Le visage humain, dans le monde anthropocentrique de Star Wars, est l’incarnation même de l’humanité par sa singularité et ses émotions. Il est ainsi défiguré, mécanisé ou sérialisé lorsqu’il représente l’Empire. On ne peut garder un visage humain dans l’Empire, comme le montre la défiguration monstrueuse de Palpatine devenant Empereur dans Star Wars, Episode III, La Revanche des Sith (George Lucas, 2004), ou la transformation d’Anakin Skywalker en Dark Vador. La défiguration du visage s’opère par la défiguration et la mécanisation, qui menacent Luke Skywalker.
Mais nous verrons dans cet article que le rapport au corps ne peut se réduire à une opposition organique/mécanique, les droïdes exprimant parfois plus d’émotions que les Jedi dont la quête de pureté mène à une désincarnation qui trouve son aboutissement par-delà la mort, sous une forme spectrale. Le corps humain soumis aux émotions et pulsions est comme un point pivot autour duquel s’articule la pensée philosophique de Star Wars, qui ne sera qu’ébauchée dans cet article.
Les masques de l’Empire
La mécanisation du corps n’est que la manifestation de celle de l’esprit réduit à être au service du pouvoir totalitaire, ce que confirme George Lucas qui déclare à propos de la séquence où Anakin Skywalker devient Dark Vador dans Star Wars, Episode III, qu’il voulait qu’il « ait le sentiment d’être le monstre de Frankenstein qui a été créé lorsqu’il s’est levé de la table […]. Pas juste physiquement, mais dans son âme aussi. » (commentaire audio de Star Wars, Episode III, DVD Twentieth Century Fox/Lucas Film).
A l’instar des romans « gothiques » comme Frankenstein ou le Prométhée moderne de Mary Shelley (1818), c’est le génie technologique qui plongera le monde dans la déshumanisation. Les origines de Dark Vador rejoignent celles, cinématographiques, de l’œuvre de George Lucas elle-même : « Les sons rajoutés à la scène du laboratoire, ajoute Corinne Vuillaume, sont d’ailleurs les sons des vrais accessoires du film Frankenstein de James Whale (1931). » (Corinne Vuillaume, L’impatience des limites, La Revanche des Sith, Cadrage.net).
La perte du visage humain, ou défiguration, est aussi effectuée d’une manière figurative par la présence de Peter Cushing (Star Wars, Episode IV, Un Nouvel espoir) et de Christopher Lee (Star Wars, Episode II, L’Attaque des clones et Star Wars, Episode III), George Lucas évoquant à travers eux la Hammer Films et ses films d’horreur « gothiques ». En effet, les visages de Peter Cushing et de Christopher Lee ne sont humains qu’en apparence, car défigurés dans l’esprit du spectateur par les nombreux personnages inquiétants et monstrueux qu’ils ont incarnés (Dracula pour Lee, Frankenstein pour Cushing…). Les défigurations d’Anakin et de l’Empereur évoquent également ce genre cinématographique, Anakin devenant l’homme au masque de cire.
La sérialisation des visages de l’Empire s’opère aussi à deux niveaux. D’un côté, les Troupes de Choc et autres soldats de l’Empire de la première trilogie portent tous des casques qui leur cache tout ou une partie du visage. Nous apprenons avec Star Wars, Episode II, L’Attaque des clones (George Lucas, 2002) que ce sont en réalité des clones : ils ont tous le même visage, celui du chasseur de prime Jango Fett et de son « fils » Boba. Aucun d’eux n’en possède un qui lui est propre, qui définit son identité, anticipant dès Star Wars, Episode II la déshumanisation opérée par l’Empire.
De l’autre, fonctionnaires et officiers de la première trilogie possèdent, eux, des visages distincts, mais n’existent pas en dehors de leur fonction. Exprimer leurs émotions ou leurs pensées les condamne à mort instantanément, comme une machine débranchée (Star Wars, Episode IV)… Le devenir-machine qui est la malédiction qui pèse sur l’humanité dans Star Wars peut ainsi être un conditionnement subi ou voulu, sans transformation du corps. En effet, la saga de George Lucas nous rappelle que, comme l’écrivait Philip K. Dick, devenir androïde signifie « se laisser transformer en instrument, se laisser écraser, manipuler, devenir un instrument à son insu ou sans son consentement ― c’est du pareil au même.» (« Androïde contre humain » (1972) dans Si ce monde vous déplaît… et autres écrits, édition de l’Éclat, 1998, p. 38).
