Caractéristiques
- Titre : Eternal Sunshine of the Spotless Mind
- Réalisateur(s) : Michel Gondry
- Scénariste(s) : Charlie Kaufman et Michel Gondry, d'après une idée de Pierre Bismuth
- Avec : Jim Carrey, Kate Winslet, Kirsten Dunst, Tom Wilkinson, Elijah Wood, Mark Ruffalo...
- Distributeur : Focus Features
- Genre : Science-fiction, comédie romantique, drame
- Pays : Etats-Unis
- Durée : 1h48
- Date de sortie : 6 octobre 2004 (France)
- Note du critique : 10/10 par 1 critique
Sur un quai de gare, Joel Barish évoque avec amertume la Saint-Valentin, cette fête « inventée par les boîtes de cartes de vœux pour que les gens soient déprimés ». Il est vrai que la Saint-Valentin est une aubaine pour une société comme Lacuna, tant le souvenir des amours perdus peut s’avérer douloureux à l’approche du fatal 14 février. Et le film de Michel Gondry Eternal Sunshine of the Spotless Mind, écrit par Charlie Kaufman, ne se regarde pas sans mélancolie tant il rappelle à chacun ses amours passés et qu’il serait parfois préférable d’avoir oublié ce qui nous a fait souffrir, jusqu’à retrouver une sorte de pureté originelle.
C’est le sens du titre, Eternal Sunshine of the Spotless Mind (le rayonnement éternel de l’esprit immaculé), dont le titre est tiré d’un poème d’Alexander Pope consacré à l’histoire des amants du XIIe siècle Héloïse et Abélard, condamnés à ne vivre leur relation que par lettres et à oublier leurs corps.
Remonter le temps grâce à la machine cinéma
Eternal Sunshine of the Spotless Mind raconte l’histoire de Joel Barish (Jim Carrey) qui décide d’effacer de sa mémoire son ex-petite amie Clémentine Kruscynski (Kate Winslet), grâce au procédé inventé par la société Lacuna. Il supporte d’autant moins de souffrir de cette relation que Clementine l’a fait effacer de sa mémoire auparavant et qu’elle a débuté une relation avec un jeune homme nommé Patrick (Elijah Wood).
La partie centrale du film, la plus longue, met en scène l’effacement de la mémoire de Joel au cours d’une nuit et le montre remontant le fil de ses souvenirs partagés avec Clementine, jusqu’à l’origine de leur relation, jusqu’à l’effacement final et définitif. Le film possède ainsi une structure d’autant plus complexe qu’il entremêle à ce récit l’histoire de la relation entre Clementine et Patrick, ainsi que l’attirance de la secrétaire Mary Svevo (Kirsten Dunst) envers le docteur Mierzwiak (Tom Wilkinson) qui a inventé le procédé Lacuna. De plus, le film possède une structure en boucle que nous ne dévoilerons pas ici et plonge dans les souvenirs d’enfance de Joel Barish, rejoués par les personnages adultes (avec de superbes trouvailles de Michel Gondry).
La séquence pré-générique de la rencontre de Joel et Clementine sur la plage de Montauk pose un mystère dont le film promet la résolution. Surtout, elle confronte le spectateur à la même déstabilisation qui est celle de Joel Barish au début du film. Eternal Sunshine of the Spotless Mind n’est pas un exercice de style de petit malin voulant prouver au public qu’il est plus malin que lui ; non, c’est un film-labyrinthe qui bouleverse à chaque vision et frappe au cœur. Le but de ses auteurs n’est pas d’épater les spectateurs, mais de les faire s’ouvrir à leurs propres failles au son de la petite musique envoûtante de Jon Brion, qui n’hésite pas elle aussi à se jouer en marche arrière, jusqu’à nous faire retourner en enfance le temps d’une séquences pluvieuse. Car Eternal Sunshine of the Spotless Mind est aussi, avant tout, un film sur le temps qui passe, qui fuit, contre lequel les amants fuient pour éviter l’oubli. Et qu’est-ce que le cinéma, sinon du temps ?
Déconstruire la comédie romantique
Le film Eternal Sunshine of the Spotless Mind est né d’une discussion entre Michel Gondry et l’artiste plasticien Pierre Bismuth au cours d’un repas : et si on recevait une carte affirmant que la mémoire d’un proche avait été effacée? Après avoir tenté d’exploiter l’idée sous la forme d’un techno-thriller, Michel Gondry décide de faire appel à Charlie Kaufman, auteur du film Dans la peau de John Malkovitch (1998) alors en production, réalisé par Spike Jonze. Ce dernier est, comme Michel Gondry, réalisateur de clips.
