Dans Batman Begins (2005), Bruce Wayne apprenait à apprendre à transformer sa colère et sa soif de vengeance en une quête chevaleresque contre le crime, comme nous l’avons vu dans notre première analyse de la trilogie Batman de Christopher Nolan. Le film dans son ensemble pouvait être vu comme une mise en scène de la huitième maxime du Crépuscule des idoles de Friedrich Nietzsche (1888) : « Ce qui ne me tue pas, me rend plus fort. » (« Was mich nicht umbringt, macht mich stärker. », en allemand). Une maxime que le Joker reprend dans The Dark Knight (2008) d’une manière toute personnelle, sous cette forme : « What doesn’t kill you makes you stranger », que l’on traduit par « tout ce qui ne nous tue pas nous rend simplement plus… bizarre. » Stranger (plus étrange) remplace stronger (plus fort), une seule lettre déplaçant le sens de la citation originale. On peut penser que cette phrase renvoie à un passé traumatisant du Joker, ce qui semble être confirmé par son prétendu récit de l’origine de ses cicatrices. En vérité, aucun de ses récits ne confirme l’existence d’un passé traumatisant, au point que la reprise déformée de Nietzsche par le Joker ne s’applique pas tant à lui qu’à son plus grand adversaire : Batman.
Quel est le sens et la légitimité de la quête de Batman ?
Nous avons commencé à étudier les relations entre Batman, le Joker et le « chevalier blanc » Harvey Dent dans notre deuxième article de cette série, lorsque nous avons abordé The Dark Knight. Nous allons l’approfondir ici (il n’est pas nécessaire d’avoir lu les parties précédentes, mais c’est mieux quand même). Comme nous l’avons vu, le Joker (Heath Ledger) n’a pas de passé dans le film. Il n’a pas non plus connaissance, semble-t-il, du passé de Batman (Christian Bale), mais on peut supposer qu’il peut cerner sa personnalité. Quoiqu’il en soit, le public, lui, connaît assez Batman pour reconnaître que ce qui ne l’a pas tué (les assauts des chauves-souris, le meurtre de ses parents et sa lutte contre le crime) l’a rendu certainement plus fort, mais aussi plus bizarre. Il s’est dissocié en deux personnalités publiques, contraint à agir dans la clandestinité et à ne pas pouvoir revendiquer la gloire de Batman en tant que Bruce Wayne, mais aussi empêché de poursuivre son histoire d’amour avec Rachel Dawes (Katie Holmes, puis Maggie Gyllenhaal), etc. Pour quel résultat, sinon de devenir un héros hors-la-loi ? Redonner un sens à l’existence même de Batman, c’est tout l’enjeu de The Dark Knight.
Sorti en 2008, The Dark Knight est un écho direct, sous la forme comics, de la lutte contre le terrorisme à la suite des attentats d’Al-Qaïda du 11 septembre 2001 contre les tours du World Trade Center et le Pentagone, avec un quatrième avion détourné en vue de s’abattre sur le Capitole, avant que ses passagers ne luttent pour en reprendre le contrôle, menant à son crash. Il s’agissait du vol United Airlines 93 dont nous reparlerons dans deux analyses prochaines, sur le 11 septembre au cinéma. Il faut se rappeler l’ampleur du choc de ses attentats et sa violence, dont la déflagration dans la trilogie Batman de Christopher Nolan n’est pas dans Batman Begins, sorti 4 ans après les attentats, mais The Dark Knight en 2008. Pourtant, le terrorisme islamiste était déjà évoqué, en filigrane, dans Batman Begins, comme nous l’avons montré dans notre article : contre le terrorisme, une nouvelle chevalerie s’imposait, avec Batman le chevalier noir comme héros d’une croisade pour l’Etat de droit.
Dans The Dark Knight, Bruce Wayne lui-même remet en cause l’existence de son personnage chevaleresque, foncièrement hors-la-loi mais au service de la justice, parce qu’il veut croire que le « chevalier blanc » Harvey Dent (Aaron Eckhart), le procureur qui lutte contre la corruption, peut sinon mettre fin à la criminalité, du moins donner espoir aux citoyens de Gotham. Comme on le sait, Harvey Dent est victime du Joker et décide de céder à la vengeance lorsqu’il devient Double Face, réduisant à néant les espoirs placés en lui. Dès lors, que reste-t-il à Bruce Wayne / Batman ? Tout The Dark Knight va remettre en question, grâce au Joker, la quête chevaleresque du chevalier noir, pour finalement mieux l’exalter. C’est ce que nous allons voir maintenant.
