Pour la troisième et dernière partie de notre dossier Barbie à travers les chansons du film, nous en arrivons à “I’m Just Ken” et au fait de repenser les rapports homme-femme depuis une trentaine d’années environ. L’égalité gagne du terrain et est de plus en plus considérée comme la norme, mais ces changements ne sont pas sans entraîner doutes et frictions, chez les femmes (qui sont malgré tout toujours soumises à des injonctions de manière plus insidieuse et confrontées à un “double standard” du fait même qu’elles sont des femmes), mais aussi chez ces messieurs.
Les relations hétérosexuelles, en pleine redéfinition, confrontent ainsi les deux sexes à des changements de dynamiques dans lesquels chacun doit prendre ses marques et apprendre à s’affirmer et se montrer vulnérable. Réflexions.
Renoncer à être Wonder Woman et Superman
Comme le film de Greta Gerwig le montre très bien en réponse à ce qui serait un « idéal matriarcal », l’idéal d’indépendance de Barbie, ce monde où les Ken ne sont que des faire-valoir (comme le monde de Barbie au début du film), n’est pas réaliste, même sous couvert de féminisme, et ces attentes que l’on place sur les femmes pèsent aussi sur les hommes qui, à la fois face aux injonctions de la société contemporaine auxquelles ils sont eux aussi confrontés et face à ces femmes idéalisées qui oublient qu’elles ne sont pas Wonder Woman, complexent de ne pas être Superman et craignent de ne pas se montrer à la hauteur…
Quitte à renoncer, soit à leurs ambitions profondes dans certains cas par peur de l’échec (comme les femmes, donc), soit (de plus en plus souvent) à s’engager dans des relations amoureuses dans lesquelles ils pourraient pourtant s’épanouir tout autant que ces dames. Sortir des rôles homme-femme formatés de notre société et parvenir à se montrer mutuellement vulnérables en allant au-delà de ses peurs est difficile, mais nécessaire pour nouer des relations authentiques. Et, même lorsque le lien est là, sortir du fantasme et de la projection (nécessaires à la naissance de l’attirance et du sentiment amoureux) fait souvent peur à l’un ou à l’autre, ou aux deux… qui peuvent alors se maintenir dans des dynamiques qui ne leur correspondent pas toujours pleinement. C’est aussi là que le film de Greta Gerwig sonne juste et peut toucher… et se révèle aussi jubilatoire dans sa dimension satirique.
La « long term distance low commitment casual girlfriend » : la manière des Ken de gérer leur vulnérabilité
C’est là l’un des coups de génie du scénario de Greta Gerwig : une fois que les Ken, sous l’influence du stereotypical Ken incarné par Ryan Gosling revenu du monde réel, se saisissent du concept du patriarcat et en comprennent ses avantages, ils cessent de vouloir s’investir auprès des Barbie qui, semble-t-il, n’ont pas besoin d’eux (ce qui renforce leurs doutes), et se mettent à exiger d’elles qu’elles soient leur « long term distance low-commitment casual girlfriend » soit, pour traduire littéralement, une « copine par intermittence sur le long terme mais à distance et avec un minimum d’investissement » de leur part, comme le balance avec un certain panache Ken-Gosling lorsqu’il transforme la maison de rêve de Barbie en sa mojo dojo casa avec tous ses potes Ken dans la seconde moitié du film.
Même si, bien sûr, le terme de « petite-amie » ne s’applique pas vraiment, là non plus, puisque Ken et Barbie ne couchent jamais ensemble – à la décharge du premier, la poupée du film n’est pas franchement demandeuse de ce côté-là (et pour cause : comme Ken, elle n’a pas de sexe). Ce qui fait aussi écho au fait que les femmes ne sont pas élevées de manière à s’autoriser naturellement à exprimer cette partie-là de leur personnalité, quand bien même elles sont des êtres tout aussi sexuels que les hommes. Ces messieurs se doivent donc d’être à l’initiative du premier contact charnel au sein de la relation et cela demande encore aujourd’hui beaucoup de courage à certaines femmes d’aller au devant de leurs craintes et d’inverser la donne lorsqu’elles en ressentent l’envie.
Mais, pour beaucoup d’hommes, comme pour notre Ken-Gosling, ce type de relation est une manière de voir leur ego flatté et valorisé sans risquer de tomber de leur piédestal car, après tout, baisser la garde et rendre les armes face à une femme indépendante et active (dans une situation qu’ils ne contrôlent pas pleinement, du coup) revient à prendre le risque de se retrouver avec le cœur brisé si les choses ne fonctionnent pas comme ils le souhaitent ou l’espèrent secrètement. Cela leur permet aussi de garder une vision de la femme plus distanciée et rassurante… Mais peu de femmes, aujourd’hui, acceptent d’être traitées indéfiniment comme la Vierge Marie, de jouer les éternelles Mona Lisa ou, plus simplement, de se conformer, dans leur attitude, à ce qu’un partenaire ou partenaire potentiel attend d’elles en raison de ses insécurités.
