Cela fait déjà depuis le mois d’avril que le retour de Tori Amos a été annoncé avec la sortie de Native Invader, son 15e album studio, le 8 septembre prochain chez Decca, filiale d’Universal Music. Les dates de la tournée mondiale correspondante étaient tombées dans la foulée, avec un premier concert à Cork, en Irlande le 6 septembre, et un passage en France le 11 septembre sur la scène du Grand Rex à Paris, qu’elle connaît déjà bien, puisqu’elle s’y était déjà produite 4 fois depuis 1996.
Il aura fallu attendre longtemps, cependant, avant que le public ne découvre la « couleur »musicale de ce nouvel opus, puisque le premier single, « Cloud Riders », n’a été révélé que fin juillet, suivi de deux titres supplémentaires aux ambiances très différentes, « Up the Creek » (en duo avec sa fille de 16 ans Natashya Hawley) et « Reindeer King », dévoilé le 23 août dernier. Le communiqué de presse officiel publié par la maison de disques de l’artiste laissait entendre qu’elle était de nouveau revenue à ses racines amérindiennes pour y puiser de l’inspiration, et qu’une partie au moins de l’album adresserait des questions écologiques et politiques, d’une actualité brûlante depuis l’élection de Donald Trump. En ce sens, le titre de l’album parle de lui-même : « envahisseur natif » est une pique visant clairement les propos du président américain à l’encontre des immigrés. En effet, comment peut-on stigmatiser les immigrés qui peuplent les Etats-Unis alors qu’il s’agit d’une nation fondée par des immigrés, qui ont pris la terre de ceux que l’on nomme les native americans, les amérindiens ?
Un croisement entre plusieurs périodes ?
Ses plus fidèles admirateurs se souviendront bien entendu que Tori Amos a toujours été une artiste engagée, critiquant déjà l’administration de Bush Sr. en 1992 sur la B-Side « Sweet Dreams » (rien à voir avec le tube des Eurythmics, donc), et dédiant plus tard pas moins de trois concept-albums à la politique américaine sous l’administration de George W. Bush : Scarlet’s Walk (2002), road-trip post-11 septembre, The Beekeeper (2005) et American Doll Posse (2007), sans compter différents titres disséminés ça et là sur ses opus suivants. Il n’est donc guère surprenant que l’arrivée de Trump au pouvoir l’ai inspirée. Le communiqué mentionnait aussi un voyage en Caroline du Nord, sur les terres de ses ancêtres maternels (de descendance Cherokee), l’infarctus de sa mère et l’éternel cycle de renaissance de la nature, aussi belle que terrible, comme sources d’inspiration pour ce 15e album.
Comment cela allait-il donc se traduire après le très épuré Unrepentant Geraldines, enregistré en tête-à-tête avec son ingénieur du son et guitariste de mari, la comédie musicale The Light Princess et la période classique de la fin des années 2000-début des années 2010 ? S’il est encore trop tôt pour se prononcer entièrement sur la question, ces trois premiers singles donnent quelques pistes intéressantes et assez intrigantes, qui suggèrent une fusion improbable entre le son plus lisse et « accessible » de sa production des 10 dernières années, la dimension spirituelle et intimiste de Scarlet’s Walk et la production expérimentale de From the Choirgirl Hotel, caractérisée par des sonorités hybrides, mélangeant le son brut de son cher piano Bösendorfer aux textures électroniques de claviers programmés. Excitant ? Oh que oui !
« Cloud Riders » : un single faussement FM
On le sait, depuis que les singles physiques des années 90 sont tombés en désuétude, les B-sides ont perdu leur raison d’être, et Tori Amos a parfois eu du mal à se restreindre à un choix de titres limité, d’où des concept-albums possédant une poignée de chansons certes rigolotes ou agréables, mais plus dispensables. Et, marketing oblige, ce sont parfois des singles radio-friendly peu représentatifs du reste de l’album qui ont pu être retenus pour lancer ses tournées promotionnelles, comme « Sleeps with Butterflies » en 2005.
Du coup, à la première écoute, « Cloud Riders » pourrait attirer la suspicion des fans préférant la dimension plus brute, expérimentale ou viscérale de sa discographie. Pourtant, comme dans le cas de « Trouble’s Lament » aux accents de country-pop, on aurait tort de penser que Tori Amos cherche à s’imposer par un titre purement commercial. Le son de cette chanson assez accrocheuse rappelle certes celui, globalement assez lisse, d’Unrepentant Geraldines, mais le travail sur la composition, le chant et, oui, les arrangements, est tout sauf facile, et se démarque de manière notable des quelques titres plus faibles de sa discographie. Il s’agit d’une chanson attachante dans laquelle il est facile d’entrer, où la guitare sèche de Mark Hawley alias Mac Aladdin, omniprésente, est davantage travaillée que sur les disques précédents.
