Avec The Batman qui cartonne sur les écrans, le réalisateur Matt Reeves propose à son tour une nouvelle vision du chevalier noir (the dark knight), sombre et violente à la manière d’un thriller. Dans la critique de The Batman que Guillaume Creis a publié sur Culturellement Vôtre, notre rédacteur insiste sur une facette du super-héros qui a rarement été mise en avant dans les films précédents : Bruce Wayne/Batman est un enquêteur. Un détective vêtu tantôt d’un costume-cravate, tantôt d’une armure. Du personnage créé par Bob Kane et Bill Finger, Tim Burton avait relevé son isolement de freak milliardaire ; Joel Shumacher l’avait réduit à un héros kitsch de films décérébrés ; Zack Snyder l’avait montré désabusé et violent ; quand à Christopher Nolan, c’est l’image d’un chevalier du XXIe siècle qu’il avait porté à l’écran. C’est cette image de Batman qui sera le sujet de cet article, à l’heure où la nouvelle vision du personnage par Matt Reeves rappelle le choc de The Dark Knight, second film de la trilogie Batman par Christopher Nolan.
Batman Begins, l’initiation d’un chevalier
Un chevalier aujourd’hui : tel était l’anachronisme au cœur de Batman Begins, avant que la légitimité de son existence devienne l’enjeu de The Dark Knight, comme nous le montrerons dans la seconde partie. Toute la trilogie Batman de Christopher Nolan peut d’ailleurs être vue comme le récit d’apprentissage d’un chevalier : son entraînement et son initiation dans Batman Begins (2008), son dilemme mental dans The Dark Knight (2008) et son retour pour une ultime croisade dans The Dark Knight Rises (2012).
Inspiré notamment par Batman : Year One écrit par Frank Miller et dessiné par David Mazzucchelli (1987), Batman Begins raconte le douloureux et dangereux chemin emprunté par Bruce Wayne, après l’assassinat de son père, jusqu’à devenir le justicier masqué nocturne que nous connaissons. Le scénario reprend les grandes lignes du parcours du héros dans The Man Who Falls, une histoire écrite par Dennis O’Neill et dessinée par Dick Giordano (1989), qui suit les traces de Bruce Wayne après le meurtre de ses parents, voyageant et s’entraînant de part le monde avant de retourner à Gotham City pour combattre le crime (il a rencontré entre-temps un certain Henri Ducard). Dans l’histoire de Christopher Nolan et David S. Goyer, co-scénarisée par Jonathan Nolan, l’apprentissage de Bruce Wayne s’effectue au sein de la sombre confrérie de la Ligue des Ombres (ou Ligue des Assassins), dont le chef Ra’s Al Ghul est interprété par Liam Neeson. D’une manière significative, ce dernier n’en n’était pas à son premier rôle de père de substitution d’histoires initiatiques, après Star Wars, Episode I, La menace fantôme (George Lucas, 1999) et Kingdom of Heaven (Ridley Scott, 2005), dans lesquels il incarnait déjà des figures chevaleresques (le jedi Obi-Wan, le baron Godefroy d’Ibelin) encadrant l’initiation d’un novice. Ra’s Al Ghul et sa confrérie terrassée à la fin du film refirent surface dans The Dark Knight Rises (2012), refermant le cycle de la saga de Bruce Wayne.
Les origines médiévales de Batman
Cette relation à la chevalerie est omniprésente dans les comics Batman depuis sa création par le dessinateur Bob Kane et le scénariste Bill Finger pour DC Comics. Celle-ci intervient à la suite du succès de la BD d’Harold Foster, Prince Vaillant, qui met en scène un prince nordique dans des aventures médiévales empruntant aux mythes du roi Arthur et de sa Table Ronde à Camelot. Comme l’explique l’historien William Blanc dans son excellent livre Le Roi Arthur, Un mythe contemporain (Éditions Libertalia, 2020) : « l’arthuriana a été l’enjeu, entre 1939 et 1945, d’une lutte symbolique. » Pourquoi se réclamer de chevalerie arthurienne à cette époque ? Parce que cela « permet de se parer du rôle de guerrier lumineux face à la barbarie, notamment aux États-Unis où le mythe de Camelot est particulièrement vivace dans les organisations de jeunesse. » Diffusés auprès d’un public encore plus jeune et populaire que celui de Prince Vailant (publié en syndication), les comics DC « vont transposer tout simplement Camelot en Amérique au XXe siècle ». C’est notamment ce que fait Batman dans Detective Comics à partir du 30 mars 1939, suivi ensuite par The Shining Knight dans Adventure Comics en septembre 1941.
