Richard Kelly à 26 ans quand il réalise Donnie Darko (2001). Tout juste sorti de la UFC (University of California), il écrit le scénario en six semaines à 22 ans au cours du mois d’Halloween, en s’inspirant de ses souvenirs d’adolescence, et notamment des œuvres de Stephen King, mais aussi de la rumeur d’un morceau de glace tombé d’un avion. On retrouve l’influence de l’écrivain par son intrusion de l’étrange dans une petite suburb résidentielle envahie par une atmosphère de plus en plus angoissante. L’apocalypse est annoncée par Frank au costume de lapin cadavérique qui apparaît dans le miroir de Donnie Darko (incarné par Jake Gyllenhal) en plein épisode de somnambulisme.
Tout autant que Stephen King, peut-être, c’est un autre écrivain qui hante Donnie Darko : Philip K. Dick dont les œuvres racontent souvent des effondrements de mondes et sont empreints d’une critique sociale acide par le biais de personnages de différents milieux. En complément de notre analyse des références au dessinateur Escher dans Donnie Darko, cet article sur le film de Richard Kelly va revenir aux origines du film pour mieux comprendre comment le cinéaste a réalisé un récit apocalyptique 80’s schizophrène et bouleversant qui a renouvelé la science-fiction au cinéma.
Avertissement : nous vous conseillons de voir le film avant de lire cet article.
Genèse et déconvenues de Donnie Darko
« Je voulais faire un film dont les gens discuteraient à la sortie, alors j’ai imaginé l’histoire la plus ambitieuse, la plus révolutionnaire que je pouvais concevoir, afin de me faire un nom dans la profession » déclare Richard Kelly à Studio Magazine à la sortie du film. En 2017, il explique au Hollywood Reporter (interview transcrite à ce lien) :
Je vivais à Hermosa Beach avec des amis du lycée dans une maison dégueulasse, et je travaillais comme assistant dans une boîte de post-production à Hollywood, où je servais des cappuccinos et des plateaux de fromages à Madonna et Puff Daddy et Jennifer Lopez, qui travaillent sur leurs clips. Et j’ai écrit Donnie Darko pendant un mois frénétique de 1998.
Le défi du jeune Richard Kelly est relevé avec brio car le scénario atterrit sur les bureaux de tous les producteurs de Los Angeles. « Tout le monde l’a lu, tout le monde l’aimait, j’alignais rendez-vous sur rendez-vous. » Sydney Pollack et Ben Stiller s’y intéressaient. Après le succès surprise d’Usual Suspects (Bryan Singer, 1995) au scénario machiavéliquement tarabiscoté, Hollywood ne voulait pas laisser passer sa chance. Le destin du script ressemblait à celui de Charlie Kaufman que tout le monde s’était arraché peu de temps plus tôt : Dans la peau de John Malkovitch, scénario étant longtemps passé de main en main et devenu la carte de visite de son scénariste, qui ne tarda pas à recevoir des commandes.
Mais comme Charlie Kaufman avait autant reçu d’éloges que de refus face à l’incroyable étrangeté de son script (nécessitant John Malkovitch), Richard Kelly accumulait aussi les refus. « Pendant l’année 1999, Donnie Darko était le scénario que tout le monde voulait faire, mais que personne n’avait le courage d’assumer. » Pour cause, bien que Usual Suspects puis Arnaque, crimes et botanique (Guy Ritchie, 1998), Pi (Darren Aronofsky, 1998), Dans la peau de John Malkovitch (Spike Jonze, 1999) et Sixième Sens (M. Night Shyamalan, 1999) avaient prouvé que les scénarios alambiqués de jeunes cinéastes malins séduisaient, il fallait tout de même certaines garanties pour qu’un financement devienne possible. Or, Richard Kelly ajoutait une condition supplémentaire et non négociable : il devait réaliser Donnie Darko, lui qui n’avait jamais réalisé de film auparavant. Son film nécessitait bien plus que les 60 000 dollars de Pi et, à la différence de ce dernier, une production complète pour lui donner vie. Le projet de Richard Kelly nécessitait en effet (notamment) un large casting et de la figuration, des plans composés avec travellings ou à la grue, des effets visuels numériques et des droits musicaux à négocier.