Charlie Kaufman se montre intéressé par l’idée de base, mais propose plutôt de l’utiliser afin d’explorer les sentiments des personnages sous la forme d’une comédie romantique déconstruite, dans laquelle la technologie (volontairement low tech) n’occupe pas le devant de la scène. La puissance de la science-fiction dans Eternal Sunshine of the Spotless Mind réside dans l’ancrage d’une technologie futuriste (l’effacement ciblé des souvenirs) dans un cadre quotidien, comme si derrière chaque porte d’un banal cabinet médical pouvait se trouver un docteur Mierzwiak procédant à l’effacement des souvenirs de votre ancien amour (ou d’une femme ne pouvant faire le deuil de son chien Buster).
Eternal Sunshine of the Spotless Mind est un film aussi lumineux qu’il est sombre, émotionnel autant que cérébral. Il offre au cinéma l’une des histoires d’amour les plus attachantes et émouvantes qui soient (à nos yeux du moins), sans jamais vouloir tirer à tout prix des larmes du public. Le public s’est étonné à sa sortie du choix étonnant de Kate Winslet, associée aux rôles de femmes réservées, dans le rôle de la manic pixie dream girl typique des comédies romantiques. Elle incarne avec flamboyance et émotion la femme exubérante dont Joel tombe sous le charme et en qui il voit celle qui changera sa vie.
Plus encore, le choix de Jim Carrey pour incarner un homme aussi renfermé a surpris, bien que l’acteur avait prouvé l’ampleur de son talent dramatique dans The Truman Show (Peter Weir, 1998). L’ensemble du casting est exceptionnel, avec une mention spéciale pour Kirsten Dunst, inoubliable et bouleversante en Mary Svevo, dont l’écrivain Philip K. Dick serait à coup sûr tombé amoureux, bien qu’elle ne fut pas une fille aux cheveux noirs.
L’apocalypse mentale de Michel Gondry et Charlie Kaufman
Si nous le mentionnons, c’est parce que l’écrivain de science-fiction hante Eternal Sunshine of the Spotless Mind comme il était à l’origine (clandestinement) de The Truman Show qui reprend des éléments entiers de son roman Le Temps désarticulé. Le scénariste Charlie Kaufman connaît bien son œuvre pour avoir tenté d’adapter A Scanner Darkly (Substance Mort) et Michel Gondry tentera au cours des années 2010 de transposer Ubik à l’écran. Bref, Philip K. Dick pourrait être au générique d’Eternal Sunshine of the Spotless Mind, ce film drôle, fou, émouvant, beau comme une fête d’apocalypse, une fin d’un monde qui est ici la mémoire des personnages.
Apocalypse, oui, car c’est le monde mental de Joel qui s’effondre au fur et à mesure de l’effacement des souvenirs. Cet effondrement digne d’Ubik est mis en scène avec virtuosité par Michel Gondry qui a recours à des techniques numériques (effacement des personnages ou du décor), mais surtout à des effets réalisés en plateau, avec notamment de multiples jeux de substitution d’accessoires en cours de plan, ou d’effets d’éclairage inspirés de Citizen Kane. Le montage fait basculer d’un souvenir à l’autre, mais aussi du monde mental de Joel Barish à la réalité vécue par les autres personnages au cours de l’effacement de ses souvenirs.
C’est parce qu’il demeure « quelqu’un auquel on [peut] s’identifier1 » en dépit de son statut de star, car n’ayant pas un physique de play-boy, que Michel Gondry a choisi Jim Carrey parmi les têtes d’affiches envisageables. Afin de le préparer à incarner cet homme qui se cache dans son journal intime dans les premières séquences du film, le réalisateur lui a demandé de faire des exercices pour « faire sortir Jim Carrey de lui-même » et lui faire rompre avec son égocentrisme de star : « Tu vas appeler tes amis et leur parler d’eux. Sur ton carnet de notes, tu ne vas noter que des choses sur tes amis2 », lui a-t-il ainsi proposé. La composition remarquée de Jim Carrey en Joel Barish fait curieusement écho à celle de Robin Williams dans Final Cut (Omar Naïm, 2004), dans lequel ce clown génial extirpait, coupait et remontait les souvenirs des défunts cette même année. La comparaison est intéressante à plusieurs titres, y compris parce que les deux comiques géniaux n’ont cessé de lutter contre leurs angoisses et la dépression, qu’évoquait dernièrement la série Kidding dont Michel Gondry réalisa plusieurs épisodes.
