Caractéristiques
- Titre : May December
- Réalisateur(s) : Todd Haynes
- Avec : Natalie Portman, Julianne Moore, Charles Melton, Cory Michael Smith, Piper Curda...
- Distributeur : ARP Sélection
- Genre : Drame, Romance
- Pays : Etats-Unis
- Durée : 117 minutes
- Date de sortie : 24 janvier 2024
- Acheter ou réserver des places : Cliquez ici
- Note du critique : 7/10 par 1 critique
Une œuvre déstabilisante et inclassable
Présenté en sélection officielle au Festival de Cannes 2023, May December est le onzième film de Todd Haynes, huit ans après Carol, qui avait reçu le Prix d’Interprétation féminine pour Cate Blanchett et Rooney Mara, ainsi que la Queer Palm 2015. Dans ce nouveau long-métrage, une célèbre actrice, Elizabeth Berry (Natalie Portman), se rend dans une banlieue cossue de Savannah, en Géorgie, afin de rencontrer Gracie Atherton-Yoo (Julianne Moore), qu’elle s’apprête à interpréter à l’écran. Cette dernière a enflammé la presse à scandale vingt ans plus tôt pour avoir entretenu une relation sentimentale avec un jeune garçon de treize ans et avoir porté son enfant en prison. A sa sortie, Gracie et Joe se sont mariés et ils vivent ensemble depuis lors, avec leurs deux enfants en âge d’aller à l’université. Basée sur des faits réels, cette histoire s’inspire de la vie de Mary Kay Letourneau, professeure de mathématiques américaine, condamnée en 1997 pour avoir partagé l’intimité d’un de ses élèves de 12 ans, avec lequel elle s’est mariée par la suite.
Malgré ce synopsis mêlant mélodrame et enquête – le film distillant au fur et à mesure les principaux éléments de cette affaire très médiatique – Todd Haynes choisit de désorienter son spectateur. Là où l’on pourrait s’attendre à du suspense ou à une intensité tragique, il décide d’adopter un ton parodique, à la limite de l’absurde, questionnant les limites de l’acceptable et de la morale puisqu’il semble banaliser la gravité des faits reprochés à Gracie. Le film est traversé par un humour second degré assez déstabilisant et, de ce mélange des genres, naît une œuvre insaisissable et étonnante.
Bien que la mise en scène demeure assez classique, quelques éléments volontairement kitsch donnent au long-métrage des airs de soap opéra : la colorimétrie très pastel, le jeu des acteurs, par instants légèrement exagéré, et l’association du zoom à une musique dramatique intense – le thème du film Le Messager, Palme d’or en 1971, composé par Michel Legrand – provoque un effet comique inattendu. Ces différents choix créent un décalage étrange, mais confèrent également au film un aspect fascinant.
Un film de personnages
May December propose un jeu de miroirs et de symétrie intéressant et malsain en confrontant à l’écran deux femmes intrigantes : la première est une actrice adulée et la seconde une mère de famille au passé sulfureux. Le regard de l’autre et le voyeurisme sont au centre du long-métrage, et la mise en scène de Todd Haynes l’illustre parfaitement : qu’il choisisse de placer ses deux actrices dans le cadre d’un même miroir ou qu’il laisse leurs reflets se répondre, il donne à chacune l’occasion de briller dans quelques scènes assez mémorables. Tandis qu’Elizabeth Berry tourne autour de la famille de Gracie et l’étudie, cette dernière l’accueille à bras ouverts, la laissant spectatrice du film de sa vie. Au cœur de cette mise en abyme, les deux femmes s’observent et s’épient en permanence, entre rivalité latente et intimité partagée.
Dans cette banlieue paisible où tout le monde semble se connaître, le personnage d’Elizabeth permet de poser un regard naïf et extérieur sur le microcosme dans lequel Gracie évolue. Cette dernière constitue une sorte d’attraction pour ses voisins, qui n’ont pas oublié son passé et viennent acheter ses pâtisseries par curiosité plus que par besoin. La construction habile du long-métrage permet au spectateur de découvrir progressivement les faits qui lui sont reprochés, par le biais de témoignages. Pour autant, son personnage demeure troublant, car on ne la comprend jamais vraiment : est-elle naïve, un peu folle, ou au contraire intelligente et manipulatrice ? La curiosité d’Elizabeth finira par semer le trouble dans le quotidien parfait de Gracie, Joe et leurs enfants.
En complément de ce portrait de femmes envoûtant, un autre personnage tire son épingle du jeu. Il s’agit de Charles Melton (Joe) qui, à travers son rôle de père de famille à peine sorti de l’adolescence, délivre une performance très subtile et touchante. A la fois trop jeune pour donner des leçons à ses enfants étudiants et trop vieux pour que le spectateur accepte les remarques infantilisantes que lui adresse sa femme, Joe peine à trouver sa place au sein du foyer, et l’on ressent immédiatement une grande empathie pour lui. Sa passion pour les papillons monarques permet au réalisateur de filer une métaphore, certes assez peu subtile : Joe est-il en train de sortir de sa chrysalide et de prendre conscience de l’emprise que son épouse exerçait sur lui depuis leur rencontre ?
