[Analyse] D’Escher à Philip K. Dick (2/2) : Memento Mori, Donnie Darko

Donnie Darko dans sa chambre : une reproduction de la lithographie Œil d’Escher est accrochée au mur à sa droite.

Cet article est la deuxième partie de notre analyse des références à l’œuvre de M. C. Escher dans les films Inception (Christopher Nolan, 2010) et Donnie Darko (Richard Kelly, 2001), qui s’inspirent de l’écrivain Philip K. Dick.

Œil, lithographie de M. C. Escher (1946).

« Peut-être en réalité sommes-nous morts » disait Platon dans Gorgias. Dans la chambre de Donnie Darko dans le film de Richard Kelly (2001), on voit Œil, dessin à la manière noire du dessinateur M.C. Escher (1946), œuvre relevant du genre des Vanités qui rappellent que tout ce qui vit est promis à la mort, figurée ici sous la forme d’un crâne humain qui se reflète sur l’iris. La référence au dessin d’Escher est à la fois une annonce de la mort de Donnie (adolescent annonçant la fin du monde) et une allusion aux espaces-temps imbriqués chers au graveur virtuose. C’est comme un reflet qu’apparaît à Donnie une entité nommée Frank vêtue d’un costume de lapin monstrueux qui lui rend visite la nuit pour lui annoncer la fin du monde, qui ne sera autre que la fin de sa vie.

Dans cet article, nous évoquerons le rapport au temps que l’œuvre de M. C. Escher questionne à travers ses jeux graphiques avec l’espace, un temps qui semble pouvoir se replier, former des boucles au point d’annoncer à Donnie Darko sa mort prochaine. Donnie Darko, comme nous le verrons, est un memento mori, le rappel de la mort inéluctable et, à ce titre, une œuvre de Vanité (EDIT : voir notre analyse consacrée à ce genre pictural).

Les dessins de masque d'Halloween par Frank dans Donnie Darko, liaison avec Escher.
Les dessins de masque d’Halloween par Frank dans Donnie Darko, en liaison avec Escher.

De l’espace et du temps, liés

Dans notre article sur Inception, nous avons analysé l’utilisation de la boucle spatiale impossible de l’escalier de Penrose représenté par Escher, auquel le film fait référence. Avançons-nous en ajoutant que si du temps peut s’écouler depuis l’entrée des personnages dans la boucle, il n’y a plus de relation de causalité, car les personnages sont constamment dans l’accomplissement d’une action (monter l’escalier) et de son inverse (descendre l’escalier).

Montée et descente, lithographie de M. C. Escher (1960).
Montée et descente, lithographie de M. C. Escher (1960).

S’il ne s’agit pas à proprement parler d’une boucle temporelle, Montée et descente (1960) invite en tous cas à s’interroger sur les critères permettant de définir qu’une durée s’est écoulée et questionne les bornes permettant de la mesurer. Ici, l’action ne peut servir à cette mesure et ne peut d’ailleurs être sujet d’un temps dans notre réalité tri-dimensionnelle, car impossible. C’est donc avec justesse que le critique Albert Flocon écrivait à propos de l’œuvre d’Escher en 1965 :

« Son œuvre ajoute à l’excitation esthétique, toujours quelque peu passive, l’excitation intellectuelle d’y découvrir une structuration rigoureuse qui contredit l’expérience quotidienne et la met en question. Des notions aussi solidement établies que le haut et la bas, l’intérieur et l’extérieur, la droite et la gauche, le proche et le lointain se révèlent toutes relatives, interchangeables à plaisir. Des liaisons toutes neuves entre points, surfaces et volumes, entre causes et effets, donnent ici une topologie combinatoire qui fait surgir d’étranges mondes parfaitement possibles.1 »

Comment serait l’être découvrant qu’il habite l’un de ces mondes à la topologie si problématique dans lesquels la perception du temps, comme nous l’avons relevé plus haut, est remise en cause ? Dépeignant des personnages prisonniers de telles combinaisons ludiques d’espaces-temps, les films Inception et Donnie Darko s’inscrivent pleinement dans la continuité de l’œuvre de l’écrivain de science-fiction Philip K.Dick qui met en scène des êtres du futur se retrouvant face aux limites et à la variabilité des représentations du monde : au terme de ses récits, ils prennent conscience des configurations possibles, quitte à être terrassés par le doute terrifiant, celui de n’être que de simples images dénuées de réalité. Les Rubik’s Cubes cinématographiques d’Inception et Donnie Darko mettent en scène quelques combinaisons de mondes possibles.