De même, dans le film, si l’on est honnêtes, Barbie trouve aussi son compte dans le fait d’avoir un amoureux platonique toujours à son chevet, le regard langoureux d’un désir perpétuellement inassouvi. Elle aussi reste sur son piédestal, même si la poupée incarnée par Margot Robbie, même assaillie de doutes, ne semble craindre à aucun moment d’avoir le coeur brisé.
… Dans tous les cas, cette acceptation de la vulnérabilité est un cheminement, un travail que les hommes doivent entreprendre et que les femmes ne peuvent pas faire à leur place, même en étant à leur écoute (ce qui peut toujours aider)… ce qui est aussi le sens du monologue final de Barbie à Ken. Le film inversant initialement le rapport de pouvoir homme-femme, il convient aussi de dire que, pour vivre une relation amoureuse sur un véritable pied d’égalité, les femmes aussi doivent apprendre à s’affirmer et à exprimer leur désir et leurs besoins sans attendre qu’on leur donne l’autorisation pour ça… Ce qui ne signifie pas pour autant qu’il ne peut pas y avoir de relation avant que l’entièreté de ce chemin ait été accompli – ce qui est parfois (souvent) le travail de toute une vie ! Une relation, qu’elle quelle soit, mais plus particulièrement lorsqu’il s’agit d’une relation amoureuse, c’est accepter de se montrer l’un et l’autre imparfaits malgré nos peurs de décevoir l’autre ou de se décevoir soi-même.
Se rencontrer au-delà du fantasme et des projections
Ce qui me renvoi à une autre conversation quelques mois plus tôt. J’avais fait relire à un ami les premiers textes d’un recueil que je suis en train d’écrire. Dans le premier, je pars d’un souvenir d’enfance avant de ricocher sur un autre souvenir à l’âge adulte. Mon souvenir de petite fille était celui d’une gamine aventureuse qui n’a peur de rien… ce qui ne la protège pas pour autant de la déception. Mon souvenir d’adulte… une femme qui retrouve cet élan face à un homme… mais se retient au moment où les choses pourraient devenir concrètes ou, du moins, être verbalisées, car lui-même semble se retenir face à elle. Les choses sont là, mais restent en creux, d’un côté comme de l’autre.
Mon ami a eu cette remarque en critiquant mon texte : « tu dis qu’elle retrouve cet élan, mais elle ne l’a pas face à lui, adulte ». Et cela m’avait quelque peu… heurtée sur le coup, si je suis tout à fait honnête – et ce même si, par rapport au passage concerné, il avait en effet raison. Il y a deux personnes dans cette situation. Lui ne pouvait pas s’exprimer à sa place, c’est un fait. Mais ses réactions ont aussi une influence, un impact sur elle, non ? Et il ne s’est peut-être pas pleinement autorisé à s’exprimer face à elle. Qu’était-elle censée faire ? Lui sauter dessus façon fringante cowgirl comme dans le western Rio Lobo histoire de ne pas lui laisser le choix et ne dépendre de lui d’aucune manière ?
Pour être claire, en sortant de la dimension purement littéraire, je n’ai en réalité pu m’empêcher de prendre la chose personnellement. Ma réaction émotionnelle viscérale, à ce moment-là, était : devrais-je correspondre IRL en toutes circonstances à la femme battante que je suis au fond et que je bride involontairement par moments, une aventurière qui n’a pas peur de bousculer, tout en étant toujours vulnérable au-delà de la page ? Est-ce que moi j’attends cela d’un homme : le gars fort, protecteur, avenant, direct, à l’écoute, pudique et vulnérable à la fois, conscient de lui-même sans être suffisant, tout le temps, même dans les circonstances les plus délicates ? Non… hein ? Euh… sûre ?! …
Soyons honnêtes : nous avons toutes et tous des attentes démesurées envers nous-mêmes comme envers l’autre par moments. Mais nous devons aussi accepter de laisser tomber le masque mutuellement pour voir ce qui est possible ou non sans attendre pour cela d’avoir atteint cette perfection illusoire qui protège nos egos ; sans attendre d’avoir suffisamment d’argent, de temps, le boulot idéal, etc. Il est temps d’accepter de nous rencontrer au-delà des versions fantasmées de nous-mêmes que nous avons intériorisées, que nous essayons de projeter… Beaucoup d’hommes et de femmes souffrent d’un syndrome de l’imposteur et ont l’impression de ne jamais être “assez”… Mais c’est avant tout nous-mêmes que nous leurrons. L’amour, au-delà de l’idéalisation de part et d’autre qui joue un rôle positif lors de la phase de séduction et pendant les premiers temps de la relation, c’est aussi et surtout vouloir s’élever mutuellement.