L’escalade de la radicalisation
The Dark Knight s’ouvre par un constat assez accablant pour Batman : Gotham City demeure rongée par la corruption et la mafia, au point qu’il est permis de douter sérieusement, soit de l’efficacité et de la stratégie du chevalier noir, soit de l’impact positive de ses actions. La présence de copycats armés dirigés par l’Epouvantail (Cillian Murphy), vulgaires pseudos-Batman aux jambières de hockey, témoigne du fait que le message du héros n’a peut-être pas été bien compris… Le questionnement essentiel de The Dark Knight est là, comme l’a relevé avec justesse le youtuber cinéma Durandal : comment le message de Batman lancé dans Batman Begins a-t-il été reçu ? Puis, comment Batman devra-t-il prendre en compte la perception des citoyens afin que son message de justice et de défense de l’État de droit ne soit pas perverti ?…
Lorsque Bruce Wayne déclare que ses adversaires ont « dépassé les limites [crossed the line] », Alfred Pennyworth (Michael Caine) lui réplique que c’est lui qui les a dépassées en premier en semant la terreur chez ses ennemis. Ce faisant, les mafieux paniqués se sont tournés « vers un individu qu’ils ne comprennent pas », le Joker. La présence de Batman tend donc à radicaliser chacun et à rendre les conflits plus violents. De fait, il a transformé la menace pesant sur Gotham City : la criminalité mafieuse a laissé place à un terrorisme désintéressé par les biens matériels (le Joker brûle sa part du butin) et guidé par un absolu : un chaos total nihiliste. Christopher Nolan raconte sa vision du Joker partagée avec l’acteur Heath Ledger (propos tenus avant la mort de ce dernier) :
« Nous avons tous les deux la même vision de ce que ce gars doit être dans le film selon notre propre interprétation. Ce n’étaient pas du tout des discussions aussi précises que « Il doit ressembler à ça ou parler comme ça ». C’était plutôt à propos du concept psychologique. Le concept même du personnage. On parlait de la menace que représente l’anarchie. […] Du chaos et de l’anarchie ici et maintenant, et je pense que c’est effrayant. C’est certainement la chose qui me fait le plus peur. »
Christopher Nolan1
Alfred raconte Bruce Wayne une anecdote très significative, évoquant un homme sans autre motivation que de « voir le monde brûler » : l’abnégation maléfique d’un être dévoué au chaos qui n’est autre que le reflet de l’abnégation bénéfique du chevalier combattant sans attendre de rétribution en retour. Dérobant des pierres précieuses et avec un repaire se situé dans la forêt, cet ennemi évoqué par Alfred rappelle une figure de l’imaginaire médiéval bien connue, que l’on retrouve dans les comics Batman au travers de Robin, l’acolyte adolescent : Robin Hood, notre Robin des bois. Ce dernier, dans le récit d’Alfred, semble devenu un terroriste.
Comment vaincre un ennemi porté par un tel sens de l’absolu, qui ne peut être acheté à aucun prix ? « On a brûlé la forêt », révèle Alfred. Autrement dit : détruire toutes les structures de la société existantes qui permettent d’éliminer un tel ennemi, abattre l’État de droit. Est-ce l’unique solution pour mettre le Joker hors d’état de nuire ? Et puisque Batman doit endosser les crimes commis par Harvey Dent, faudra-il brûler une forêt pour qu’il se rende à son tour ?
Batman à l’ère des surveillances de masse de la NSA
« Bienvenue dans un monde sans loi » disait l’affiche de The Dark Knight, sur laquelle le sigle enflammé de Batman sur un building évoquait d’une manière évidente les attentats du 11 septembre 2001. Au moment où Christopher Nolan imagine la suite de Batman Begins avec David S. Goyer et son frère Jonathan Nolan, les conséquences négatives de la lutte contre le terrorisme sur l’État de droit et les libertés individuelles sont amplement soulevées. Après le 11 septembre 2001, c’était : « si vous n’êtes pas avec nous, vous êtes contre nous » (George W. Bush).