La pureté déshumanisée des Jedi
La nouvelle trilogie a souvent été considérée comme « froide », manquant de la chaleur humaine et de la texture du réel qui fit en partie le succès de la première. Les corps se désincarnent sans espace crédible où se mouvoir, ce que Star Wars, Episode I, La Menace fantôme (George Lucas, 1999) et son utilisation encore expérimentale des décors virtuels prouve, les acteurs ne semblant pas parvenir à ancrer leur corps dans le décor. Mais il me semble que la « froideur » tant reprochée (à raison) à la nouvelle trilogie est aussi celle qui est à l’œuvre dans le processus même de déshumanisation décrit par ces films, à la différence de l’ancienne trilogie Star Wars qui raconte la lutte pour la survie de l’humanité, la persistance de l’organique et sa victoire sur le mécanique.
La seconde trilogie Star Wars met en scène le « devenir-Jedi » d’Anakin Skywalker, du jeune padawan de l’Episode I au futur maître Jedi de l’Episode III, tandis que simultanément elle met en scène son « devenir-machine », s’achevant par sa transformation en Dark Vador. Corinne Vuillaume écrit que tandis « que l’hybridation animale fait appel aux instincts, aux pulsions (souvent sexuelles), le “devenir-machine” effraie car il neutralise les émotions, il uniformise, il nivelle. » Si cela est vrai de Dark Vador qui tue sans passion ni remord, ou des autres serviteurs de l’Empire, c’est au contraire l’appel des émotions qui a conduit Anakin Skywalker à une telle déshumanisation, paradoxalement pour préserver sa part d’humanité. La nouvelle trilogie nous montre en effet que c’est vers la réalisation d’une neutralisation des émotions que mène l’enseignement Jedi, d’où la rébellion d’Anakin qui ne peut refouler ses sentiments d’amour, de colère, de haine, qui le mèneront vers le côté obscur de la Force. La philosophie Jedi qui, écrit Corinne Vuillaume, « refuse la peur, l’attachement et toutes les émotions en règle général n’est pas très loin finalement de ce “devenir machine”. »
La perfection des Jedi fait ainsi écho à celle des machines du début de cette nouvelle trilogie, lisse, brillante, sans accrocs, voire à l’esthétique même des images de synthèse qui à force de perfection se vident de leur vie. Cette « recherche de purification est, somme toute, assez incompatible avec la nature humaine », poursuit Corinne Vuillaume. La nouvelle trilogie Star Wars rompt ainsi avec la vision de Jedi humains proposée par l’ancienne trilogie pour les transformer en être surhumains, sinon non-humains : en effet, l’instinct inné des Jedi est expliquée dans Star Wars, Episode I « scientifiquement » par l’existence de bactéries, les « midichloriens », dans le sang des Jedi. Anakin et les autres Jedi de la seconde trilogie sont ainsi défaits de l’un des traits d’humanité qui faisait la force du discours de l’ancienne trilogie, la capacité de chacun à renouer par l’acquis avec le cosmos et notre « première nature ».
Bien sûr, le part de l’innée a toujours été prépondérante dans l’ancienne trilogie, car comme le dit Obi-Wan à Luke « La Force est puissante dans ta famille », mais jamais Luke n’avait semblé autant destiné à être un Jedi qu’Anakin comme le suggérait l’origine « christique » de ce dernier dans Star Wars, Episode I (sa mère restée vierge). Les Jedi ne sont dans la nouvelle trilogie que des êtres surhumains paradoxalement impuissants, des marionnettes manipulées par Dark Sidious-Palpatine, grâce à sa stratégie et surtout, comme le révèle Star Wars, Episode III, La Revanche des Sith, à son pouvoir sur les « midichloriens » : c’est lui a fait enfanter la mère d’Anakin, pour qu’elle donne naissance à un être au pouvoir inédit pouvant infiltrer le conseil des Jedi et devenir le Sith que nécessitent ses visions d’Empire. Anakin est, au sens propre, un être de synthèse…
Les droïdes peuvent-ils souffrir?