C’est finalement Drew Barrymore qui permet au film de se monter, pour un budget de 4,5 million de dollars (dans la norme des films indépendants). Au marché du film du Festival de Cannes 2000, un distributeur est intéressé, Newmarket Film qui distribue Memento du jeune Christopher Nolan, autre film au concept audacieux et à l’intrigue tortueuse étant parvenu, contre toutes attentes, à séduire un public relativement large. Nous vous conseillons de lire l’article d’Ecran Large sur l’écriture et le financement de Donnie Darko pour plus d’informations et pour découvrir quel rôle a joué Francis Ford Coppola dans l’aboutissement du projet.
Un voyage dans le temps des années 80
A posteriori, l’influence de Donnie Darko est importante, en particulier parce qu’il a contribué à susciter un nouvel engouement pour les années 80, celles de l’adolescence de son réalisateur. L’action se situe en effet en 1988, au cours de la campagne américaine opposant Bush a Dukakis, autrement dit au crépuscule de la décennie. « On s’est toujours moqué de ma nostalgie pour les années 80 », déclare Richard Kelly, à une époque où le revival 80’s et la « culture doudou » qui lui est associée n’existait pas. Or, sa nostalgie est critique (dans la mesure du possible), comme l’était celle de Philip K. Dick pour le temps de son enfance dépeinte dans Ubik (1968).
La principale critique du film Donnie Darko porte la croyance en la résolution des problèmes humains par les médicaments ou les pratiques de développement personnel : c’est la domination du bonheur. En réaction violente contre cette pensée unique, il y a un adolescent schizophrène sympathique et bavard, Donnie Darko. « J’ai conçu le film comme une BD, à commencer par le nom du héros, Donnie », raconte le réalisateur. Et à juste titre, car les comics américains abondent en personnages d’adolescents, parfois très timides sinon effacés tels que Peter Parker, qui possèdent des pouvoirs surnaturels et doivent accomplir leur destinée.
« À l’image, je voulais quelque chose de très stylisé, qui fasse apparaître la banlieue comme un pays imaginaire » raconte Richard Kelly, qui s’inscrit à ce titre dans la continuité des productions des années 80 (d’Amblin notamment) mettant en scène des jeunes vivant des aventures au cœur même des petites villes résidentielles américaines (dans Gremlins, Explorers ou Retour vers le futur). En plus d’évoquer les années 80, notamment par sa bande sonore (Duran Duran, Echo, The Bunnymen, Tears for Fears) ou la présence de Patrick Swayze, Richard Kelly veut rendre hommage aux cinéastes qui lui ont donné envie de faire des films : Robert Zemeckis, Steven Spielberg et James Cameron.
Le film Abyss semble par ailleurs avoir inspiré la séquence avec le pseudopode d’apparence liquide qui sort de la poitrine de Donnie Darko. Le dialogue avec un lapin imaginaire a peut-être été inspiré par le film Harvey avec James Stewart, tandis que la séquence au cours de laquelle Denis et sa bande sortent la nuit en vélo avec des lampes de poche a sans doute été inspirée par E.T. Mais le film qui a le plus influencé Richard Kelly selon lui, c’est L’Armée des douze singes de Terry Gilliam, sorti en 1995, qui, comme lui, met en scène une séance de cinéma révélatrice.
Le film partage avec Donnie Darko l’idée d’un voyage dans le temps empreint de folie et doute, construit à partir d’une boucle temporelle, elle-même originaire du court-métrage La jetée (Chris Marker, 1962) dont le film de Gilliam est le remake. Or, rappelons que La jetée s’inspirait lui-même d’une séquence de Sueurs froides (Vertigo, Alfred Hitchcock, 1959) dans laquelle la femme fatale incarnée par Kim Novak désignait sur les cernes d’un séquoia coupé les dates de sa naissance et de sa mort.
Chris Marker évoquait la séquence par un détour, tandis que Terry Gilliam la citait directement ; on retrouve son écho dans Donnie Darko, dans lequel c’est la réalité même de Donnie qui se trouve dans un état de stase où la mort est déjà annoncée mais non advenue, où la réalité de la ligne temporelle dépeinte au cours du film a déjà, potentiellement, disparu. Comme la femme fatale d’Hitchcock et de Boileau-Narcejac le prétendait, Donnie Darko est à la fois vivant et mort. C’est cette boucle temporelle impossible que figure la référence à la lithographie Œil d’Escher (1947) visible dans la chambre de Donnie, comme nous l’avons montré dans notre analyse précédente.