Le président des États-Unis George W. Bush divisait arbitrairement le monde en deux camps, mais aussi les citoyens américains : si ces derniers s’opposaient aux mesures prises au nom de la lutte contre le terrorisme, même les plus liberticides, ces citoyens pouvaient être accusés d’être anti-américains, voire pro-Al Qaïda. Les critiques énoncées dans The Dark Knight à l’encontre de Batman s’inscrivent dans un contexte de remise en cause de cet état d’esprit installé sous le mandat de George W. Bush.
Tandis que la menace terroriste s’est éloignée du sol américain, la nécessité de la surveillance des citoyens américains au nom de leur sécurité est notamment remise en question. Au cours d’un dîner, Rachel Dawes dénonce explicitement dans The Dark Knight le danger de recourir à un justicier qui ne se soumet pas aux lois : tandis qu’Harvey Dent défend Batman en le comparant au protecteur de la république romaine, détenant les pleins pouvoirs pour un temps limité afin de rétablir l’ordre, Rachel lui rappelle que Jules César avait conservé ses pouvoirs exceptionnels.
Au travers de la fiction super-héroïque, c’est le risque de voir l’état d’urgence supplanter l’État de droit qui est énoncé ici : quand et comment, en effet, peut-on décider que la menace ne justifie plus les restrictions de libertés ? Comment garantir le retour à l’État de droit ? Ces questions résonnent plus fortement en France aujourd’hui qu’à la sortie du film, après les déclarations d’état d’urgence provoquées par les attentats terroristes de 2015 et la crise sanitaire de 2020. Ces questions étaient alors brûlantes aux États-Unis et le sont toujours.
Le thème de la surveillance généralisée est introduit avant que le film The Dark Knight ne l’évoque directement, par le son du plan montrant Batman veillant sur Gotham le soir, telle une gargouille médiévale perchée sur un gratte-ciel moderne. Des voix brouillées, assourdies et déformées se superposent, annonciatrices de son entreprise d’espionnage total. Le détective, avec ses moyens financiers d’une grosse corporation, va posséder un pouvoir aussi grand que celui de la NSA, c’est-à-dire d’un État. Batman se supplée à l’État parce qu’il ne serait pas légitime que l’État mette en place les moyens d’une telle surveillance.
Lucius Fox, héros caché
Bruce Wayne lui-même est tellement conscient de ce que permettrait la surveillance massive pour l’aider dans sa lutte contre le crime, qu’il a décidé de ne pas y recourir directement et de confier sa responsabilité à Lucius Fox (Morgan Freeman), qui non seulement est un homme de confiance, mais aussi opposé à son utilisation. Bruce Wayne lui donne le seul accès au réseau de surveillance qu’il a fait mettre au point, et lui confie le soin de le détruire lorsque le Joker aura été vaincu ou, autrement dit, lorsqu’un tel « mal nécessaire » violant les libertés fondamentales des habitants ne sera plus nécessaire.
Lucius Fox n’hésite pas une seule seconde et use de son nom pour détruire l’installation, mais est-il possible de reconnaître aussi aisément que lui à quel moment on doit cesser de violer la vie privée au nom de la sécurité ? Bruce Wayne lui-même aurait pu être tenté de conserver cette installation, tant elle facilite sa lutte contre le crime, mais il serait ainsi devenu de fait l’adversaire de l’État de droit qu’il défend.
Quelle institution, État ou entreprise oserait détruire un tel outil de connaissance, donc de pouvoir ? Héroïque est la décision de Lucius Fox ! On a pu considérer que The Dark Knight légitime l’usage de la surveillance de masse pour lutter contre le terrorisme et, certes, Batman parvient à vaincre le Joker grâce à cette technologie. Mais Batman doit-il pour autant être assimilé à l’État américain ayant recours au Patriot Act et aux espionnages généralisés de la NSA ?
Le héros se situe hors des lois (mais pas de la morale), ce qui lui permet d’avoir recours à des moyens qui, s’ils étaient utilisés par des États, remettraient en cause l’État de droit. C’est parce que son curseur est celui de la morale que Batman peut s’affranchir des lois pour mieux les défendre, endossant la responsabilité des actions nécessaires, mais répréhensibles, qui mettraient en péril la démocratie. Loi et morale, ce n’est pas la même chose : tout le dilemme de Batman repose sur l’équilibre délicat entre l’exercice de sa quête chevaleresque, au nom de sa morale personnelle (il n’hésite pas, si cela lui semble justifié, à avoir recours à la violence ou la destruction de biens matériels, etc.), et son but de faire triompher un État de droit où chacun peut bénéficier à la fois d’une protection contre le crime et d’une justice équitable (d’où sa lutte contre la corruption). Il faudrait un autre long article pour étudier ces relations entre la loi et la morale, alors nous vous invitons plutôt à y réfléchir grâce aux excellentes vidéos sur la philosophie morale de la chaîne de Monsieur Phi.