La fin d’un amour et la séparation d’un couple constituent en elles-mêmes une petite mort, dont le deuil est d’autant plus difficile à porter que cette mort ne possède pas en elle l’atroce certitude de son irréversibilité qui caractérise la mort des êtres. Il faut oublier, et oublier qu’il est peut-être possible de recommencer. Pourquoi avons-nous peur de renouer avec celui qu’on a tant aimé, d’écrire les chapitres inédits d’une relation autrefois douloureuse ? Parce que nous savons tous à quel point l’amour nous rend dépendant, et qu’il est une magnifique drogue, sidérante par sa puissance.
Eternal Sunshine of the Spotless Mind, pour rire et pleurer en philosophes
Si Eternal Sunshine of the Spotless Mind déroute et bouleverse, il donne aussi à réfléchir. Au rôle de la mémoire de nos erreurs, notamment ; à l’importance de nos errances. Qui pourrait jeter la pierre à Joel et Clementine ? Il semble difficile d’affirmer qu’on ne serait pas tenté de donner procuration aux employés exterminateurs de Lacuna Inc. pour se transformer soi-même en Kleber Chrome, « l’effaceur de traces, l’équarisseur de souvenirs, le laveur de mémoire (ce sont quelques-uns des surnoms dont le personnage s’affuble)3 » dans un projet de roman de Georges Perec jamais réalisé.
De cette destruction, les auteurs du film tirent un film bouleversant qui porte un regard rempli d’humour sur les choses de la vie, même celles qui font souffrir. Car comme le rappelle le génial scénariste Charlie Kaufman, la question posée par la comédie est toujours : « comment se tirer d’une situation inconfortable ou désagréable ? Plus elle est déplaisante, plus elle est drôle. […] Cela dit, Eternal Sunshine est le moins comique de mes films. Je ne m’en suis rendu compte qu’en l’écrivant. Ce n’était pas non plus la réalité stylisée des autres films ; c’était plus naturaliste.4 » Mais sous son aspect naturaliste servi par la très belle photographie d’Ellen Kuras, Eternal Sunshine of the Spotless Mind est un diamant finement ciselé et qui, pourtant, tâche le cœur de noir comme le charbon dont il est issu. C’est parfois sale comme des mesquineries lâchées à la personne qu’on aime, sombre comme le regret de tout ce qu’on aurait dû faire, transparent comme l’évidence d’une rencontre, étincelant comme le bonheur. En bref, c’est un film qui rend lyrique et qui, pourtant, ne prétend pas l’être. C’est l’un des secrets de sa beauté.
Comme les œuvres de Philip K. Dick, Eternal Sunshine of the Spotless Mind raconte le manque, c’est pourquoi il exprime au mieux ce que l’amour a de plus beau et de plus terrible (surtout un jour de Saint-Valentin). Au cours de la journée à Montauk dépeinte dans les séquences de pré-générique, Joel ne cesse de s’interroger sur lui-même, ignorant les causes de la désillusion qui le frappe en ce jour des amoureux. Il est seul, si seul et les pages de son carnet sont presque toutes blanches, certaines arrachées. Il y a une lacune…
L’absence qu’il éprouve postule l’existence d’un mystère que les spectateurs sont amenés à dévoiler. Il va découvrir que si le client de la société Lacuna choisit l’oubli avec son consentement, l’homme nouveau qu’il devient alors est une victime de lui-même, dont il ne reste pour trace que l’enregistrement d’un entretien avec le docteur Mierzwiak. Il est la victime d’un système prétendant remodeler les êtres avec aussi peu de conséquences qu’une soirée trop arrosée, victime du rêve de recommencement. Ah, si nous pouvions tout recommencer!… Le ferions-nous ?
Pour aller plus loin
Pour toutes ces questions posées, Eternal Sunshine of the Spotless Mind est définitivement l’expression de la science-fiction la plus philosophique, celle notamment de Philip K. Dick. Arrêtons-nous là. Il nous a été difficile d’écrire une critique d’un film aussi complexe et qui nous touche autant, d’autant plus que l’auteur de ces lignes y a déjà consacré de longues pages d’un livre qui sera publié par les éditions Rouge Profond au cours du second semestre de l’année 2022. En attendant, nous vous invitons à regarder l’excellente analyse réalisée par Dead Will, qui propose une lecture nietzschéenne d’Eternal Sunshine of the Spotless Mind, complémentaire de notre analyse.