Le jeu du musicien a beau être plus conventionnel que celui du flamboyant Steve Caton, Tori Amos, qui produit également entièrement ses albums depuis 1996, semble avoir enfin compris qu’il était essentiel que la guitare de son mari ne soit pas un simple habillage par-dessus ses compositions au piano, mais soit au contraire véritablement intégrée à la fabrique même des titres, ce qui, en dehors de « Trouble’s Lament » et une poignée de morceaux, était trop rarement le cas depuis 2002. Ses fidèles collaborateurs Matt Chamberlain (batterie) et Jon Evans (basse) n’ayant plus participé à ses enregistrements depuis le cast recording de sa comédie musicale pour le National Theatre de Londres, il était pourtant essentiel qu’un ajustement ait lieu. Sur « Cloud Riders », une petite sonorité americana se fait entendre de manière assez discrète, et le jeu d’Hawley possède des variations intéressantes sur la fin, mises en valeur par des échos travaillés, des effets de texture.
Dans les paroles, le passage d’une étoile filante dans le ciel redonne espoir à la narratrice, qui semble rencontrer des difficultés avec son compagnon, mais lui promet qu’elle « ne baisse pas les bras » et n’ira « nulle part de sitôt ». Des références à une moto Triumph, peuvent suggérer qu’il s’agit de l’une des nombreuses chansons de Tori Amos dédiée à Mark Hawley, grand passionné de moto et admirateur de Steve McQueen, qui conduisait une Triumph. « Cloud Riders » est cependant loin d’être une chanson « confessionnelle », et les paroles sont remplies de références mythologiques et littéraires, certaines étant des clins d’oeil à son album de variations de thèmes classiques Night of Hunters, qui se présentait comme un concept-album racontant l’odyssée intime vécue par une femme le temps d’une nuit, alors que son mari, avec lequel elle était en crise, a mystérieusement disparu. Un disque où l’auteure-compositrice poussait assez loin les références à la mythologie celtique.
Le titre du single fait ainsi référence aux cloud riders de « Star Whisperer », également cités dans « Invisible Boy » sur Unrepentant Geraldines, autre titre écrit pour son mari. On remarquera également une allusion à la déesse nordique Freya et à son « chariot tiré par des chats », qui n’est sans doute pas innocente étant donné que son ami de longue date et auteur de fantasy Neil Gaiman a publié cette année son recueil La mythologie viking. Les deux ont l’habitude de faire référence à leurs oeuvres mutuelles dans celles-ci, n’hésitant pas à inclure des clins d’oeil à leurs projets en cours de temps à autres.
« Up the Creek » : un étonnant duo expérimental avec sa fille
Depuis son album de Noël Midwinter Graces en 2009, Tori Amos a pris l’habitude de faire participer sa fille Natashya « Tash » Hawley, à venir lui donner le « la » sur ses différents albums. Cela a donné le très joli « Holly, Ivy and Rose », où elle avait encore une voix de petite fille, ainsi que trois duos sur Night of Hunters, où elle faisait preuve d’une étonnante assurance pour son âge (10 ans), notamment sur le très beau « Job’s Coffin », où Amos restait en retrait. Plus décevant et décalé, l’hymne mère-fille « Promise », il y a 3 ans, témoignait davantage des influences musicales R&B de la jeune fille. Nous retrouvons donc de nouveau un duo Tori-Tash ici, dans une tonalité entièrement différente cette fois-ci.
« Up the Creek » pourrait en effet être décrit comme un croisement entre le son de Scarlet’s Walk (« Mountain »), celui de « Unrepentant Geraldines » sur l’album éponyme et les expérimentations électro de la période From the Choigirl Hotel, notamment sa reprise électro-dance du standard « Carnival » sur la B.O. de Mission : Impossible 2. Les claviers programmés par John Philip Shenale rappellent également un peu ceux de « Strong Black Vine » sur Abnormally Attracted to Sin, l’hommage au « Kashmir » de Led Zeppelin en moins. Ils déploient une toile de fond au rythme répétitif, sur laquelle viennent se poser les voix de l’adolescente et sa mère. La voix de Tash Hawley apparaît ici volontairement plus ancrée que celle de Tori Amos, qui résonne comme un écho éthéré sur une bonne partie du titre. Bonne surprise : la réverbération est bien dosée et utilisée avec à propos, ce qui n’a pas toujours été le cas sur les disques de l’artiste ces 10 dernières années. Un single surprenant et assez addictif, où les sonorités électro et acoustiques font très bon ménage.
