L'”illusion de la réalité” dans une comédie musicale “réaliste” grâce au traitement du son
Nous étudierons dans cette analyse en trois parties le traitement sonore dans la séquence d’ouverture du film de Robert Wise, West Side Story (1961), qui commence par des plans en plongée de New York pour finir sur un terrain de jeux d’un bas quartier new-yorkais au moment où les deux bandes rivales (les Sharks et les Jets), en plein affrontement, sont séparées par la police. Nous arrêterons donc la scène juste avant que la police n’arrive sur les lieux pour ne conserver dans notre analyse que la partie musicale dansée, qui émerge à partir de l’ambiance sonore des premiers plans, des sifflements et des claquements de doigts.
C’est la notion d’ « illusion de la réalité » que nous étudierons dans cette séquence, en nous penchant sur la manière dont le son (musique, bruits, paroles) allié à la mise en scène et aux chorégraphies, participe à rendre crédible une situation traitée de manière à priori antithétique avec son sujet.
La naissance du monde dans la musique
Après son flamboyant générique d’ouverture mêlant les principaux thèmes musicaux du film sur des lignes graphiques se dessinant au fur et à mesure des divers changements de rythme, le film s’ouvre véritablement sur de longs plans successifs de New York. Le premier plan opère une transition directe avec la fin du générique, les lignes graphiques se fondant dans celles des gratte-ciel de Manhattan montrés en plan large vus de haut (probablement d’un hélicoptère).
On ne distingue à ce moment-là pas de véritable ambiance sonore, la ville semble être plongée dans le silence. Les plans suivants survolent Manhattan en plongée verticale et on perçoit alors un léger bruit continu, qui semble venir de la ville, un ronflement, comme une vague rumeur de la circulation, ponctuée régulièrement par des klaxons. La continuité du son, qui n’est pas perturbée par les changements de plans survolant pourtant des espaces différents, indique qu’il s’agit d’un son enregistré en continu de manière isolée et plaqué sur les plans successifs afin de les relier, sans quoi cette succession de plans semblerait assez abstraite et déstructurée.
Ce bruit de fond devient alors une nappe sonore, un fond inspirant déjà une ambiance qui évoque un certain rythme régulier et sur lequel vont venir se greffer d’autres bruits, d’autres sons, créant de nouveaux rythmes qui se répondent et vont amener peu à peu la musique, tandis que la caméra nous fait plonger par le biais d’un zoom optique dans le petit quartier où se déroule l’action.
Le deuxième son est un fort sifflement répété plusieurs fois à intervalle régulier et faisant écho aux mêmes sifflements entendus avant l’apparition du générique d’ouverture, sur écran noir. Aux premiers sifflements entendus sur les plans de New York, d’autres viennent s’ajouter et semblent répondre aux précédents. La différence entre ces deux sifflements est perceptible car ils semblent se trouver à des niveaux différents de la perspective sonore, comme si les uns étaient plus éloignés dans l’espace que les autres. D’autre part, les premiers sont assez graves et les seconds plus aigus.
La provenance de ces sifflements, contrairement à celle des bruits de circulation, n’est pas visualisée et n’est en aucun cas réaliste : ils semblent englober l’image et priment dans la perspective sonore, alors que les plans de la ville sont filmés selon toute probabilité depuis un hélicoptère ou un avion privé. Là aussi, ce son a été enregistré séparément, puis collé sur les images au moment du mixage. Ces deux sons (la circulation, les sifflements) sont de nature différente donc, et résonnent également à des hauteurs différentes.
Un “zoo de sons” qui commencent à esquisser un monde
Cette ambiance sonore qui commence à apparaître peut être mise en relation avec ce que Michel Chion nomme dans son ouvrage Le son, un « zoo de sons », des événements sonores de nature différente, fournissant « différents types, différentes espèces, aptes à remplir une partie des cases de la ” typologie” schaefférienne ». Il cite trois types de sons présents dans le début d’Il était une fois dans l’ouest, qui se différencient par leur durée, et qui s’accordent tout à fait avec les sons caractéristiques du début de West Side Story : la circulation et les sifflements, en effet, mais aussi les claquements de doigts qui suivent et sur lesquels nous reviendront.
« Certains sons », écrit Chion, « sont des impulsions (sons instantanés comme des points dans le temps) […] d’autres sont des sons continus[…]. D’autres enfin, […] sont ce que Schaeffer appelle des itérations, à savoir des sons prolongés par répétition rapprochée d’impulsions ; l’équivalent, en somme, d’une ligne en pointillé. » Les impulsions étant ici les claquements de doigts, le son continu la rumeur de la circulation et les itérations les sifflements, si l’on considère qu’il y a répétition et que les sifflements ne résonnent pas en continu sur la totalité de la durée des différents plans d’introduction, bien qu’ils puissent être considérés comme des sons « “toniques”, avec une hauteur que l’on peut chanter ».
