Le grand retour de l’artiste américaine en France
Après plus de 5 ans d’absence sur scène et une tournée européenne reportée de plus d’un an en raison des restrictions liées à la pandémie de Coronavirus, Tori Amos était enfin de retour en France en avril, avec pas moins de 3 concerts dans notre pays – une première pour l’artiste, dont les fans français avaient toujours dû se contenter d’une unique date à Paris jusque-là. Après un concert de qualité à Lyon au Radiant Bellevue où elle avait notamment joué trois chansons faisant référence à la France (« Snow Cherries from France », « Josephine » et « Marys of the Sea ») et avant son passage à Lille, la chanteuse et pianiste américaine de 59 ans a donc retrouvé la scène de l’Olympia à Paris pour un concert joué à guichets fermés.
Une salle qu’elle connaît bien puisqu’elle s’y était déjà produite en solo en 2001 et 2010. A la différence près que cette fois, à l’occasion de la tournée pour son 15ème album studio, Ocean to Ocean, elle était accompagnée de son collaborateur de longue date, le bassiste Jon Evans et du batteur anglais Ash Soan, nouveau venu dans son univers, mais reconnu pour son travail avec Cher, Robbie Williams, Adele ou encore Billy Idol. Une configuration similaire à celle de sa dernière tournée accompagnée de musiciens non classiques, qui remontait tout de même à 2009 pour l’album Abnormally Attracted to Sin ! Et l’occasion pour l’artiste de présenter ses chansons avec de nouveaux arrangements, dans une tonalité parfois plus rock – et même de jouer certaines d’entre elles pour la toute première fois en live avec un groupe.
Des concerts européens aux ambiances très variées
La question, pour ses fidèles admirateurs ayant assisté à ses précédents concerts français en ce jeudi 20 avril était de savoir quelle serait la tonalité de ce concert après 5 ans d’absence. Tori Amos est connue et reconnue pour ses performances live : non seulement elle fait souvent des impros sur scène mais, surtout, chaque concert est différent, puisqu’elle décide ce qu’elle va chanter le jour-même en fonction de son humeur, de l’actualité du lieu où elle se trouve et des demandes des fans qui viennent la voir ou lui transmettent des lettres avant les concerts. Souvent, la setlist n’est figée qu’à l’issue du soundcheck en fin d’après-midi. Pour cette raison, de nombreux fans assistent à plusieurs concerts à chaque nouvelle tournée, n’hésitant pas à parcourir l’Europe voire à traverser l’Atlantique. Ce brassage entre fans français de la première heure, fans américains et de diverses nationalités, et auditeurs ayant pris leur billet sans forcément avoir suivi attentivement sa carrière ces dernières années, était encore une fois particulièrement présent ce soir-là.
Lors des précédentes dates de cette tournée européenne, Tori Amos avait, de l’avis de la plupart, fait preuve d’une belle énergie, avec des spectacles aux ambiances parfois très différentes d’un soir à l’autre. Par le passé, Paris, avec son aura romantique et artistique, avait souvent inspiré à l’Américaine des concerts assez doux et intimistes. Cela a pu donner lieu à des shows très inspirés (comme ses concerts solo de 2005 ou de 2010) mais parfois, certains fans appréciant son répertoire plus rock et intense ont pu se sentir frustrés en raison de ce côté plus fleur bleue qu’elle réservait à son public français. Il y a bien entendu eu des exceptions, comme son incroyable concert de 2009 au Palais des Congrès, où elle avait surpris avec une setlist entre émotion crue et morceaux rock et sombres sur lesquels elle s’était déchaînée.
Un spectacle intense et surprenant, à la dimension ouvertement politique
Au final, Tori Amos, très en forme, est parvenue à surprendre son public avec un set surprenant, intense et enfiévré à l’ambiance singulière… et au message clairement politique. Elle a salué le public après les deux premiers titres (« God » et « Ocean to Ocean ») en déclarant qu’elle avait lu toutes les lettres qu’on lui avait apportées. Elle a continué en disant que le peuple français avait dû traverser de « putains d’épreuves » (« you’ve been through a fucking lot ») ces dernières années, faisant référence, sans les citer explicitement, aux attentats de 2015 et à la récente réforme des retraites.