Les Jedi de la saga Star Wars ne possèdent pas suffisamment d’émotions et de fragilités pour que le spectateur puisse s’y identifier, mais « on peut imaginer que l’humanisation des deux robots protagonistes (C3P-O ou R2-D2) apporte un contraste à cette “déshumanisation” des Jedi. » comme l’écrit avec justesse Corinne Vuillaume. Les droïdes et C3-PO en particulier représentent-ils ou parodient-t-ils la condition humaine et sa souffrance ? C3-PO dit en effet, dans Star Wars, Episode IV, Un nouvel espoir (George Lucas, 1977) : « Nous sommes faits pour souffrir, voilà notre lot. »
Les souffrances des droïdes rejouent sur le mode comique, car ils sont eux réparables, les souffrances physiques des êtres humains. Ainsi C3-PO est décapité, en écho à la décapitation de Jango Fett (Episode II) ; démembré (Episode V) tandis que Han Solo se fera cryogéniser ; et il a peur de se faire arracher le bras juste après la destruction de la planète Alderean (Episode IV)… Dans Star Wars, Episode V, L’Empire contre-attaque (Irvin Kershner, 1980) un robot se fait torturer, hurlant de douleur, annonçant les tortures subies par Han Solo.
Il s’agit vraisemblablement d’ironie, mais aussi d’une volonté d’établir un parallèle entre le corps organique et la machine, les histoires de création d’êtres artificiels ne cessant à ce titre de prolonger l’idée datant du XVIIIe siècle d’un corps fonctionnant comme une machine, que les automates de l’époque, et en particulier le fameux canard mangeant, digérant et déféquant de Vaucanson (1738) n’ont cessé d’explorer.
N’en déplaise au futurisme Art Déco de son design, celui qui souffre est C3-PO, qui n’est autre qu’un automate parlant à la différence du fonctionnel R2-D2. Il est plus proche du canard digérateur de Vaucanson que des robots que la cybernétique construira demain. Et nul doute que si un robot humanoïde aussi complexe est construit un jour, il ne sera pas réparable par un Wookie maladroit (Episode V)… A ce titre, l’ancienne trilogie Star Wars, préfigurant le courant steampunk, témoigne comme l’écrit Laurent Jullier de la « nostalgie de la lisibilité des machines et des systèmes limpides » (Laurent Jullier, Star Wars, anatomie d’une saga, Armand Colin, collection Armand Colin Cinéma, 2005, p. 151).
Et malgré son invraisemblable complexité, C3-PO est bien un « système limpide » (Episode I). A l’inverse de la nouvelle trilogie Star Wars, nous voyons Han Solo, dans les épisodes IV à VI, mettre les mains dans le cambouis pour réparer son vaisseau, chose peu vraisemblable compte tenu de la technologie nécessaire pour voyager à la vitesse de la lumière. Ce qui fait dire à Laurent Jullier qu’au lieu « d’essayer d’interroger le futur de la science afin de lire la saga Star Wars comme un catalogue d’objets anticipés, il serait plus intéressant peut-être de partir dans l’autre sens et de repérer en elle un catalogue d’objets regrettés. » (Ibid, p. 151).
Et si, parmi ces « objets regrettés », à travers la métaphore de la technologie, se trouvait le corps tant refoulé? Ainsi, la dégénérescence technologique observable dans la saga Star Wars lorsqu’on la regarde des épisodes I à VI (des vaisseaux dorés rutilants de Naboo aux armes primitives des Ewoks en passant par a rouille du Faucon Millenium) serait le signe non de la déchéance de la civilisation, mais du retour du corps et de l’humanité. La tragédie d’Anakin Skywalker née de son incapacité à accepter le corps souffrant, sans pour autant se résoudre à l’incorporation Jedi ; elle est provoquée par à sa confusion de la vie et de la mécanique, par son rêve de « réparer » les morts (sa mère puis Padmé), comme il bricolait C3-PO.
Version remaniée d’un article paru le 20 avril 2009 sur le blog de l’auteur puis sur Ouvre les Yeux.