Une tension dramatique présente à travers la musique et la danse
La musique de Leonard Bernstein tient une place prépondérante dans West Side Story et en particulier dans la séquence d’ouverture, dont elle agence et coordonne l’action. Ce fait est suffisamment rare pour être noté car, comme le remarque Alain Masson, « rares sont les films où le ‘numéro fait progresser l’action’, chère à ceux pour qui l’action est une valeur proprement cinématographique » et, bien que dans la plupart des cas « aucune danse ne peut faire progresser l’action sans la ralentir », le fait que le composant musical prenne ici en charge l’action et sa progression, est ce qui confère à la séquence sa singularité et sa force, puisque c’est cette scène qui nous fait entrer dans le film et son univers.
Naissant des rythmes des sifflements et claquements de doigts dans les premiers plans dans un premier temps, la musique impose le rythme de la séquence, l’enchaînement de l’action et le passage à la danse au fil de ses divers mouvements qui s’entrechoquent. Elle gère également la tension entre les deux bandes, définit entre autre les deux groupes en présence l’un par rapport à l’autre et caractérise les personnages. Et surtout, elle permet aux personnages, lorsque ceux-ci se mettent à danser, de s’affirmer sans avoir besoin du recours aux mots… Les seules paroles présentes se faisant elles-mêmes musique.
Coordination de l’action
Tout au long de la séquence, la musique coordonne l’action, influant sur les mouvements des personnages, exprimant leur ressenti et dicte ainsi la mise en scène et le montage (en corrélation avec les claquements de doigts au départ). Elle surgit, s’emballe, s’amenuise ou se tait selon ce qui se passe. Ainsi, lorsque le ballon heurte la grille, annonçant l’arrivée de son détenteur et de la première source de conflit, elle se tait de manière synchrone avec le bruit du ballon (post-synchronisé), rompant brusquement l’harmonie tranquille du début où les Jets sont accroupis au sol.
Ce silence fait apparaître la tension lorsque la bande se tourne vers le fautif. Sur un mouvement de tête de Riff, la musique reprend et le malheureux part, accompagnant le retour du ballon à son propriétaire et insinuant l’intimation de partir à celui-ci par ses sonorités grinçantes. Toute la séquence suit ce modèle : la tension arrive progressivement, retombe lorsque les jeunes se mettent à danser, fiers de leur emprise sur le quartier et détendus (la musique est alors entraînante mais joviale, légère, avec notamment des sons de flûtes), repart et monte de plus en plus lors de l’affrontement, etc.
Les pauses dans la partition accompagnent presque toujours un moment de suspension dans l’action (pouvant marquer l’ascension de la tension avant l’explosion, un moment de suspense). Notons également que lorsqu’elle est présente, elle remplace une grande partie des sons et bruits que l’on devrait en principe entendre puisque l’image les sous-entend : bruits des coups portés, des pas, des sauts, des froissements de vêtements, de circulation… Elle devient alors un langage à part entière, se substituant à la fois aux bruits et aux dialogues.
Le passage vers la danse
Lorsque les Jets quittent le terrain après l’incident du ballon, la musique assure progressivement le passage vers la danse. Le bruit de caisse quand ils s’éloignent du terrain est ainsi parfaitement coordonné avec le moment où ils se tournent simultanément pour lancer un regard dissuasif aux autres. Ce synchronisme de la musique avec la gestuelle des personnages introduit déjà la danse. La musique se plie aux gestes et mouvements et vice versa. Plus l’image s’imprègne de musique, plus les mouvements des personnages se font amples, fluides et coordonnés, jusqu’à ce qu’ils se mettent à danser …La musique surgit alors complète et entonne l’air du refrain de la première chanson du film, « Jet Song », qui surviendra une dizaine de minutes plus tard.