Elle a annoncé que « toutes [ses] muses » étaient là ce soir avec elle et toutes les chansons, et qu’elle souhaitait que ce concert soit spécial pour nous donner de la force et panser les plaies, et qu’elle souhaitait aussi convoquer les fantômes des personnes qui ne sont plus là… Elle s’est alors lancée dans une performance émouvante de la courte B-Side de Boys for Pele « Graveyard », ici rallongée par une impro. Ce titre surtout connu de ses fans les plus fidèles – et rarement cité parmi les titres bonus les plus appréciés – prenait, 8 ans après les attentats et quelques mois après les procès liés au 13 novembre, une dimension particulièrement forte et poignante. On pouvait alors sentir que l’on assisterait à un concert atypique à l’ambiance particulière… Et ce fut définitivement le cas.
Un choix de chansons en réaction aux attentats de 2015 et à la politique française
Dans ce contexte, « Crucify » et « Bells for Her » – dans la première partie du concert – se teintaient d’une dimension politique contre le fondamentalisme religieux tout en rappelant des événements que personne n’a pu empêcher (« now she seems to be sand under his shoes, there’s nothing I can do », « can’t stop what’s coming/can’t stop what is on its way »...). Il en était de même, dans une certaine mesure, pour le très inattendu « Zero Point », joué en solo (« will we be abandonned again in this desert called Paris ? », « I’ve found out zero ground/I’ve found out, zero point »), qui pouvait s’interpréter en partie (dans ce contexte) comme une allusion aux rues désertes de la capitale suite aux attentats ou bien en période de Covid.
Une partie non négligeable (en tout cas centrale) du concert adressait également très clairement – bien que son nom ne fut jamais prononcé par l’artiste une seule fois – le comportement et la politique d’Emmanuel Macron avec la loi sur la réforme des retraites, promulguée sur fond d’intenses contestations sociales.
Cela était perceptible, en premier lieu, par le choix et l’enchaînement des chansons, mais aussi par la manière de Tori Amos d’appuyer certains passages, gestes et expressions à l’appui (une main faisant mine de frotter des billets d’un air sarcastique en chantant « and the man with the golden gun thinks he knows so much » dans « Cornflake Girl », un doigt d’honneur en chantant très fort – à la limite du cri – « you can go now » sur « Cloud on My Tongue », qui était chanté conjointement à « Zero Point », le rire méprisant en chantant « I hear you laughing » sur « Josephine »…).
Cette thématique contestataire en écho aux manifestations actuelles en France est devenue clairement perceptible dès le choix de chanter « Yo George » de l’album American Doll Posse avec de discrètes lumières bleu-blanc-rouge. Bien sûr, à l’origine, le titre critique, dans le contexte américain de 2007, l’administration Bush, en parlant d’un président se comportant comme un monarque méprisant vis-à-vis du peuple (en traduisant : « Je vous salue mon Commandant, et j’éternue/Car il semblerait que j’ai développé une allergie à votre politique », « Est-ce simplement la folie du roi George ? Yo George ! Eh bien, tu as réussi à mettre la nation entière à quatre pattes »). Mais un petit rappel historique permet de comprendre que, même pris isolément, ce choix de morceau était loin d’être innocent de la part de l’artiste.
