Le poids des apparences pour se faire comprendre
Après notre longue analyse du film Le Brio (2017), centrée sur le pouvoir des mots, la rhétorique et le fait de parvenir à trouver sa place dans le monde peu importe son milieu d’origine, nous vous proposons de revenir sur l’une des scènes clé du film d’Yvan Attal. Au-delà de sa réflexion sur le climat de « l’après-Charlie », cette comédie dramatique française se penche sur les apparences : leur importance pour convaincre, mais aussi l’importance d’aller au-delà pour véritablement saisir les humains qui se cachent derrière les masques que nous revêtons et les étiquettes que l’on se colle volontiers – et que veulent-elles vraiment dire, d’ailleurs ? En cela, il s’agit à la fois d’un film d’acteur autant que d’auteur.
Une scène en particulier illustre parfaitement, à la fois, le ton si particulier du film et sa réflexion autour de la rhétorique comme des apparences et des rapports entre classes : celui de la première manche du concours, où Neïla doit affronter un jeune étudiant arrogant et goguenard autour de la thématique « L »habit fait-il le moine ? » Elle doit soutenir que oui et lui non. Neïla vient de la Seine-Saint-Denis tandis qu’il semble évident que son rival est issu d’un milieu bien plus aisé et donc oui, bourgeois. Le but étant de l’emporter sur l’autre avec un temps de parole limité, celui-ci va l’attaquer directement sur ses points faibles et donc… sur les apparences.
Orateur ou acteur, même combat
Suite aux invectives très violentes (mais tournées avec la précision d’une frappe chirurgicale) de son opposant goguenard (voir l’extrait ci-dessus) qui l’attaque frontalement sur ses origines ethniques et sociales pour faire valoir que, malgré les apparences et ses efforts pour « se fondre dans le moule », elle ne sera jamais à sa place au sein de l’élite (misant ainsi sur le fait qu’elle est sujette au syndrome de l’imposteur), Neïla commence par s’emporter. Puis, après un moment où elle a du mal à contrôler son stress et ses émotions (preuve qu’un discours bien écrit ne suffit pas à convaincre si l’élocution et tout ce qui tient du non verbal – posture, regard – ne suit pas), la jeune femme parvient à faire passer son message, qui est que l’habit aide à entrer dans la fonction. « Pour être moine il faut bien enfiler l’habit. Vous qui vous tenez en face de moi ne portez pas l’habit qui fait de vous ce que vous êtes ? Cette robe ne vous incite-t-elle pas à vous tenir plus droit ? »
Dans cette scène, le parallèle entre avocat-orateur et acteur est établi de manière claire. Ce qui n’est pas étonnant puisque Le Brio est un film d’acteur dans le choix même de situer l’action dans le cadre du Concours National d’Eloquence. Ici, les apparences ne sont pas uniquement au centre du discours, elles se trouvent également dans la salle, dans la manière dont chacun des deux participants se présente à l’auditoire.
Habits, coiffures, élocution, posture, regard, assurance… Autant d’éléments que le personnage joué par Daniel Auteuil fait travailler à Neïla (Camelia Jordana) pour que son discours puisse avoir un impact sur son auditoire. Cette première scène du concours prouve qu’un regard fuyant, une posture qui respire le stress et une respiration hachée peuvent empêcher de convaincre, même avec un discours bien écrit – surtout si l’on a le regard plongé dans ses notes plutôt que fixé sur le public ou la personne en face de soi, ce qui est également le cas du comédien de théâtre, qui ne bénéficie pas de plusieurs prises pour convaincre. La question de la gestion du stress et de la confiance en soi (qui est d’ailleurs mise en avant sur le site du Concours National d’Eloquence) est ici centrale. Neïla se laisse complètement dépasser par ses émotions, puis, en arrivant à se calmer et à poser davantage sa respiration puis sa voix, parvient à reprendre le contrôle et à faire corps avec son discours, ce qui la sauve in extremis.
Voilà donc un exemple de scène typique d’un film d’acteur, au meilleur sens du terme. On saluera par ailleurs la qualité des dialogues entre les deux candidats (c’est aussi le cas du reste du film, qui n’est pas en reste dans les démonstrations rhétoriques et échanges à bâtons rompus), percutants, et qui permettent d’illustrer le propos et les épreuves que devra traverser Neïla de manière particulièrement vivante. Bien entendu, le discours de l’opposant de Neïla use de la rhétorique pour jouer sur les provocations à caractère raciste pour la décontenancer et la faire réagir (tout en reposant la question de l’assimilation) et la scène propose ainsi en creux une réflexion sur la manière d’y faire face dans le cadre d’un débat public… Ce qui nous ramène à la problématique du film, que nous avons explorée dans notre précédente analyse à travers la relation entre l’étudiante et son professeur de droit.