Ce procédé permet de situer les lieux de l’action et sa réalité et la manière onirique dont celle-ci sera évoquée ici : la comédie musicale, annoncée par ces sifflements qui se font déjà musique et structurent des plans d’une réalité objective, mais sans teneur dramatique ou narrative. Nous savons dès lors que la « réalité » évoquée ne le sera qu’à travers un prisme fictif beaucoup plus coloré.
En outre, ces sifflements rappellent les trois coups frappés au théâtre pour annoncer le début de la représentation et inviter les spectateurs à gagner leurs places. Ceci est renforcé par les bruits de caisse que nous entendons en second plan, à un rythme régulier, comme de petits roulements de tambour : c’est l’espace et l’univers de West Side Story qui se crée devant nous et prend forme petit à petit. Les bruits de caisse faibles mais réguliers créent une attente, annoncent le début imminent du spectacle.
Que le spectacle commence
Cette ambiance sonore liée aux plans survolant la ville crée un sentiment de dilatation du temps et de l’espace, une ouverture progressive sur le monde de la rue, annoncé par ces sifflements, et sur un univers beaucoup plus vaste, celui du cinéma et du spectacle. Car ces plans d’ouverture ne tiennent que par la magie du cinéma et de ses moyens : le montage et le mixage qui font progressivement apparaître l’univers diégétique du film sous nos yeux, en partant d’éléments concrets (des plans quasi-documentaires de New York, le ronflement de la circulation, des sifflements,…).
Des claquements de doigts viennent se greffer à l’ensemble encore désordonné, au moment où l’un des roulements de tambour finit de résonner. Bruit également on ne peut plus concret, sec et brut, il introduit un autre rythme qui, peu à peu, donne une harmonie de plus en plus grande à l’ensemble : les sifflements se rapprochent et s’entremêlent de plus en plus, semblant se resserrer sur l’espace et non plus le dilater, et amènent bientôt un début de musique de fosse, alors que le rythme s’intensifie et qu’une mélodie commence à se former.
Cet instrument (de toute évidence un instrument à vent…) reprend la mélodie formée par les sifflements et se met à les étirer en un long son continu qui s’amplifie de plus en plus, toujours accompagné en rythme par les claquements de doigts, tandis que la caméra se dirige vers un groupe d’immeubles et s’en rapproche par un zoom optique, comme pour plonger dedans, puis atterrit sur un terrain de jeu, comme si depuis le début les sifflements et claquements de doigts avaient pour but de diriger l’attention de la caméra à cet endroit précis, pour que tous les éléments convergent en ce lieu central de l’action.
Des bruits de la rue jaillit la musique
Et tout le principe du film, sa dialectique, se retrouve résumée ici : nous sommes partis d’éléments concrets évoquant l’univers diégétique du film, le milieu dans lequel l’action se situe et ces éléments réunis et progressivement assemblés par la magie du cinéma ont finit par former un ensemble cohérent, d’où se dégagent des rythmes et des mélodies de nature diverse convergeant en un même point et d’où la musique surgit complète au terme de cette courte introduction au moment où la caméra arrive sur le terrain. Ce sont des bruits et sons aussi simples que banals qui font naître les rythmes et surgir la musique, et ce sont eux qui dirigent le regard de la caméra, dictent le montage et la mise en scène.
C’est en cela que cette approche, en premier lieu, s’avère cohérente avec son sujet, bien que les jeunes héros n’aient aucun lien avec le monde de la musique ou du spectacle. Dans d’autres comédies musicales, un bruit caractéristique qui nous introduit dans l’univers du film n’est autre qu’un son de claquettes, que l’on peut aisément relier au monde du spectacle et de la musique. Ici, de simples sifflements et claquements de doigts revêtent aussitôt la même valeur, de sorte que nous n’avons besoin d’aucune autre sorte de justification lorsque les personnages se mettent à danser puis chanter. Ces bruits nous placent dans le contexte du film, celui de la rue et des bandes et permet également de faire le lien entre cette réalité sociale dramatique et sérieuse et le ton bien plus léger et entraînant du musical et de ses codes, comme nous le verrons un peu plus loin.
Comme l’écrit Pierre Berthomieu dans La Musique de film : « Le cinéma fait ainsi fusionner le commencement du monde et le commencement musical. […] Wise filme la naissance au monde de la musique. Ou bien, si l’on préfère, la naissance du monde dans la musique. »
Retrouvez la 2ème partie de l’analyse sonore de la séquence d’ouverture de West Side Story dans quelques jours sur Culturellement Vôtre.
Cet article fait partie d’une série de trois analyses consacrées au traitement sonore au sein de la séquence d’ouverture de West Side Story de Robert Wise (1961).
- Partie 2 : Claquer des doigts et siffler
- Partie 3 : Musique et action