« Yo George »/ »Josephine » : un tacle anti-macronien
En effet, « le roi George » peut ici être interprété comme une subtile allusion au roi George III, d’autant plus que la chanson fait référence à l’histoire des Etats-Unis (Lincoln). Comme le rappelle Paul Auster dans son essai Pays de sang : Une histoire de la violence par arme à feu aux Etats-Unis, peu après la signature du traité de Paris en 1763, « George III interdit d’établir des colonies britanniques à l’ouest de la chaîne des Appalaches-Alleghenies et ordonna aux colons déjà installés de renoncer à leurs revendications » (p. 76), ce qui provoqua la révolte de ces derniers. Le roi organisa la riposte des soldats britanniques, ce qui donna lieu à une véritable révolution, qui aura également un impact sur la Révolution Française (voir cet article du Point) puisque le ministre Necker finança les insurgés américains grâce à des emprunts financiers périlleux…
Dans tous les cas, même sans connaître pleinement ce contexte historique complexe (l’expansion des colonies provoqua à l’époque l’avancée de l’esclavage, dont des figures telles que le militaire de carrière George Washington et sa famille profitèrent), le fait que l’artiste choisisse d’enchaîner ce court morceau politique avec « Josephine » (morceau sur l’amour de Napoléon Bonaparte pour Joséphine et sa résolution militaire) était tout sauf innocent. Bien que cette chanson soit, à l’origine, un hommage à l’histoire de France qui explore l’imaginaire romantique autour de ce couple mythique, le contexte permettait de l’entendre d’une autre manière ce soir là. En effet, si l’on considère certaines des paroles (« pas ce soir Joséphine, dans la force d’une armée réside le dénouement », « à la dernière extrémité, avancer ou ne pas avancer, je t’entends rire ») et que l’on ajoute que les projecteurs bleu blanc rouge formaient alors clairement le drapeau français sur toute la hauteur de la scène, le message devenait on ne peut plus explicite.
Dans le même esprit, « Mother Revolution » (chanson anti-Bush et anti-guerre en Irak de 2005), et « Marys of the Sea » (« hé, je ne suis pas en travers de ton chemin/pas besoin de me repousser encore/je sais que c’est ton jour de gloire/la dernière fois que j’ai vérifié, il était venu apporter la lumière à tout le monde ») possédaient également une forte dimension politique, à la fois contre les extrémismes religieux, mais aussi contre les abus de pouvoir en général. La fin du set (« Code Red ») achevait de renforcer cette dimension, avant un rappel marqué par deux des classiques de l’artiste, « Cornflake Girl » et « Precious Things », qui sont aussi des critiques féministes du patriarcat, à entendre ici au sens d’un ordre dominant mis au point par des hommes au profit d’un système inégalitaire pour tous ceux (les femmes bien sûr, mais aussi les hommes) ne faisant pas partie de l’élite ou refusant d’en suivre les codes.
Parmi les surprises, « Smokey Joe » a fait son retour après une performance déjà très remarquée à Paris en 2009, tandis que « Climb » (une chanson sur le long chemin vers la résilience après un traumatisme) était le moment d’émotion du set, malgré un cafouillage de la musicienne au tout début de l’intro. Comme à son habitude, elle en a profité pour rire d’elle-même en faisant une petite impro rigolote avant de reprendre la main.
Une artiste en très grande forme pour un concert exceptionnel
Surtout, on sentait Tori Amos véritablement très présente et « connectée » à son public – très réactif, ce soir-là – habitant de sa présence la scène avec l’aisance dont elle est capable, le piano et son synthé devenant une extension de son corps et d’elle-même en une danse toujours aussi troublante et enivrante. Il y avait de l’intensité, de l’émotion, de la rage à certains moments donnés aussi et une joie manifeste de retrouver son public d’un bout à l’autre de ces 17 chansons. Comme le disait un spectateur en sortant de la salle, « ce n’était pas un concert, mais une messe, une communion« . Et c’est exactement ce sentiment, un peu absent des 2 précédents concerts de l’artiste en France malgré des shows de qualité, qui était présent ce soir-là.
Une messe menée par une artiste à la fois enjouée, émue, drôle et déchaînée, se servant de son corps, de sa voix et de son instrument comme d’un conduit pour faire écho aux préoccupations du public français ces dernières années et lui offrir une catharsis. Sans doute, avec celui de 2009, le meilleur concert de Tori Amos en France depuis 2005 – date à laquelle l’auteure de ces lignes l’a vue sur scène pour la première fois – qui est venu rappeler encore, si besoin était, quelle grande artiste et performeuse elle est.