Retraite au Nouveau-Mexique
Après le succès de Little Earthquakes et une tournée mondiale, Tori Amos partit enregistrer un second album au Nouveau-Mexique, loin des executives d’ Atlantic. Elle qui dit souvent être influencée par les lieux dans lesquels elle compose ou enregistre sa musique a ainsi choisi une région riche en histoire, où de nombreuses ruines des Indiens d’Amérique sont encore présentes, ainsi que des ruines Aztèques. Un point auquel a sans doute été sensible cette américaine aux origines Cherokee par sa mère et en outre passionnée d’histoire.
Enfin, la culture espagnole est également très présente et le clip du single « Past the Mission » est directement inspiré par la région et sa culture hispanique. C’est ainsi dans un studio construit dans une hacienda, avec des murs de boue et de pierre, que Tori enregistre Under the Pink, qui connaîtra un succès presque égal à son prédécesseur (1,4 millions d’albums vendus aux USA seuls) et une réussite artistique tout aussi grande.
Une peinture impressionniste
« Je ne pouvais pas refaire le même album, je ne le voulais pas. Je savais aussi que si je faisais ça, je l’aurais fait pour de mauvaises raisons », avait-elle déclaré lors d’une interview pour la télévision québécoise en 1994 avant un concert. Ainsi, si les ballades intimistes au piano sont toujours présentes (« Pretty Good Year », « Baker Baker », « Cloud On My Tongue »), l’album est dans l’ensemble différent de Little Earthquakes tout en s’inscrivant dans sa continuité. Le côté écorché vif semble avoir laissé la place à un peu plus de sérénité (du moins en apparence) et les paroles se font beaucoup plus poétiques voire opaques sur certains titres, accentuant la dimension « espace mental » déjà présent sur Little Earthquakes. Ainsi, « Cornflake Girl » et « Space Dog » laissent quelque peu perplexes au premier abord tout en provoquant maintes images dans l’esprit de l’auditeur.
Un certain nombre de chansons mettent également en scène des personnages qui semblent fictifs (abondance de noms cités dans les chansons, usage de la 3ème personne du singulier au lieu de la 1ère) ce que Amos a expliqué en disant qu’avec Little Earthquakes elle avait eu l’impression d’écrire son journal intime et de s’être mise à nu, ce qui s’était révélé salvateur mais également délicat pour elle. La lecture de certains articles d’époque laissent ainsi clairement apparaître (parfois de manière involontaire) une certaine condescendance de la part des auteurs, comme cette journaliste irlandaise qui avait interviewé l’artiste pendant plusieurs heures et s’évertuait à donner aux lecteurs son analyse psychologique en interprétant ses réponses en fonction du déni traditionnel qu’on trouve chez les victimes de viol.
« Après Little Earthquakes, j’ai voulu me couvrir. Alors j’ai décidé de faire une peinture impressionniste. » avait-elle ainsi déclaré, même si elle a clairement commenté « Past the Mission » et « Baker Baker » comme étant des chansons parlant de ses difficultés intimes avec ses partenaires suite à son viol. Ce côté peinture impressionniste se retrouve dans les très belles photos de Cindy Palmano représentant Tori, tout de blanc vêtue, dans un espace bleu-vert dépouillé et rempli de sacs plastiques.
Influences classiques et expérimentation musicale
Musicalement, les influences classiques se font encore davantage sentir que sur Little Earthquakes, ce qui a pu en dérouter certains : avec « Bells for Her », « Icicle », « Cloud On My Tongue » ou « Yes, Anastasia » on a à faire à des chansons aux mélodies et structures complexes, envoûtantes mais peut-être un peu rebutantes pour des sensibilités « mainstream » de prime abord car ne répondant pas aux canons traditionnels de la radio (couplet-refrain-couplet-refrain-pont…) et évitant en outre la simple caractérisation « titre gai/rythmé » ou « ballade romantique/triste » : une bonne partie des titres de l’album sont intimistes mais pas nécessairement moroses ou sombres.
Ainsi « Bells for Her » voit l’artiste expérimenter en jouant d’un piano « préparé », c’est-à-dire désaccordé par le responsable des arrangements John Philip Shenale afin d’obtenir un son particulier, qui évoque en effet les cloches du titre et créent une atmosphère particulière. « Yes, Anastasia », qui est un des meilleurs titres de Tori Amos (pour ne pas dire un de ses chefs-d’oeuvre) est ainsi étonnant à la première écoute car cette véritable mini-symphonie de 9mn30 est composée de plusieurs sections différentes parmi lesquelles on aurait tord de chercher un refrain ou un pont: la chanson commence tout doucement, on attend la progression généralement ouverte par le refrain… en vain.