Leurs cris simultanés, en rythme, sont déjà un chant avant même qu’ils ne chantent effectivement. C’est ce que Alain Masson nomme « faire chorus » et qu’il définit ainsi : « …c’est trouver directement l’unité collective, répondre d’une seule voix à un soliste ou reprendre son chant avec assez d’ampleur pour qu’on n’ait plus que le sentiment d’un écho. […]. Il ne s’agit pas d’une solidarité de classe, même dans les numéros sociaux, même dans les hymnes. […] L’élan chaleureux domine toujours le projet. La sympathie, c’est-à-dire la possibilité et la volonté de partager un sentiment ordonne ces vastes mouvements.[…] Le chœur n’est pas un réseau saturé de relations interindividuelles […] le groupement ne repose pas sur un groupe mais exprime l’harmonie transcendante grâce à laquelle chaque individu trouve son rôle ».
C’est ce qui se passe ici, lors de cette transition musicale qui permet le passage à la danse : cet élan joyeux et solidaire s’étend progressivement à tous les membres. Elle commence par Riff, le leader de la bande, puis se propage aux autres. Leurs mouvements se coordonnent, trouvent une unité collective par laquelle ils expriment leur identité de groupe, leur esprit de communauté qui les définit chacun individuellement… et qu’exprimera quelques minutes plus tard la chanson « Jet Song », manifeste de la bande et de leur solidarité dont la mélodie résonne déjà. En ce sens, ils font déjà chorus, bien qu’ils ne chantent pas encore.
On reconnaît ici la figure de la marche si chère au musical pour lequel elle est devenue « le mode de l’affirmation », encore selon Alain Masson. Le thème des gangs de rue trouve ainsi un écho avec le sens de la collectivité que l’on retrouve dans toutes les comédies musicales dans lesquelles « la gloire, au sens de pleine manifestation de soi devant la communauté qui reconnaît la valeur absolue de la personne, reste le principal mobile des héros de comédie musicale. »
Représenter l’affrontement
Etre un individu à part entière, être reconnu comme tel, faire partie d’une communauté est le crédo des personnages de West Side Story, enfermés dans leurs quartiers minables, à l’écart du reste de la civilisation, stigmatisés comme des sauvages, voire des indigènes, terme employé par Bernardo, le chef des Sharks, à l’égard des Jets, qui sont arrivés en Amérique avant eux. Car si les portoricains sont stigmatisés comme des étrangers, des immigrés, les membres de la bande des Jets sont en réalité des « Américains » issus de la deuxième ou troisième vague d’immigration. La légitimité qu’ils réclament sur le quartier n’est pas évidente et c’est elle qui cristallise les tensions entre les deux communautés.
Dans ce premier affrontement auquel nous assistons, la musique joue un rôle prépondérant dans son orchestration et la manière dont elle accompagne les différents mouvements de ce face-à-face. Les sons de caisse (ou de tambour, accompagné de ce qui semble être un xylophone) sont caractéristiques de cet affrontement et de la tension qu’il véhicule. Lorsque les Sharks se retrouvent pour la première fois face à Bernardo, leur apparition fait grimper l’attente du conflit et la tension.
La réapparition des claquements de doigts dans la musique de fosse amplifie également cette tension. Ils sont repris par les Sharks, en intra-diégétique. Les bruits de caisse ne cessent d’intervenir dans le reste de la séquence et un autre son, destiné à caractériser les Sharks, fait son apparition : des percussions évoquant le crissement d’un serpent et qui résonne lorsque Bernardo apparaît. Le son fait sentir le danger qui pèse sur les Jets en même temps qu’il caractérise le personnage de Bernardo de manière claire, et assez manichéenne, très hollywoodienne : Bernardo est dès son arrivée représenté comme le « méchant », celui par qui les ennuis vont arriver, bien que le reste du film montre également le point de vue des portoricains sans le moindre jugement et tend à vouloir montrer que le personnage et les siens ont leurs raisons, au même titre que les Jets.