Questionner la réalité en manipulant le spectateur
Le point commun de Donnie Darko et des films de cinéastes « petits malins » cités plus haut est leur utilisation des procédés cinématographiques et d’une dramaturgie tortueuse pour questionner le rapport du spectateur au réel. « Je pense qu’il y a une génération naissante de jeunes cinéaste – dans la lignée de David Lynch – qui veulent montrer aux spectateurs à quel point le monde dans lequel nous vivons est fou », déclare Richard Kelly au moment de la sortie du film. « Les choses ne s’expliquent pas forcément. C’est assez condescendant envers le public de le gaver d’explications et de le mettre à quai avec une espèce de métaphore évidente. » Le succès surprise de Mulholland Drive (David Lynch, 2001) confirma la justesse de l’analyse de Richard Kelly, qui sema dès sa sortie des indices sur un site internet dédié au film Donnie Darko, anticipant de lui-même la flopée d’exégèses (dont la nôtre).
Les signes de l’apocalypse prochaine sont là, visibles pour les spectateurs qui savent les lire : ainsi, une spirale de Fibonacci est dessinée au centre de l’hélice du fatal moteur d’avion, un zoom avant la mettant en évidence. Or, nous retrouvons cette spirale dans Dark City (Alex Proyas, 1998), comme symbole d’enfermement ou d’entropie. C’est cette même suite de Fibonacci qui est évoquée dans le roman SIVA de Philip K. Dick (1980) comme signe du passage d’un monde à l’autre. Dans ce roman, en effet, l’alter ego de l’écrivain nommé Horselover Fat a « entrevu un seuil relié à la terre », un passage vers un autre monde, dont les proportions des côtés correspondaient à la série de Fibonacci : « 1, 2, 3, 5, 8, 13, etc. Ce seuil permet d’accéder au Royaume différent. »
Qui reconnaît cette série sait que l’autre monde existe. La présence d’indices semblables dans Donnie Darko peut laisser penser qu’il est indispensable de les repérer et de les comprendre pour apprécier le film, or il n’en est rien. Le premier film de Richard Kelly est aussi complexe que son troisième, Southland Tales (2006), sans nécessiter comme ce dernier de jouer les exégètes et de connaître tous les signes… Certes, Donnie Darko ne se laisse pas comprendre aisément, mais il emporte son spectateur par ses sens, ses émotions, autant que par l’esprit. Comme Donnie, le spectateur est manipulé pour son bien et l’identification est totale.
Une réalité schizophrène digne de Philip K. Dick
Il y a quelque part quelque chose qui manipule les personnages et guide Donnie Darko. Lorsqu’il regarde un match à la télévision, il a soudain la vision de tentacules d’eau sortant de la poitrine de chacun des membres de la famille, précédant leurs mouvements, les guidant, sans qu’ils ne le sachent. « C’est la prédestination, dit Richard Kelly. Ça illustre l’idée de la manipulation et de notre place dans le temps. » Les tentacules aqueuses qui surgissent des corps des personnages « sont des images de BD d’un style très épuré », dit Richard Kelly. Dans le commentaire audio du film, Jake Gyllenhal ajoute que l’idée de ces tentacules est issue du jeu vidéo John Madden Football dans lequel des flèches directionnelles permettent de diriger les agents du joueur.
Ces tentacules dirigeant Donnie Darko nous évoquent les pseudopodes de l’être suprême de la nouvelle de Philip K. Dick « La foi de nos pères » (1967), qui permettent d’absorber la substance des individus afin qu’ils deviennent Lui-même. La foi religieuse se fondait dans cette nouvelle sur un objet de la culture populaire de jeunes adultes, une drogue « anti-hallucinogène » inspirée du LSD. Dans Donnie Darko, la thématique et l’imagerie religieuse s’ancrent de même dans la culture populaire adolescente (comics et jeux vidéos).
De manière implicite (à la différence d’eXistenZ), Richard Kelly lie jeux vidéos et thématique religieuse. Toutefois, le réalisateur précise que les producteurs et lui-même ont pris la décision, pour la version cinéma, de gommer toute référence à une possible intervention divine à la fin du film, afin de rester dans la suggestion, hors des croyances et des idéologies. Toutefois, depuis la sortie du director’s cut du film, deux visions de Donnie Darko coexistent plus ou moins : en effet, le montage de 2004 supprime la plupart des zones d’ombre de la version sortie à l’origine, donc affirmant explicitement le caractère réel de ce que vit Donnie.