Les paroles, aux références païennes et spirituelles, évoquent quant à elles la nature et le réchauffement climatique, et l’artiste y encourage « la Milice de l’Esprit » à faire front contre les « climato-sceptiques » — une critique à peine voilée des positions de Trump sur la question. La chanteuse reprend également à son compte de manière ironique un vieux proverbe américain (aujourd’hui très daté) qu’employait beaucoup son grand-père d’origine Cherokee, « Good Lord willin’ and the creek don’t rise », qui pourrait se traduire par « Le Bon Dieu est de bonne volonté, et la crique ne se soulève pas ». La phrase fut attribuée (à tort semble-t-il) à Benjamin Hawkins en réponse à une lettre du président lui demandant de revenir à la capitale. Le terme creek faisait alors référence, non pas à une crique, mais à la « Creek Indian Nation », soit le peuple amérindien qui, « grâce à la volonté de Dieu », n’était pas prêt de se soulever. L’expression courante « up the creek » signifie quant à elle « mal barrés ». Une chanson engagée donc, où l’artiste montre comment, une fois de plus, le pouvoir trahit l’Amérique, ses habitants et la nature.
« Reindeer King » : Tori Amos à son meilleur
Enfin, le dernier single en date de la chanteuse, « Reeinder King » (qui ouvrira l’album) est du grand Tori Amos, où musique, chant et paroles sont à diapason pour coller à l’auditeur un frisson sans pareil. Le Bösendorfer de la pianiste nous donne immédiatement l’impression d’avancer au coeur d’une forêt la nuit, pour partir à la rencontre de ce « roi des rennes » venu apporter son message d’espoir et résilience. Si l’on serait tenté de voir là un clin d’oeil à La Reine des Neiges de Disney, notamment parce-que la chanteuse utilise un champ lexical lié à la glace et au phénomène de glaciation, l’émotion du morceau émerge ici de sa retenue et de sa dimension onirique, quasi-contemplative, qui vient donner d’autant plus de force à la montée en puissance sur la fin.
Les paroles évoquent peut-être bien l’infarctus qui a laissé sa mère Mary muette, mais il ne manquera pas de résonner profondément avec les personnes ayant subi un choc ou un traumatisme, puisque c’est bien le phénomène de dissociation et d’anesthésie émotionnelle qui est évoqué de manière certes imagée et poétique, mais assez claire (« La douleur engendre le besoin/la glaciation nue/prise par le givre/vient anesthésier d’insupportables pensées/ton besoin de feu intérieur/n’est pas perdu/impossible », chante-t-elle, en traduisant le premier couplet).
Ce n’est bien sûr pas la première fois qu’elle aborde ces thématiques depuis le début de sa carrière, et « Reeinder King » en apparaît comme un remarquable exemple, d’autant plus puissant qu’il transcende la gravité du sujet pour amener le titre sur un terrain plus poétique. La chanson ne cesse de se déployer d’un bout à l’autre des 7 minutes, nous donnant l’impression de voir défiler des paysages nocturnes devant nous. Tori Amos s’est toujours inspirée de la nature et des arts visuels pour composer ses mélodies et ce dernier single vient prouver encore une fois, si besoin était, qu’elle n’a rien perdu de son immense talent à créer de véritables paysages mentaux à travers sa musique.
Un nouveau grand album ?
Ces 3 titres nous donnent ainsi un aperçu fort intrigant de Native Invader, que le public découvrira dans son intégralité dès le vendredi 8 septembre. Avant de vous reparler de l’album au sein d’une critique détaillée (nous serons également présents au concert du Grand Rex), nous vous laissons donc avec la track-list de ce 15e opus.
1. Reindeer King
2. Wings
3. Broken Arrow
4. Cloud Riders
5. Up the Creek
6. Breakaway
7. Wildwood
8. Chocolate Song
9. Bang
10. Climb
11. Bats
12. Benjamin
13. Mary’s Eyes
Titres bonus (sur l’édition deluxe disque-livre)
Upside Down 2
Russia
Native Invader de Tori Amos est disponible en pré-commande sur Amazon, mais également iTunes et Apple Music. Les singles « Cloud Riders », « Up the Creek » et « Reindeer King » sont disponibles en streaming sur Deezer et Spotify, et en téléchargement légal sur les plateformes habituelles.