Un propos qui peine à convaincre totalement
S’il est certain que May December propose une mise en scène irréprochable et des personnages fascinants, ses prises de risques et son propos énigmatique en font un exercice de style alambiqué qui en laissera plus d’un de côté. Le rythme est plutôt lent, et même si l’on ne s’ennuie pas, il n’est pas exempt de certaines longueurs.
De plus, il semble parfois abandonner trop rapidement les pistes qu’il tend au spectateur. Puisqu’il s’évertue à mettre en avant des personnages complexes, on lui pardonne plus difficilement le fait de ne pas aller jusqu’au bout de son analyse. Ainsi, des questionnements restent en suspens : comment Gracie et Joe sont-ils parvenus à un train de vie aussi aisé ? Qu’est-il arrivé à Joe pendant les années de prison de Gracie ? Le couple est-il encore aussi uni après toutes ces années de vie commune ? Autant de thématiques que Todd Haynes ne fait qu’aborder, mais qui ne sont jamais vraiment traitées. Par ailleurs, il élude assez vite une réflexion plus approfondie sur la moralité et les mœurs de la société américaine, qui aurait pourtant permis au film de gagner en relief et en subtilité.
En choisissant de mettre en scène une actrice qui s’imprègne de la réalité pour mieux interpréter son futur personnage, Todd Haynes semble proposer au spectateur un film empreint de sincérité et de véracité. Cependant, la théâtralité choisie et assumée du long-métrage entre parfois en contradiction directe avec son sujet. Julianne Moore et Natalie Portman ont beau s’investir avec passion et talent dans leurs rôles, la partition sonne un peu faux et la caractérisation de leurs personnages est parfois un peu trop superficielle. Comment s’exprimer avec authenticité et justesse si une grande partie de la mise en scène repose sur l’exagération et l’artifice ?
May December est donc un film intéressant, étrange et insaisissable, qui peut autant perdre que fasciner le spectateur. S’il semble parfois inabouti ou trop affecté, il convainc grâce à ses personnages énigmatiques et à son traitement intéressant de la mise en abyme et du mélange des genres. Un objet cinématographique déroutant, donc, mais qui vaut clairement la découverte.
Avec May December, Todd Haynes prouve de nouveau (après Loin du paradis ou encore Carol) qu’il peut se pencher avec brio sur des sujets difficiles, pour ne pas dire tabou. Ici, le couple, autrefois illicite, formé par une ancienne prof et son ancien élève, apparaît au départ attachant et l’actrice hollywoodienne incarnée par Natalie Portman souvent désagréable derrière une empathie de façade, se montrant voyeuriste, intrusive et agissant comme un vampire pour mieux puiser la vérité derrière ce qu’elle voit comme un futur grand rôle qui pourrait lui permettre d’obtenir des prix et d’avancer sa carrière.
Mais, évidemment, les choses sont plus complexes qu’elles ne le semblent. On sent la souffrance et le manque de confiance en elle du personnage incarné par Julianne Moore, mais aussi la méfiance de ce personnage de femme fragilisée, brisée par l’exposition médiatique à l’époque des faits et toutes les difficultés, pratiques et psychologiques, que cela a eu sur sa reconstruction une fois sa peine purgée. Mais aussi son amour pour son mari et ses enfants. Cependant, Haynes n’élude jamais la réalité de l’emprise qu’elle a exercé sur son compagnon alors qu’il n’avait que 13 ans et qu’il était sous sa responsabilité… et montre assez clairement, sans avoir besoin de le marteler, que cette emprise perdure en partie, quoique d’une autre manière, et que cette femme d’âge mûr a du mal à affronter cette réalité, à la fois parce que cela lui permet sans doute de continuer à exercer un contrôle sur son compagnon, mais aussi parce-qu’elle est mal armée psychologiquement pour ça.
Le personnage du mari se révèle quant à lui touchant et est dépeint comme un bon père de famille, tout à fait responsable (pour ne pas dire sur-responsabilisé puisque sa femme ne travaille pas), mais qui n’a jamais vraiment quitté une adolescence qu’il n’a pas pu véritablement vivre. Sa relation ambivalente avec l’actrice hollywoodienne, qui le séduit pour mieux obtenir des informations et se « glisser dans son rôle », en fait, là encore, en un sens, l’objet d’une manipulation féminine. Ce qui ne l’empêche pas de trouver un espace de liberté en textotant avec une femme qui restera inconnue et invisible à l’écran, fragile papillon infantilisé de manière parfois insidieuse, et qui aimerait oser déployer ses ailes maintenant que ses enfants vont quitter le nid pour poursuivre leurs études.
Si cette approche toute en nuances pourra sembler frustrante aux spectateurs qui auraient aimé un parti pris personnel clair du cinéaste, elle évite tout raccourci et réponse facile, prend en compte la complexité des êtres et permet de créer un troublant jeu de miroir entre la femme derrière le fait divers et l’actrice engagée pour l’incarner à l’écran. Le tout avec l’élégance formelle faussement ouatée de Todd Haynes, qui n’a pas son pareil en la matière dès lors qu’il s’attache à sonder les paradoxes de l’Amérique et de faits de société en général.