Parce qu’il met en scène ce dilemme, The Dark Knight raconte le recours à des méthodes illégales lorsqu’elles sont efficaces, pour le bien commun, ce que Bruce Wayne / Batman et ses alliés Harvey Dent et le commissaire Jim Gordon (Gary Oldman) acceptent à condition toutefois qu’il existe une séparation suffisamment nette pour ne pas entacher l’État de droit. Pas de révision de la Constitution pour autoriser le viol des libertés fondamentales au nom de la sécurité, donc, mais le recours à des actions dans l’ombre. Batman n’est-il donc qu’un barbouze ? Est-ce cela, être un chevalier des temps modernes ? Est-ce l’ombre du fascisme que répand sa cape noire, malgré les intentions de Bruce Wayne ? Il faut noter que l’une des conditions nécessaire à l’équilibre de l’alliance entre Batman et l’État de droit, c’est le silence du chevalier noir sur les actions illégales qu’il entreprend pour mener à bien sa mission : le commissaire Gordon ne doit pas savoir ce que Batman fait dans l’ombre, sous peine de devenir le complice direct de ses actions illégales. Ne l’est-il pas, toutefois, par les informations qu’il lui transmet ? Que faut-il penser de l’alliance entre Batman, Harvey Dent et Jim Gordon ?…
Batman, bouclier de l’État de droit
Dans un monde rongé par la Terreur, Batman, le commissaire Gordon et Harvey Dent sont donc devenus les incarnations de la lutte contre ce que l’on nomme, dans les comics et les discours de George W. Bush, « le mal ». Quand au Joker, il est devenu le symbole même du terrorisme en tant que force du chaos, imprévisible, engendrant paranoïa et abandon de l’État de droit. C’est là le formidable effet de la réactualisation effectuée par les Christopher Nolan, son frère Jonathan et David S. Goyer, en s’appuyant sur les incarnations précédentes du chevalier noir. Si Batman est un chevalier, son roi Arthur n’est pas pour autant le maire de Gotham ou le président des États-Unis (jamais concerné par ailleurs) : non, ce qu’il défend est l’existence même d’une Table Ronde avec tous les citoyens réunis au sein d’un même État de droit. Car avec Batman, même les criminels ont droit à être jugés légalement et équitablement, quand bien même la Justice serait corrompue.
« Soit on meurt en héros, soit on survit assez longtemps pour endosser le rôle du méchant » déclare Harvey Dent à Bruce Wayne. Discours radical d’un homme prêt à tout ou constat lucide ? C’est bien le rôle de « méchant » que décide d’endosser Batman à la fin de The Dark Knight, parce qu’il « est capable d’endurer » comme le disent Alfred Pennyworth et Jim Gordon. Bruce Wayne a fait sien l’adage de L’Homme qui tua Liberty Valance (John Ford, 1962) : « Quand la légende est plus belle que la réalité, imprimez la légende », parce qu’il lui semble ici et maintenant nécessaire de mentir en étouffant les crimes d’Harvey Dent en Double Face afin de préserver le symbole d’espoir qu’il représente pour les habitants de Gotham.
Préserver le chevalier blanc en mentant et charger le chevalier noir d’accusations faisant de lui un criminel, c’est la conclusion ambiguë de The Dark Knight, logique au point que Batman lui-même semble en avoir pressenti la nécessité. Comme le souligne Durandal, Batman aurait pu préserver l’image d’Harvey Dent sans pour autant se charger les crimes de Double Face, en les mettant sur le dos du Joker (certes, au prix de quelques aménagements avec la chronologie…), mais cela n’aurait pas corrigé la réception de son message…
Bruce Wayne n’est pas devenu un détective et justicier hors-la-loi pour inciter d’autres à faire justice eux-mêmes, contribuant ainsi à l’affaiblissement de la confiance envers l’État de droit et le pouvoir judiciaire. En devenant Batman, Bruce Wayne a voulu défendre l’État de droit en situation d’urgence, en ayant recours à des moyens exceptionnels parce que tel lui semblait nécessaire, au risque d’une escalade, comme nous l’avons vu.