Accepter d’être aimé dans ses imperfections au-delà des jeux de pouvoir
Quels que soient nos choix, quand on aime, après tout, on aime aussi les imperfections et défauts de l’autre… Mais la leçon d’humilité la plus importante, à ce niveau, et qu’illustre très bien la fin du film de Greta Gerwig et, bien sûr, la chanson culte « I’m Just Ken » chantée par Gosling est qu’il est souvent bien plus difficile d’accepter son imperfection et ses propres défauts, de reconnaître que nous méritons d’être aimés pour ce que nous sommes (et non ce que nous pourrions être ou devenir en nous améliorant) et, pour les femmes plus spécifiquement, que mettre des limites et exprimer clairement nos besoins et les faire (et donc se faire) respecter, exprimer nos désirs, nos sentiments, ne fait pas de nous des chieuses castratrices pour autant ni des vampires émotionnels suppliant d’être aimées.
Nous méritons de nous montrer honnêtes envers nous-mêmes pour pouvoir l’être avec autrui, même si nous craignons aussi parfois que nos choix, nos décisions, nos mots, l’expression de nos émotions, ne blessent les personnes auxquelles nous tenons ou, inconsciemment, ne les bouleversent et aient un impact sur elles. Et, si c’est le cas, pourquoi cela devrait-il être un mal tant que nous nous exprimons et agissons respectueusement ? Il n’est après tout clairement pas impossible d’agir en respectant et en faisant valoir nos besoins tout en continuant à nous soucier d’autrui. Pourquoi cela devrait-il être tout l’un ou tout l’autre ? Pourquoi nous dévaluer ainsi ? Comment les personnes que nous aimons pourraient évoluer, individuellement et au sein de nos relations, si nous nous adaptons toujours à elles ? Devons-nous attendre qu’elles nous laissent la place de chanter un air différent que celui que leurs peurs, qu’elles quelles soient, leur dictent de nous imposer par moments ? Sans compter que, sans même parler de peurs, personne n’est devin et n’est censé savoir ce que nous avons en tête en permanence si nous ne l’exprimons pas. Comment évoluer nous-mêmes dans ce cas ?
Repenser les rôles genrés… par le jeu ?
Si le genre est en partie une question de rôles et possède une dimension performative (au sens où certaines qualités sont plus particulièrement valorisées ou associées à l’un ou l’autre sexe), sans doute n’y a-t-il pas de mal (au sein d’une relation hétérosexuelle) à les inverser par moments sans que l’une y perde en féminité et l’autre en virilité. Chose qui est tout à fait possible sans nier la complémentarité ni les différences au sein d’un couple. On pourra d’ailleurs regretter que le film de Gerwig reste un peu trop en surface de ce côté-là, se contentant de dépeindre le personnage de Gosling en grand gamin qui compense en arrogance son manque d’assurance et certains Ken aux attitudes un peu plus efféminées comme des homosexuels refoulés.
Le film est bien évidemment produit par Mattel (ce qui en fait une œuvre sous licence), mais quel plaisir cela aurait été de voir davantage de situations de gender bending au sein de l’histoire ! Ou même des Ken au physique et attitudes « stéréotypés/consensuels » reluquant ouvertement à la fois des Barbie et des Ken sans que cela n’amenuise le désir des premières – et inversement pour les Barbie, d’ailleurs.
Après tout, les relations hétérosexuelles représentant la norme au sein de notre société, ce sont aussi ces relations qui sont le plus sujettes à des pressions pour les hommes et les femmes, à des rôles imposés. Cela ne signifie pas que les hétéros devraient virer leur cuti ou que les relations homme-femme ne peuvent être placées que sous le signe de la violence ou de la domination par l’un ou l’autre sexe (ce qui tient du ridicule et d’un radicalisme aveugle, quel que soit le courant de pensée), mais juste que ces normes sont à réinventer, et que l’on peut jouer avec… Mais sans doute était-ce trop demander à un film grand public de deux heures.
Toujours est-il que, derrière le glamour et le marketing, et bien qu’imparfait et inabouti par certains aspects, le Barbie de Greta Gerwig est plus profond qu’il n’y paraît… Et une manière idéale, aussi, d’aborder avec les adolescents le féminisme et, de manière plus globale, les rôles genrés, de même que l’impact des médias, de la pop culture et des réseaux sociaux dans l’établissement de certains standards intériorisés pour les hommes comme pour les femmes… et la manière d’utiliser ces codes pour mieux contourner et renverser joyeusement ces standards, pour bâtir une vie qui nous ressemble et construire des relations qui nous permettront de grandir.