Caractéristiques
- Titre : L'Etabli
- Réalisateur(s) : Mathias Gokalp
- Scénariste(s) : Mathias Gokalp, d'après le roman de Robert Linhardt
- Avec : Swann Arlaud, Mélanie Thierry, Olivier Gourmet, Denis Podalydès, Lorenzo Lefebvre, Malek Lamraoui...
- Distributeur : Le Pacte
- Genre : Drame social
- Pays : France
- Durée : 1h57
- Date de sortie : 5 avril 2023
- Note du critique : 8/10 par 1 critique
Un intellectuel d’extrême gauche infiltré à l’usine
L’Etabli de Mathias Gokalp revient sur un fait peu connu mais véridique de la lutte sociale en France : au lendemain de mai 68, des militants d’extrême-gauche, pour la plupart des intellectuels issus des classes bourgeoises et influencés par les organisations maoïstes, infiltrent les classes populaires qu’ils souhaitent soutenir en se faisant embaucher au sein des usines, entre autres.
Adapté du roman autobiographique de Robert Linhardt paru en 1978, le film de Mathias Gokalp suit le parcours de l’un de ces établis, Robert (Swann Arlaud), normalien prof de philosophie à la fac qui quitte son poste pour intégrer l’usine Citroën en région parisienne avec le soutien de sa femme (Mélanie Thierry), elle-même militante. Il fait croire que l’entreprise de son père a fait faillite et, sous cette couverture, apprend à travailler sur les chaînes d’atelier et se lie d’amitié avec ses collègues, qu’il encourage peu à peu à se mobiliser pour faire grève, espérant ainsi provoquer un soulèvement qui pourrait améliorer les conditions de travail et de vie des ouvriers. Mais les choses ne seront pas aussi simples, et sa position plus difficile à tenir que ce qu’il pensait…
Un film social loin de tout manichéisme
Film social dans une veine réaliste, L’établi est précis dans les faits qu’il revisite et nous propose une véritable immersion au sein d’une usine automobile de la fin des années 60 en France. La plus grande qualité du film est de ne jamais verser dans le manichéisme ni dans l’idéalisme naïf. Au contraire, son héros, sincèrement engagé mais issu de la bourgeoisie, permet au métrage de reprendre un schéma classique mais efficace et très pertinent dans ce cas précis : celui de l’idéaliste confronté au système, avec toutes les désillusions que cela suppose. Un schéma adopté par de nombreux films américains politiques, de Votez McKay de Michael Ritchie (1972) aux Marches du pouvoir de George Clooney (2011), et qui est utilisé à très bon escient ici, en faisant se poser à son personnage principal les bonnes questions.
En effet, on sait dès le départ que Robert est libre de partir et de retrouver un emploi à la fac à n’importe quel moment. Sa situation est confortable et son infiltration ne met pas sa famille en danger. Ce qui n’est évidemment pas le cas de ses camarades de l’usine, qu’il pousse à faire grève à une époque où les patrons ne se gênaient pas, malgré la loi, pour mettre la pression aux ouvriers pour les dissuader de se mobiliser – sachant qu’un certain nombre d’entre eux (notamment les immigrés), étaient logés directement dans des foyers par Citroën. En ce sens, les inquiétudes des ouvriers, qui n’ont pas forcément d’économies et possèdent pour certains des frais de santé, sont très bien retranscrites, jusque dans les tensions entre grévistes et non-grévistes, dont on ressent l’angoisse, voire la détresse, et qui donnent lieu à une scène marquante, en milieu de métrage, lorsque la foule des grévistes tente d’interrompre le travail d’un binôme pour les encourager à les rejoindre.
Un casting convaincant au service d’un récit réaliste
La galerie de personnages est convaincante, alors même qu’il était loin d’être évident de réussir à faire exister autant de protagonistes en moins de 2h. L’écriture, et plus particulièrement la qualité des dialogues et le jeu des acteurs, permet de rendre chacun crédible, quand bien même ils n’ont pas forcément tous le même temps de présence à l’écran ni le même volume de répliques. Néanmoins, on ne le relève pas vraiment en cours de visionnage, car il se dégage du casting et de la dynamique de groupe quelque chose de fluide et organique qui fait que l’on croit parfaitement à leur camaraderie et à leur mobilisation.