Frank à tête de lapin-crâne monstrueux dans Donnie Darko de Richard Kelly.
Frank à tête de lapin-crâne monstrueux dans Donnie Darko de Richard Kelly.

« Memento mori », en boucle

Donnie Darko est guidé au cours d’une crise de somnambulisme par la voix de Frank qui lui indique dans combien de temps aura lieu la fin du monde, lui donnant des ordres dont la finalité ne sera révélée qu’à la fin du film. C’est dans le miroir que Donnie voit Frank, son doppelgänger au costume de lapin monstrueux, révélé à la fin du film comme une présence du futur, d’un lycéen dont l’acte inconscient va déterminer la vie ou la mort de Donnie. C’est une boucle spatiale impossible, car le reflet n’est pas le modèle, mais aussi le début d’une boucle temporelle conclue au terme du processus enclenché par Donnie sous l’impulsion de Frank.

Donnie Darko (Jake Gyllenhaal) dans le film éponyme.

Frank dans le miroir de Donnie.
Donnie Darko (Jake Gyllenhaal) face à Frank dans son miroir.

À ce stade du film, au moment de l’annonciation eschatologique (annonce de la fin du monde), Donnie et le spectateur ignorent qui est Frank ; ce dernier est appréhendé comme une projection de Donnie ou une dimension cachée de sa personnalité. Le dessin Œil d’Escher qui se trouve dans sa chambre apporte au spectateur averti un indice quant à la nature des visions de Donnie : le reflet est un futur destiné à advenir. Il annonce à Donnie la mort parce qu’il la connaît, il lui souffle le rappel de la fin prochaine, tel l’esclave au général romain lors des triomphes : « Memento mori ». Or, « c’est le cadavre et c’est le miroir qui nous enseignent (enfin, qui ont enseigné aux Grecs et enseignent maintenant aux enfants) que nous avons un corps2 » et que ce corps occupe un lieu, écrit Michel Foucault. L’un et l’autre « assignent un espace à l’expérience profondément et originairement utopique [sans lieu] du corps », c’est-à-dire qu’ils localisent ce continuum que nous appelons la conscience de soi. Et pourtant, celui qui observe son reflet ne s’y trouve pas et celui qui regarde un cadavre ne l’est pas encore.

Si le miroir permet au petit enfant de prendre conscience d’exister au sein du monde environnant (ou « koinos kosmos »), le miroir de Donnie Darko invite au contraire à douter de soi. En effet, il incite à devenir le reflet par un phénomène d’hypnose que l’alternance des plans de même échelle de Donnie et de Frank figure, les raccords à 180° confrontant et fusionnant l’un et l’autre. La composition des plans fait de l’un le reflet de l’autre en dépit de l’impossibilité : et pour cause, ils sont liés.

L’ambiguïté de la séquence du miroir de Donnie Darko est aussi celle du dessin d’Escher. En effet, il ne s’agit peut-être pas d’une boucle spatiale si on considère que celui qui regarde le crâne ne se contemple pas lui-même. En ce cas, l’œuvre est une simple vanité, à l’instar de ces nombreux tableaux du XVIIe siècle montrant un personnage contemplant un crâne. Mais si celui qui regarde s’observe dans un miroir, alors la trajectoire du modèle au reflet constitue une boucle spatiale, qui devient une boucle temporelle impossible si le reflet est d’un autre temps que son modèle.

Œil, lithographie de M. C. Escher (1946).
Œil, lithographie de M. C. Escher (1946).