Richard Kelly l’affirme en effet, Donnie est le seul individu parfaitement conscient de ce qui est réel : « Il n’est pas question d’un déséquilibre. C’est de la science-fiction. Donnie a un certain potentiel, une sensibilité qui l’ont désigné pour accomplir sa tâche. » En ce cas, la schizophrénie dont Donnie Darko est atteint selon les instances médicales se révèle être au contraire une perception du Réel par-delà les illusions dont les autres personnages du film sont victime, à l’image de Jack Bohlen dans le roman de Philip K. Dick Glissement de temps sur Mars (1963), dont nous avons analysé dans un précédent article les représentations de l’autisme et de la schizophrénie. Comme l’écrit Dick dans la bouche du personnage de ce roman, l’hallucination du schizophrène serait plutôt « un aperçu d’une réalité absolue dont la façade aurait été arrachée » (traduction d’Henry-Luc Planchat).
Si la version cinéma de Donnie Darko se présentait avant tout comme l’imagination apocalyptique d’un jeune homme schizophrène, la version director’s cut s’affirme au contraire comme un film de science-fiction et calque plus visiblement son récit sur la structure initiatique de l’Élu accédant à une connaissance cachée. Le moteur d’avion « est un artefact apparu dans un monde parallèle encore insoupçonné. Cette instabilité [de l’univers] fait que Donnie a été choisi pour mettre tout le monde en sécurité avant que tout ne s’effondre. » Avec cette affirmation que Donnie Darko est de la science-fiction, la version director’s cut a perdu en doute et en puissance émotionnelle.
Réminiscences du monde disparu
C’est parce qu’il a été guidé hors de la maison pour recevoir cette information que Donnie n’est pas mort écrasé dans sa chambre par le moteur d’avion et qu’un monde parallèle a été créé. La force de la version de Donnie Darko sortie en salles en 2000 réside dans l’obligation pour le spectateur d’épouser le regard d’un adolescent déséquilibré, jusqu’à ce que le monde semble bel et bien basculer dans une apocalypse bouleversante. Les derniers moments de Donnie Darko, lorsque nous voyons les derniers instants de cet univers et que nous revenons en arrière, possèdent toute la puissance émotionnelle que l’on peut ressentir lorsqu’on tente d’imaginer que notre existence n’est peut-être qu’un rêve.
À la fin du film Donnie Darko, tout le récit est rejoué en marche arrière rapide tandis que le moteur d’avion traverse le vortex (la faille spatio-temporelle). Les personnages s’endorment puis se réveillent de ce mauvais rêve ; Donnie a accompli sa mission. Il est mort, écrasé par le moteur d’avion. Au matin, son corps mort est tiré hors de la maison sur un brancard, au ralenti. À l’exception de la discussion avec l’enfant et Gretchen, toute cette séquence finale bouleversante est au ralenti, comme un moment d’éternité. Le corps de Donnie est emmené au loin sur un brancard. La chanson de Tears for Fears sur lequel se termine le film (« Mad World ») acquiert grâce au récit une nouvelle dimension : « Mes rêves les plus beaux sont ceux où je suis mort. »
Le film Donnie Darko se conclue par le petit salut de la main de Gretchen à la mère : il reste en elles, comme dans les autres personnages, une étincelle de ce monde parallèle qui s’est évanoui, une réminiscence d’une réalité oubliée, que Platon nommait une « anamnèse ». Le film Donnie Darko de Richard Kelly devient ainsi l’incarnation à l’écran, presque parfaite, des destinées des personnages de Philip K. Dick dont les anamnèses brisent la surface de leur réalité. L’univers où Donnie a survécu s’est effondré, a disparu dans l’oubli, sauf dans la mémoire des spectateurs. Qu’il en reste un fragment informe dans l’esprit de la mère de Donnie et de Gretchen nous envahit d’une émotion indistincte, plutôt mélancolique : nous avons cru à ce monde, folie ou non.
Version révisée et complétée d’un article paru le 9 mai 2011 sur le blog de l’auteur, puis le 24 février 2015 sur Ouvre les Yeux.
En complément, nous vous invitons à lire l’analyse de Courte Focale, « Donnie Darko, mythologie de l’adolescence » qui aborde des aspects du film que nous n’avons pas abordé ici.
Cet article sur le film Donnie Darko fait partie du dossier consacré aux rapports entre l’écrivain Philip K. Dick et le cinéma (à travers les adaptations officielles et les films qui s’inspirent de ses romans ou nouvelles).