Le scénario permet également de représenter la classe ouvrière française de l’époque dans toute sa diversité : jeunes sans diplôme et, pour certains, isolés de leur famille, hommes et femmes qui se sont reconvertis après avoir exercé divers petits boulots, immigrés italiens et maghrébins auxquels les sous-chefs font comprendre, au détour d’une scène, que si la France leur a donné une chance, ce n’est pas pour qu’ils viennent la ramener…
Les ouvriers face aux pressions de la direction
Les pressions exercées par les patrons de l’usine et les sous-chefs sont bien traitées, sans jamais trop en faire et, là encore, l’écriture est à saluer, de même que la reconstitution d’époque et le jeu des comédiens, à commencer par un Denis Podalydès qui donne un côté un minimum sympathique à son personnage de patron d’usine, nécessaire pour ne pas tomber dans le travers de l’odieux patronat contre les braves ouvriers. La sobriété est de mise dans son jeu, ce qui permet de se concentrer sur la situation qui est décrite, qui va déraper de plus en plus lorsque la direction de l’usine, informée par une taupe, va tenter d’enrayer le mouvement tandis que les grévistes apparaissent d’autant plus motivés à poursuivre. Les conséquences seront pour certains dramatiques, et il faudra attendre la fin pour comprendre ce qu’il s’est passé… De ce point de vue-là, L’Etabli échappe clairement aux travers du film « gauchiste », et c’est une excellente chose, qui montre que le discours social n’empêche pas la nuance, bien au contraire.
La conclusion n’en fait d’ailleurs pas trop et s’avère très juste, car elle passe par l’introspection de son personnage principal, dépassé par la situation. La scène au cours de laquelle l’un des sous-chefs, désormais au courant de sa véritable identité, déroule à la cantonade son curriculum vitae face à ses camarades, l’accusant publiquement du renvoi et de la détresse de maints de ses collègues, est cruelle mais permet d’interroger le personnage sur son engagement et de nous faire poser la question : la grève peut-elle vraiment faire changer les choses ?
Une réalisation qui fait corps avec ses personnages
On saluera la réalisation de Mathias Gokalp, sobre et posée, qui reste au plus près des personnages en privilégiant les plans rapprochés (y compris au sein de l’atelier) et joue sur les regards entre ouvriers pour mettre en valeur les rapports entre les personnages et retranscrire la manière dont ils vont peu à peu s’unir face à la direction de l’usine, permettant au mouvement de prendre de l’ampleur de manière progressive. La photographie de Christophe Orcand magnifie quant à elle les couleurs de la fin des années 60, avec des teintes que l’on pourrait globalement qualifier d’automnales.
Le casting est quant à lui très convaincant (y compris pour les rôles plus secondaires) et l’on sent une véritable synergie, qui était ici essentielle. Swann Arlaud excelle dans le rôle de Robert : il apparaît sympathique et crédible dans ce rôle de prof militant dont les idéaux vont se heurter de plein fouet à une réalité complexe et son jeu, ne serait-ce que par les expressions de son visage, parvient à retranscrire avec beaucoup de nuances et de profondeur les questionnements de son personnage, ce qui était essentiel pour que le film fonctionne puisque l’histoire est principalement vue à travers ses yeux.
Au final, L’Etabli est un film social réussi (l’un des meilleurs de ces dernières années), qui parvient habilement à éviter les pièges classiques de certaines œuvres du genre. La toute fin, qui montre l’impact des événements sur Robert, mais aussi celui qu’il a eu sur ses camarades d’usine un an après les faits, même à une petite échelle, est à la fois simple et poignante et ouvre, par l’enchaînement de gros plans frontaux sur le visage des étudiants, sur l’espoir placé dans la jeunesse française.