Le spectateur du dessin a ici l’impression que celui qui regarde voit sa mort future sous la forme d’un crâne, redoublant l’impossibilité de la boucle, car si je ne suis vivant je ne peux être mort. Suivant cette hypothèse, le procédé de l’artiste porte à son comble l’effet de révélation de l’œuvre de Vanité opérant comme Memento Mori :

« Car, s’il y a bien quelque chose de “quasi mystique” dans le Memento Mori, c’est l’accès problématique à l’impossible de sa mort qu’il réalise pour un vivant : avec le Memento Mori s’établit en lien étrange entre le présent le futur fatal, une présence inquiétante de la mort jusque dans le vivant, une sorte d’envahissement autrement plus angoissant que la seule évocation lointaine, future et dépersonnalisée de la mort. Cet envahissement (pensons à la façon dans la conscience et comme engorgé par l’audition du Memento Mori) caractérise proprement le Memento Mori, que ce soit dans la saturation de l’espace pictural par les symboles de la mort ou dans la puissance d’un seul de ces symboles, à même de concentrer en lui-même tout l’espace pictural.3»

Reflet qui n’est pas soi, mort en reflet : le corps de Donnie Darko dans le miroir est on ne peut plus utopique (sans lieu). Il est potentiellement déjà mort. Le masque-crâne de lapin, comme celui du dessin d’Escher est son devenir inévitable : Frank n’est pas un double de Donnie, mais une clé d’un futur inconnu qui se manifeste à lui et se dévoile par énigmes. L’existence du présent et l’existence du futur semblent composer un unique être : l’agent eschatologique, annonciateur et bricoleur de fin du monde.

Donnie est tel le chat de Schrödinger l’être des possibles (vivant ou mort), mais des possibles en cours d’accomplissement : il est déjà le mort qu’il peut reconnaître en Frank, qui le guide vers l’apocalypse.

Séance de cinéma hypnotique dans Donnie Darko

Donnie Darko et le temps eschatologique

Frank guide de manière hypnotique Donnie afin que la brèche de l’espace-temps soit comblée et qu’une unique réalité triomphe : il est l’agent d’une apocalypse au sens chrétien du terme, comme fin du monde et Révélation. « Il est, Il était, Il vient » lit-on dans l’Apocalypse de Jean (Bible de Jérusalem, 1, 4) : telle est la condition du Christ rédempteur qui a annoncé le Jugement Dernier et dont le dessein, selon le Nouveau Testament, s’accomplit inexorablement au point que le Jugement est déjà advenu même si les habitants du monde n’en ont pas conscience. L’élu est celui qui possède la connaissance, même vague et incomplète, de ce temps eschatologique, tout en existant dans le temps des hommes ; cet élu est Donnie Darko. Sa prétendue schizophrénie s’explique ainsi par la coexistence de deux modes de temps : l’existence qui s’exerce dans la réalité présente (Donnie) et celle qui s’exerce depuis l’avenir et simultanément (Frank) qui relève d’un temps eschatologique.

Donnie Darko dans l’attente de l’apocalypse…

S’il y a angoisse dans l’œuvre annonciatrice de la mort (telle Œil d’Escher) ainsi que dans Donnie Darko, c’est parce qu’il y a un mouvement, celui de la certitude du rapprochement de la mort inéluctable : « Le sens du memento mori doit donc bien se comprendre de façon dynamique : c’est un mouvement, un déplacement, là où la signification n’est que délimitation du territoire quelle fige. C’est en effet une chose que de reconnaître la fin inévitable que représente la mort pour tout un chacun ; une autre que de se laisser personnellement envahir par certains cette certitude4 » écrit Benjamin Delmotte. Pourtant, comme dans l’apocalypse chrétienne, c’est la révélation du bien qui adviendra grâce à la mort de Donnie Darko, qui refermera la boucle temporelle du film pour donner naissance à une nouvelle réalité.

