eu tendance à oublier son influence. Sa ressortie sur les écrans le 5 juillet en copie 4K est donc l’occasion de le redécouvrir, et de constater qu’il demeure, plus de 13 ans après, d’une incroyable modernité et d’une puissance épatante tout en ne jouant jamais sur les facilités du spectaculaire. Ce récit d’enquête sans fin dans une campagne sud-coréenne affligée par le manque de moyens et les violences policières parvient autant à nous scotcher par la peinture acérée qu’il peint du milieu que par la tension des scènes nocturnes, qui demeurent redoutablement efficaces grâce à une réalisation au cordeau qui fait monter le suspense de manière aussi intelligente que viscérale.

Inspiré de faits réels survenus dans le pays au cours des années 80, Memories of Murder suit les chausse-trappes d’une enquête criminelle qui n’aboutira jamais : le serial-killer responsable de la mort de plusieurs jeunes femmes, violées et étranglées la nuit après la diffusion à la radio de la même chanson, ne sera jamais appréhendé. D’indices en fausses pistes, nous suivons les deux détectives de la police locale et l’inspecteur Seo Tae-yoon, débarqué de Séoul pour leur prêter main forte. Le traitement et l’évolution de ce dernier personnage, introverti et surdoué, est particulièrement bien rendu et parvient à déjouer les attentes des spectateurs tout en apportant au film quelque chose de viscéralement tragique et obsédant. Alors que l’on s’attend, au départ, à ce que Seo perce le mystère de ces meurtres orchestrés avec soin, il n’en sera rien et, confronté au manque de moyens criant de la police rurale, l’enquêteur finira par se laisser gagner par la rage et la frustration animant ses collègues, dont il décriait pourtant les méthodes brutales. La manière dont Bong Joon-ho décrit cette galerie de personnages délurés, qui pourraient paraître terriblement cliché sur le papier s’ils n’étaient pas aussi vrais à l’écran, est l’une des grandes forces du film : aussi bas du front puissent-ils paraître, ces policiers sont confrontés à une situation politique complexe et désespérée et tentent avant tout de remplir leur fonction sous une pression écrasante, avec des moyens faisant cruellement défaut. Il faut rappeler que dans les années 80, l’analyse d’ADN était impossible en Corée du Sud, même à Séoul : il fallait pour cela se tourner vers les États-Unis, ce qui prenait des mois au bas mot.

Entre thriller et quotidien : une puissance de chaque instant

image ouverture memories of murder bong joon-ho

Ce contexte permet de mieux appréhender les personnages et leur comportement, sans que le cinéaste cède pour autant à la facilité de les excuser complètement. Ni héros ni salauds, ces « anges aux mains sales », tout comme le tueur sans visage qu’ils traquent, sont le fruit des démons de leur pays, qui se voient incarnés à l’écran avec une remarquable force d’évocation. L’aspect quotidien du film, qui se retrouve aussi bien dans les détails de procédure de l’enquête que les séquences de repas ou d’intimité, est par ailleurs tout aussi important que sa dimension thriller : c’est dans cette tension entre les deux que Memories of Murder puise son authenticité et son pouvoir d’envoûtement. Les difficultés légales, hiérarchiques ou pratiques ont un impact direct sur les piétinements de l’enquête, tandis que les scènes plus intimistes s’en trouvent bouleversées ou apparaissent au contraire comme des instants lumineux à l’écart de la tempête qui fait rage.

Surtout, ces séquences sont utilisées pour donner le sentiment d’un temps qui semble s’étirer à l’infini alors que le temps presse, mais aussi d’éternel retour, alors que l’affaire reviendra hanter l’un des personnages bien des années plus tard. L’obsession latente qui s’empare des enquêteurs, et la manière dont le pouvoir de fascination de l’affaire est traité rappelle aujourd’hui fortement le Zodiac de David Fincher (2007), et c’est là qu’on commence à mesure l’influence que le chef-d’oeuvre de Bong Joon-ho a eu sur le cinéma international depuis 2004. Difficile, en effet, de penser que les parallèles entre les deux films soient fortuits, en dépit de leurs esthétiques et tonalités distinctes.

Une réflexion vertigineuse sur le Mal

image interrogatoire memories of murder bong joon-ho

Et puis, au-delà de cette peinture d’un réalisme cru, des meurtres d’une cruauté inouïe (qui ne sont jamais montrés à l’écran) et des scènes de traque à couper le souffle, Memories of Murder est aussi un film étonnamment drôle, remarquablement écrit et interprété. Les gaffes et bavures des policiers donnent lieu à des scènes musclées où l’humour n’éclipse jamais la violence et la noirceur de la situation, et ces contrastes, qui sembleraient sans doute abrupts ou trop gros si on les transposait en Europe ou même en Amérique, sont gérés avec une rare maîtrise. Bien sûr, ces personnages marqués et ces ruptures de ton sont propres au cinéma coréen, mais Bong Joon-ho les utilise avec une rare finesse, là où certaines oeuvres récentes du genre — comme Sea Fog — ont pu se montrer bien moins subtiles. Tout en étant hauts en couleur, les personnages et événements dépeints n’apparaissent jamais comme de simples archétypes ou motifs-clés repris et déclinés en fonction des besoins du scénario. Il y a quelque chose de véritablement organique dans ce polar brut et habité, qui frappe de plein fouet en le redécouvrant. De sorte que le seul ressort du film qui pourrait sembler peu crédible ne se révèle au final pas aussi gênant qu’il aurait pu l’être, et peut même trouver une justification.

Treize ans plus tard, Memories of Murder demeure donc une énorme claque, à tous les niveaux, et confirme qu’il est sans conteste l’un des plus beaux exemples du genre. Entre noirceur, humour cathartique, peinture sans compromis de la Corée du Sud et thriller sous haute tension, le film de Bong Joon-ho ouvre sur une réflexion vertigineuse sur la nature même du Mal, et la frontière qui nous sépare de ceux que nous appelons des « monstres ». Sans céder au manichéisme rassurant, sans compromis mais sans le moindre voyeurisme non plus, et en s’autorisant des éclaircies aussi belles et simples qu’éphémères. Une véritable leçon de cinéma, à découvrir pour ceux qui n’auraient découvert le cinéaste qu’avec son autre chef-d’oeuvre, The Host (ou n’auraient pas encore vu ses films) ou à redécouvrir dans cette superbe version restaurée, qui permet de l’apprécier dans toute sa stupéfiante beauté.

Article écrit par

Cécile Desbrun est une auteure spécialisée dans la culture et plus particulièrement le cinéma, la musique, la littérature et les figures féminines au sein des œuvres de fiction. Elle crée Culturellement Vôtre en 2009 et participe à plusieurs publications en ligne au fil des ans. Elle achève actuellement l'écriture d'un livre sur la femme fatale dans l'œuvre de David Lynch. Elle est également la créatrice du site Tori's Maze, dédié à l'artiste américaine Tori Amos, sur laquelle elle mène un travail de recherche approfondi.

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