Le personnage n’en demeure pas moins antipathique, et c’est effectivement celui par qui le malheur arrive – il s’agit en plus du personnage le plus sexuel du film avec Anita, qui manque se faire violer à la fin. Ce son de percussion est en outre assez exotique par rapport aux précédents sons entendus et, lorsque les bandes se poursuivent sur le territoire des Sharks, la musique change elle-même de tonalité, devient plus latine (de manière relative), empreinte un rythme endiablé et nerveux qui correspond également au climax de l’affrontement.
Les Jets, eux, sont plutôt caractérisés par les percussions de cymbales. L’opposition sonore entre les deux bandes est donc marquée. Les cris et bribes de paroles entendues tout au long de la séquence caractérisent elles aussi les personnages et se fondent ou s’imbriquent dans la continuité musicale ou se font elles-mêmes musique lorsque la musique est en sourdine. Elle n’est à aucun moment utilisée en guise de dialogue, mais toujours soit comme interpellation, signe de reconnaissance ou de ralliement (« Jets ! ») pour appeler les siens à la rescousse, soit taquinerie, affront (« Jet Boy ! », « chick chick chick ») prenant toujours en compte l’appartenance au groupe rival, voire insulte ou sommation (« Beat It ! »). Quant aux cris purs et simples, ils renvoient les membres à leur situation d’ « indigènes » essayant de s’approprier un territoire à coloniser, et expriment plus simplement la joie, la victoire, la peur ou la rage de manière primaire.
Rapprocher l’utilisation de la musique de l’affrontement des deux bandes dans cette séquence peut s’avérer intéressant . L’usage fait de la musique dans cette séquence est assez semblable à celle décrite par Michel Chion en s’en référant au théoricien Russolo : « Surtout, on voit que l’histoire de la musique au tournant du siècle est racontée par Russolo, mais aussi par la plupart des théoriciens de la musique contemporaine, non comme une construction, la création d’un nouvel univers de sons, mais comme l’annexion progressive d’un territoire donné, comme déjà existant, celui des bruits. » « L’histoire de la musique est ainsi décrite par Russolo et par beaucoup d’autres comme une colonisation de territoires sauvages […] par rapport au domaine du son naturel, dont on vénère la force primitive tout en s’en méfiant. »
Comme nous l’avons déjà vu dans notre étude, la musique de West Side Story émerge du territoire brut et vierge des bruits qu’elle finit par étouffer et remplacer de plus en plus à mesure qu’elle prend son ampleur, les faisant ensuite souvent disparaître lorsqu’elle résonne. Cette « colonisation de territoires sauvages » fait écho de manière assez prononcée à celle que tentent d’exercer les deux gangs rivaux pour s’emparer du territoire et y régner. C’est ainsi que dans cette lutte d’ « indigènes » (terme récurrent dans le film), il n’est pas étonnant de nous trouver au milieu d’un « zoo de sons » (notion que nous avons abordé dans la première partie de notre analyse).
Mais cette guerre fermée ne peut se clôturer que par la chute des deux gangs et non par la victoire des uns et des autres comme le souligne le générique de fin de Soul Bass, où la caméra s’attarde sur des panneaux de signalisation à l’intérieur d’une cour indiquant par fragments « End Of Street ». Les personnages ne seront jamais sortis des clôtures entre lesquelles ils étaient enfermés depuis le début.
Bibliographie
Pierre Berthomieu, La Musique de film, Klincksieck, collection « 50 questions », 2004
Michel Chion, Le Son, Armand Colin, 2004.
Alain Masson, Comédie Musicale, Ed. Stock Collection Cinéma, Paris, 1981.
Michel Chion, La Comédie musicale, Ed. Petits Cahiers, Paris, 2006
Christine de Rivoyre, « West Side Story », L’Express n°512, 6 avril 1961.
Cet article fait partie d’une série de trois analyses consacrées au traitement sonore au sein de la séquence d’ouverture de West Side Story de Robert Wise (1961).
- Partie 1 : Sons et rythmes
- Partie 2 : Claquer des doigts et siffler