Quasiment inconnu en France, The Shining Knight est un chevalier de la Table Ronde prisonnier d’un bloc de glace qui se réveille, dégelé, aux États-Unis au début de la Seconde Guerre Mondiale (inversant ainsi Un Yankee à la cour du roi Arthur de Mark Twain). Cette figure de chevalier, si anachronique, incarne le triomphe de valeurs chevaleresque capables d’exalter les jeunes Américains menés au combat. Déjà, depuis décembre 1940, Captain America créé par Jack Kirby et Joe Simon lutte contre les nazis avec son bouclier moyenâgeux aux couleurs de l’Amérique. Comme nous le verrons plus loin, Batman Begins poursuivra cette volonté de faire de Batman le défenseur des États-Unis par-delà les limites de Gotham City où il agit.
Un chevalier au temps des bombardiers : l’anachronisme était suffisamment pertinente pour toucher profondément le public. Tout au long de son histoire, Batman et son univers ne cessèrent de se positionner par rapport à cette relation à la chevalerie et à l’imaginaire moyenâgeux qui l’accompagne, jusque dans le nom de la ville de Batman (Goth-am) et ses représentations iconiques en gargouille guettant les criminels au sommet des grattes-ciels, cathédrales du capitalisme. C’est ce que résume très bien cette vidéo de la chaîne Nota Bene réalisée à partir des recherches de William Blanc (ainsi que son article sur les origines médiévales de Batman) :
Batman Begins rejoue à sa manière l’histoire du Yankee à la cour du roi Arthur : au lieu d’un Américain qui voyage dans le temps jusqu’au temps du mythique roi Arthur, pour mieux confronter la civilisation industrielle américaine et celle du Moyen-Âge européen, c’est Bruce Wayne, le riche héritier de Gotham City, qui laisse ses biens matériels pour errer en Asie.
Sa croisade est interne : c’est une quête d’apaisement et de rédemption (son Graal ?) à la suite de sa tentative de meurtre de l’assassin de ses parents. Il erre et vit de mendicité à l’image des membres des ordres mendiants du Moyen-Âge : comme nombre de ces pénitents d’autrefois, Bruce Wayne intègre finalement un « monastère » à la règle stricte où il sera intégré après avoir fait ses preuves. C’est la Ligue des Ombres, qui se présente comme un ordre de chevaliers qui, en Orient, semblent préserver l’héritage de l’Occident médiéval, le fusionnant à la culture japonaise des ninjas et samouraïs. Mais la Ligue des Ombres n’a rien d’une nouvelle Table Ronde (que la Ligue de Justice réactualise dans les comics DC et les films de Zack Snyder).
La chevalerie dévoyée de la Ligue des Ombres
Batman Begins choisit de confronter un chevalier d’un genre nouveau, Batman dont le film met en scène la création, à une confrérie vieille de près d’un millénaire, la Ligue des Ombres. Cette dernière recrute et forme des assassins d’élites, qui sont tous experts dans les arts martiaux et le maniement des armes, mais leur idéal n’a rien de commun avec celui des chevaliers de la Table Ronde. D’eux, Bruce Wayne apprend la maîtrise technique, mais n’y puise pas sa vocation. Même en le manipulant en se présentant comme un père de substitution nommé Henri Ducard, Ra’s Al Ghul échoue à faire de lui un Assassin à sa solde, tuant sur son ordre et se faisant tuer s’il refuse.
Bien que constituée en 1030 (selon les comics), la Ligue des Ombres n’est qu’une perversion de chevalerie, comme la dépeint Batman Begins. Les signes de la chevalerie sont là (armures, épées, droiture morale, allégeance), mais non l’idéal exalté dans la culture américaine. Suprême perversion : Ra’s Al Ghul utilise le traumatisme de Bruce Wayne pour parvenir à ses fins, premièrement en prétendant se substituer à son père, deuxièmement en détournant sa colère vers des cibles choisies par la confrérie. La première est un voleur, devenu meurtrier de son voisin, que Bruce doit exécuter. Ce qu’il refuse, provoquant sa scission violente avec la Ligue. De la confrérie, Bruce Wayne retire les moyens de combattre le mal avec ses propres armes, adoptant ainsi l’armure noire des Assassins et leurs techniques de combat, d’abord pour se venger du meurtre de ses parents, puis pour partir en croisade contre ce qui menace Gotham et ses habitants. Et comme tous les chevaliers, Batman sauvera régulièrement des demoiselles en détresse (la dame étant ici incarnée par Katie Holmes).