En attendant l’apocalypse, les personnages continuent à habiter leur monde virtuel, appelé à se dissoudre parmi les multiples autres réalités potentielles. Donnie Darko laisse le temps à ses personnages de vivre dans ce monde promis à la disparition, notamment lors de longues séquences musicales qui lient les différents personnages par de longs mouvements de caméra, cette dernière les suivant durant des fragments de leur existence virtuelle, mettant en place une certaine « topologie combinatoire ». Il s’agit ici d’une mise en scène d’espaces-temps, de liaisons, de trajectoires pour évoquer comment le hasard et la destinée créent de nouveaux mondes possibles. Immergeant le spectateur, tentant de lui procurer une excitation esthétique active, c’est la structure même du film Donnie Darko qui est principalement donnée à voir, la boucle impossible d’une réalité qui s’ouvre et s’achève par le crash du réacteur d’avion écrasé dans la chambre de Donnie.

La mère de Donnie Darko à la fin du film, ignorant tout de son existence alternative. La chanson renvoie à la boucle temporelle du récit et à l'hypothèse d'un temps circulaire.
La mère de Donnie Darko à la fin du film, ignorant tout de son existence alternative. La chanson renvoie à la boucle temporelle du récit et à l’hypothèse d’un temps circulaire.

Selon Bruno Ernst, Escher trouvait la présence du crâne dans l’iris de L’Œil était trop dramatique et il refusait de lui accorder une quelconque intention métaphysique : « Jamais je n’ai voulu rendre un sujet mystique ; ce que l’on appelle mystère est généralement une forme d’imposture consciente ou inconsciente ! J’ai joué à un jeu, je me suis défoulée en pensées imagées, et cela sans aucun autre but que la recherche des possibilités offertes par la représentation. Mes estampes sont le résultat de ces recherches.5» Comme les dessins et gravures de M.C. Escher, Donnie Darko et Inception ne seraient que des exercices de virtuosité sans l’émotion que ces récits portent, une émotion qui se fonde sur notre interrogation face à notre propre perception du monde, face à notre existence dont le film est le faux miroir. C’est pourquoi ces deux récits sont placés sous le signe du deuil, Dom Cobb dans Inception ayant perdu son épouse, qui ne pouvait plus distinguer le rêve de la réalité, et la famille de Donnie devant affronter la mort de leur fils. « L’interprétation que je donne de cet univers parallèle de vingt-huit jours, explique Richard Kelly à propos de Donnie Darko, c’est que tous ont quelque chose à affronter. Tous doivent faire face à leurs imperfections, qu’il s’agisse d’un père, d’une mère, d’un fils, d’un prof ou d’un ami.6 »

Notes

1 Bruno Ernst, Le Miroir magique de M.C. Escher, Köln, Éditions Taschen, traduction de Jeanne Renault, 2007.

2 Michel Foucault, « Le Corps utopique » in Le Corps utopiques, Les Hétérotopies, Éditions Lignes, 2009, p. 19.

34 Benjamin Delmotte, Esthétique de l’angoisse, Le Memento mori comme thème esthétique, Paris, Presses Universitaires de France, coll. “Lignes d’art”, pp. 16 et 26.

5 Cité in Bruno Ernst, op. cit., p. 18.

6 Commentaire audio du DVD de Donnie Darko.

Première partie : D’Escher à Philip K. Dick (1/2) : Inception et les boucles impossibles

Cet article développe un texte paru le 21 septembre 2010 sur le blog de l’auteur puis le 23 février 2015 sur Ouvre les Yeux.

Cet article sur le film Donnie Darko fait partie du dossier consacré aux rapports entre l’écrivain Philip K. Dick et le cinéma (à travers les adaptations officielles et les films qui s’inspirent de ses romans ou nouvelles).

Article écrit par

Jérémy Zucchi est auteur et réalisateur. Il publie des articles et essais (voir sur son site web), sur le cinéma et les arts visuels. Il s'intéresse aux représentations, ainsi qu'à la science-fiction, en particulier aux œuvres de Philip K. Dick et à leur influence au cinéma. Il a participé à des tables rondes à Rennes et Caen, à une journée d’étude sur le son à l’ENS Louis Lumière (Paris), à un séminaire Addiction et créativité à l’hôpital Tarnier (Paris) et fait des conférences (théâtre de Vénissieux). Il a contribué à Psychiatrie et Neurosciences (revue) et à Décentrement et images de la culture (dir. Sylvie Camet, L’Harmattan). Contact : jeremy.zucchi [@] culturellementvotre.fr

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