En se chargeant des crimes de Double Face, Batman démontre qu’il ne se substitue pas à l’État et qu’une justice impartiale existe à Gotham City : il est pourchassé comme tout criminel le serait, restaurant ainsi (c’est du moins le souhait) la confiance dans les institutions.
Parce qu’il est hors-la-loi, Batman peut ainsi raffermir la loi. Malgré tout, son symbole de droiture chevaleresque demeure, par la puissance du symbole qu’il incarne, donc de la fiction. Pourquoi poursuivre Batman ? demande le fils de Jim Gordon à son père, qui savent tous deux qu’il « n’a rien fait de mal » (du moins moralement, ce qui est discutable) :
« Parce qu’il est le héros que Gotham mérite. Pas celui dont on a besoin aujourd’hui… Alors nous le pourchasserons. Parce qu’il peut l’endurer. Parce que ce n’est pas un héros. C’est un Gardien silencieux… Qui veille et protège sans cesse. C’est le Chevalier Noir. »
Jim Gordon, The Dark Knight
Il est donc un temps pour avoir un héros comme Batman exalté au grand jour, un autre où il importe qu’il reste dans l’ombre. Il est un Gardien, nous dit Gordon qui le distingue du héros, c’est-à-dire celui qui est capable d’endosser les responsabilités à la place des autres, pour mieux les protéger, non comme un barbouze de la CIA, mais un aiguillon de l’État de droit. Hors-la-loi, il pique pour remettre le troupeau dans le droit chemin légal. Nous employons le terme troupeau volontairement, car la représentation du collectif est problématique dans le The Dark Knight et surtout sa suite, The Dark Knight Rises (2012).
The Dark Knight, le film post-11 septembre
Avec The Dark Knight, Christopher Nolan a réalisé sans aucun doute l’un des plus grands films post-11 septembre ; l’un des plus pertinents sur la guerre contre le terrorisme et la paranoïa qui l’a accompagné après les attentats. Il rappelle avec justesse que la figure du « Sauveur » omnipotent aux méthodes expéditives est une figure qui a souvent été convoquée en situation de crise. Le film nous invite à nous questionner aussi sur la puissance symbolique des figures publiques, celles qui semblent pouvoir mettre en œuvre des solutions et endosser des responsabilités.
Pour conclure cette analyse de The Dark Knight, insistons sur un point qui a particulièrement été mis en avant par la trilogie de Christopher Nolan : Batman est avant tout Bruce Wayne, un être humain dont les pouvoirs proviennent de son argent et de son entraînement, non un sur-homme détaché de l’humanité, mais un individu dont les actions ont des conséquences, positives comme négatives.
« Le super-héros est à l’humain ce que la surblouse est à la blouse du personnel hospitalier, surtout en temps d’urgence et de pénurie : ces surhommes de la culture populaire n’ont pas été inventés pour flotter insolemment au-dessus de nous, ni nous paraître supérieurs en tous points, mais pour se tenir devant nous, en première ligne comme l’est toute fiction anticipant l’avenir de l’humanité afin de nous mettre en garde, comme une protection, un bouclier. »
Aurélien Lemant, Héros et Thanatos2
Il y aurait encore bien à écrire sur The Dark Knight, même s’il s’agit du second article que nous lui consacrons. Nous n’avons pas parlé de l’esthétique du film (à peine), de sa manière de réinventer le blockbuster, de sa construction dramaturgique (ah ! La mort de Rachel !), de ses défauts aussi. A titre personnel, ce film nous a beaucoup marqué, comme une expérience de fiction super-héroïque à l’odeur d’essence trop réelle pour ne pas être effrayante malgré toutes ses acrobaties et pyrotechnies extravagantes.
Comme tout artiste, Christopher Nolan pose des questions au travers de ses œuvres : au public d’y répondre. Son film est un constat amer et déchirant, pourtant il exalte finalement le pouvoir de la fiction, celle du récit de l’action du procureur Harvey Dent (passant sous silence ses crimes en tant que Double Face) et celle de Batman endossant les responsabilités exigées par l’urgence, même illégales, pour défendre sa Table Ronde de l’État de droit. The Dark Knight provoque ainsi une réflexion essentielle : quelles sont les limites à la défense de ce qui est juste ?
Cet article fait partie d’une série de trois analyses consacrées à la trilogie Batman de Christopher Nolan.
- Partie 1 : La chevalerie dans Batman Begins
- Partie 2 : The Dark Knight, le fou et le chevalier blanc