Ce terme de croisade est pertinent, en cette année 2005 au cours de laquelle Batman Begins sort sur les écrans. Les forces militaires des États-Unis, rappelons-le, sont alors engagés en Afghanistan et en Irak à la suite des attentats du 11 septembre 2001. Or, où se trouve le repaire de la Ligue des Ombres, selon les comics ? Réponse : à Nanda Parbat, dans le Nord de l’Afghanistan. L’Afghanistan : un pays que l’on représente comme archaïque, sinon moyenâgeux, des montagnes desquelles Al-Qaïda a surgi pour attaquer les États-Unis, ses institutions et ses valeurs. Dans Batman Begins, Christopher Nolan fait revêtir à l’organisation terroriste les apparences de la chevalerie afin de mieux révéler la tentation qu’elle incarne auprès de personnes éprouvant autant de sentiments de colère et d’injustice que Bruce Wayne. Mais l’idéal de la Ligue des Ombres n’est pas celui du fils orphelin, qui refuse l’allégeance envers Ra’s Al Ghul qui prétend être son suzerain moral. Le chevalier que la droiture morale de Bruce le pousse à devenir n’est pas un mercenaire, ni un assassin. En l’espace d’un voyage aller-retour, long de plusieurs années, il passe de la tentation de tuer Joe Chill, l’assassin de ses parents, au refus du meurtre. Mais Batman usera de violence et surtout de l’effroi qu’il suscite.
Méritocratie VS origine sociale : la vocation d’un homme riche
« Encore et toujours, comme dans les récits médiévaux, c’est l’homme des classes supérieures de la société qui agit, qu’il vienne de Camelot, comme sir Justin [The Shining Knight] ou de la bourgeoisie américaine comme le Dark Knight. Or, ce genre de modèle, même atténué par Harold Foster qui fait de Prince Valiant un homme des marges, à mi-chemin entre l’aristocrate médiéval et le cow-boy, peut certes plaire à un public blanc des classes moyennes et supérieures, mais ne peut pas attirer à terme un lectorat populaire. »
William Blanc
Ce qui permet aux comics de toucher un lectorat populaire au cours des années 30 et 40, c’est l’insistance sur le mérite du héros, qui vient occulter les privilèges liés à son origine sociale : Bruce Wayne hérite d’une vaste fortune, mais il ne serait qu’un golden boy flambant son argent ou un homme d’affaire puissant s’il n’avait pas aussi son identité secrète, dont les auteurs successifs n’ont cessé de raconter les origines. Batman Begins insiste ainsi sur l’entraînement de Bruce Wayne afin d’insister sur le mérite du personnage, qui le distingue radicalement des chevaliers arthuriens tels que Lancelot, qui doivent leurs capacités à leur appartenance à une élite sociale. Batman est ainsi, comme nombre de récits de super-héros, un mythe méritocratique. Avant d’être retourné à Gotham, Bruce Wayne se confronte à la pauvreté, comme en pénitence de sa richesse familiale, comme s’il lui fallait prouver sa valeur sans argent avant de retrouver son compte en banque. Même mendiant, il partage sa nourriture avec un enfant affamé, geste de charité d’un homme qui n’est pas encore chevalier, mais qui par ce geste commence à acquérir une dimension chevaleresque imprégnée de christianisme (Batman ressuscitera d’ailleurs symboliquement dans The Dark Knight Rises, en sortant d’une prison-puits).
« Au contraire, les vengeurs masqués des comics représentent la capacité moderne de tout un chacun à prendre en main son destin et à s’élever dans l’échelle sociale – ce que permet notamment l’identité secrète, qui cache l’origine modeste de certains » (notamment Steve Rogers, alias Captain America). Comme cela souvent été dit, l’importance de ce thème est sans doute au fait que nombre de créateurs de comics sont issus de l’immigration juive, dont Bob Kane et Bill Finger, les créateurs de Batman, confrontés régulièrement à la nécessité de dissimuler leurs origines.
Lorsqu’il est Batman, Bruce Wayne masquer son origine, sa dynastie pourrait-on dire en termes d’aristocratiques. Mais il n’est pas le seul : les auteurs de ses aventures doivent prendre garde à ne pas trop insister sur sa position très élevée socialement, sous peine de nuire à l’identification du public. L’argent lui permet de combattre le crime, de poursuivre sa vocation en lui donnant des moyens inouïs, et cela suffit à rendre acceptable qu’il soit toujours immensément plus riche que le commun des mortels de Gotham. Par rapport aux films précédents, Christopher Nolan a accentué l’aspect golden boy fringuant de Bruce Wayne, dans le but de mieux mettre en évidence sa vocation.
Dans l’ombre de la civilisation moderne
Selon son récit perpétuellement recréé, l’origine véritable de Bruce Wayne n’est pas sa naissance dans les beaux quartiers, mais le meurtre de ses parents : c’est à ce moment que va se condenser en lui, par ce traumatisme, toute la colère et le sentiment d’injustice qui va le pousser à concevoir Bat-man, l’homme chauve-souris, vengeur masqué. Ces origin stories mettent l’accent sur l’arrachement de Bruce Wayne à son luxe bourgeois pour le faire basculer dans l’obscurité du monde sauvage (qu’incarne l’Afghanistan dans le film), un basculement vécu comme un traumatisme par Bruce lorsqu’il est attaqué enfant par des chauves-souris après être tombé dans un puits.
La fascination exercée par cet origin story de Batman repose non seulement sur la découverte de la construction du justicier et de ses signes distinctifs, mais plus profondément sur la manière qu’a Bruce Wayne de se construire une nouvelle identité pour embrasser ses sentiments et émotions les plus négatives, au service du bien. C’est ce qui fait de l’origin story de Batman un récit de résilience, dans lequel le traumatisé écrit un récit pour intégrer ce qui l’a fait souffrir : non seulement Batman va inspirer la peur grâce à son apparence de chauve-souris, sa violence et sa technologie, mais Bruce Wayne va intégrer en lui ses traumatismes pour s’en servir contre ses ennemis. Il va pouvoir extérioriser sa souffrance et ses sentiments en devenant Batman, ce qu’il ne peut faire comme dirigeant de Wayne Enterprises. Devenir la nuit ce qui l’a effrayé et le jour faire ce que son héritage implique de lui, cela a un prix pour Bruce Wayne : une fracture sociale et psychique, dont la représentation est le manoir Wayne, gothique et isolé, qui cache le repaire de Batman derrière ses apparences de château de milliardaire. Sa soif de justice (sinon de vengeance) est symbolisée par la grotte située sous le manoir familial qu’il apprend à habiter et qu’il aménage. Par cet acte d’aménagement de la Batcave, Bruce Wayne apporte la civilisation moderne et ses innovations au sein même d’un refuge primordial, pour mieux donner naissance à sa créature à la fois monstrueuse et chevaleresque : Batman.
S’il est bien plus sage que The Dark Knight, sa suite, Batman Begins témoignait déjà de la manière dont un cinéaste peut relancer une franchise (impératif commercial) et inscrire son film dans la continuité de son œuvre et de sa réflexion. Les défauts de Batman Begins sont à la fois dus au manque d’expérience du cinéaste en ce qui concerne les séquences d’action, à la prudence des décideurs du studios, et à un scénario qui ne laisse pas suffisamment de place aux personnages secondaires et aux antagonistes de se développer tant prédomine le personnage-titre, à la différence du second qui accordera une place égale au chevalier noir, au Joker et à Double-Face, ces deux derniers n’étant autre que sa part d’ombre.
Gotham City, vestige gothique
Lorsque Christopher Nolan a pour mission de relancer Batman au cinéma, le personnage n’a jamais autant été montré au cinéma comme un chevalier. C’est ce que va faire le cinéaste, en rompant pourtant avec l’esthétique gothique de Gotham City développée dans les films de Tim Burton, d’inspiration moyenâgeuse. L’esthétique des deux Batman de Tim Burton (Batman, 1989 et Batman, le défi, 1991) pouvait être synthétisée en deux mots : gothique rétro. Soit le Moyen-Âge romantique du XIXe siècle revisitant les années 30 des détectives privés de Philip Marlowe ou Raymond Chandler. Ceci n’était pas un choix laissé au hasard, car c’est bien comme des chevaliers de la vie urbaine moderne que ces détectives privées étaient représentés et perçus lorsque Batman fut créé. Ce que va faire Christopher Nolan dans Batman Begins, c’est se distinguer radicalement de ce parti-pris pour redonner à voir ce que Batman a d’urbain et d’actuel, d’une part, et ce qu’il a de médiéval et chevaleresque d’autre part. Les deux dimensions ne se confondent pas (ou très peu) dans une large partie du film : il y a d’un côté la ville de Gotham semblable aux mégalopoles américaines des années 2000, de l’autre le monde exotique et moyenâgeux de la confrérie où Bruce Wayne fait son initiation.
De l’esthétique rétro, Christopher Nolan ne conserve dans Batman Begins que la prédominance des tons marrons et sépia des séquences se déroulant à Gotham City, ainsi que quelques références architecturales (le building Wayne), tandis que le gothique subsiste quelque peu au travers de certains décors (le manoir du domain Wayne, la Batcave). Par cet ancrage dans le monde contemporain, Batman Begins avait pu sembler manquer d’audace et de puissance visuelle en comparaison de la vision de Tim Burton. C’était le risque à prendre pour toucher directement le public de 2005.
Ces deux esthétiques ne se confondent pas, sauf au manoir de Bruce Wayne, qui demeure un château de seigneur américain. C’est l’espace où vit le milliardaire, mais c’est aussi celui qui recèle les secrets de son passé, dont la grotte sous le domaine symbolise peut-être le refoulement. C’est là, uniquement, que l’on peut encore trouver des traces du cinéma expressionniste allemand qui avait tant inspiré Tim Burton pour ses deux Batman, dont témoigne la fin du premier dans le clocher, qui rappelle celle de Metropolis (Fritz Lang, 1928) et réaffirme l’inspiration médiévale.
Batman Begins, récit d’un chevalier en temps d’apocalypse
Les deux mondes que sont l’urbain contemporain et l’exotique moyenâgeux, ne se confondent pas dans Batman Begins jusqu’à la création par Bruce Wayne de l’homme chauve-souris et jusqu’à l’irruption des chevaliers maléfiques de Ra’s Al Ghul dans la ville de Gotham. Malheureusement, le cinéaste échoue à raconter l’attaque de la confrérie comme l’apocalypse qu’elle aurait pu être par son utilisation d’une substance provoquant des visions de terreur chez les habitants de Gotham. Il n’y a guère de vision à la Jérôme Bosch ou à la Brughel dans Batman Begins, à peine un carnaval des fous d’Arkham.
Batman Begins souffrait de la juxtaposition du monde du Moyen-Âge et de celui d’aujourd’hui, se tenant difficilement en équilibre au dessus de cet entre-deux sans que la vision du cinéaste ne parvienne à en faire autre chose que le résultat un peu incohérent d’une addition de deux parti-pris. Parce qu’il ne s’agit plus de construire le personnage, mais de le mener au bord du gouffre, le second opus, The Dark Knight, fait de cette incohérence sa fondation et sa force. Car Batman y est devenu une figure anachronique en tant que chevalier en armure, comme nous le verrons. Certes, le Batman du premier film n’était pas un justicier sans peur et sans reproche, puisque le personnage agissait avant tout par vengeance, mais Batman Begins se devait raconter son acceptation de sa fonction d’aide à l’exercice de la justice dans la cité. Dès lors, Gotham City devient le royaume qu’il est appelé à défendre lorsque le commissaire Gordon le fait appeler par un projecteur lumineux, comme on sonnait le cor ou le tocsin autrefois.
Le récit de Batman Begins est entièrement celui de l’initiation et de l’acceptation de la quête d’un chevalier, qui n’est pas le produit d’une caste aristocratique comme pouvait l’être Lancelot ou Ra’s Al Ghul, mais de sa rage et son mérite (avec l’aide de beaucoup d’argent). Le hors-la-loi est devenu défenseur de la loi, par ses propres moyens. C’est ce dernier point qui intéresse Christopher Nolan dans The Dark Knight : parce qu’il ne se soumet pas à la loi, Batman est un justicier qui ne peut s’intégrer dans la société qu’il prétend défendre. Un chevalier noir qui ne devrait pas avoir à exister.
Cet article met à jour et développe un texte paru le 26 mai 2009 sur le blog de l’auteur. Il fait partie d’une série de trois analyses consacrées à la trilogie Batman de Christopher Nolan.
- Partie 2 : The Dark Knight, le fou et le chevalier blanc
- Partie 3 : The Dark Knight, le chevalier noir en état d’urgence
Les citations de l’ouvrage de William Blanc, Le Roi Arthur, Un mythe contemporain (Éditions Libertalia, 2020) sont extraites du chapitre IX, « Les super-héros : un mythe néoarthurien » (pp. 451-511).