Un orchestre à cordes retentit au bout 5 minutes et laisse aussitôt la place à un autre couplet, ce qui s’apparenterait le plus à un refrain (titre de la chanson prononcé et couplet répété 3 fois dans la chanson) n’apparaît qu’au bout de 6 minutes. Mais bien que déroutante par rapport à ce qu’on à l’occasion d’entendre à la radio, cette chanson est un véritable morceau de bravoure, qui malgré sa longueur ne stagne jamais et prend de plus en plus d’ampleur jusqu’à ne plus vous lâcher, culminant dans un long « you’ll see », cri expiatoire délivré avec une énergie folle. Le titre, qui revient de manière fantasmatique sur le destin tragique d’Anastasia Romanov, fille du tsar russe Nicolas II et tous les mystères entourant sa disparition (son corps ne fut jamais retrouvé et l’artiste imagine que l’ouvrière Anna Anderson, qui prétendait être la véritable Anastasia, disait la vérité et en fait une parabole sur la résilience et le refus de rester une victime – lire mon analyse complète de la chanson sur Tori’s Maze) s’inspire grandement de Debussy et des ballets russes. Ce morceau clôt magistralement l’album.
Un album musicalement varié
Après « Precious Things » sur son premier album, elle s’aventure encore un peu plus dans le rock avec « God » et « The Waitress ». « God », qui est également l’un des singles de l’album, est parcouru d’une nappe de guitares électriques au son particulièrement discordant en arrière-fond sonore tandis que Tori chante et joue à son piano et le titre s’avère efficace. « The Waitress » est autrement plus déroutant dans sa version album mais novateur : les couplets sont étrangement tranquilles, la chanteuse prononçant bien distinctement chacune des paroles avec une batterie et une guitare discrètes en arrière-fond marquant le rythme jusqu’à l’explosion hystérique du refrain « But I believe in peace, bitch » (« mais je crois en la paix, salope ! »), particulièrement efficace en concert. Dans un genre plus enjoué (qu’on aurait du mal à catégoriser en pop ou autre chose), « Past the Mission » et « The Wrong Band » sont des titres frais chantés avec une joie et une forme d’innocence que contredisent les paroles.
Sexe, religion et conflits féminins
Car, même en se mettant plus en retrait avec des titres qui s’avèrent moins directement autobiographiques, Tori Amos n’abandonne pas pour autant ses thèmes de prédilection : l’affirmation de soi et surtout la difficulté d’être une femme qui se sent scindée entre son esprit, son coeur et sa sexualité, autant en raison de son éducation que de son traumatisme qu’elle tente de dépasser.
Ainsi, outre « God » où elle critique ouvertement Dieu désigné comme Sauveur par les institutions en chantant ironiquement « Dieu parfois tu n’assures vraiment pas/Aurais-tu besoin d’une femme pour veiller sur toi ? », « Past the Mission » évoque la prison des corps créée par l’Eglise et le désir d’une femme coupée de sa sexualité de « sentir les roses de nouveau ».
Le clip réalisé par Jake Scott (fils de Ridley) se déroule sous le régime de Franco et Tori Amos tient lieu de figure révolutionnaire et spirituelle. On la voit traverser un village accompagnée d’une adolescente et d’une petite fille qu’elle tient par la main – référence à certaines représentations anciennes de Marie-Madeleine ou Aphrodite – rassembler toutes les femmes du village et des enfants et défier un très séduisant prêtre avant de libérer les femmes, non sans s’être auparavant allongée devant l’homme d’Eglise, afin de forcer celui-ci à un choix : les laisser partir en leur « passant sur le corps » ou non. Le prêtre rejoint les hommes du village en passant au-dessus du corps des femmes et celles-ci (suivies par un petit garçon) partent à travers champs, laissant les hommes prendre en main leur destin seuls puisqu’ils ne veulent pas les suivre. Il s’agit ici sans doute d’un des clips les plus forts de sa carrière, et l’un des plus provocants, qui sera plus ou moins copié par Laurent Boutonnat pour le clip « Hasta Siempre » de Natalie Cardone. (Lire l’analyse complète du clip ici).
Une chanson préférée de nombreux fans et une des meilleurs de l’album est également « Icicle » où elle conte avec une charmante innocence sa découverte enfant de la masturbation tandis que son père pasteur et sa famille sont réunis en bas pour l’eucharistie au moment de Pâques. La sexualité y est vu comme quelque chose de sacré, qui permet de se connecter au divin en soi. « Et lorsqu’avec ma main je me touche/je peux enfin donner du repos à ma tête/Et lorsqu’ils disent ‘Prenez son corps’ je crois que je prendrais plutôt du mien », chante-t-elle malicieusement. Une autre thématique également développée dans cet album concerne les rapports qu’ont les femmes entre elles.
Centres névralgiques de l’album, « Bells for Her », « TheWaitress » et « Cornflake Girl » abordent toutes ce sujet : « Bells for Her » évoque la fin d’une amitié indestructible à cause d’un homme abusif qui domine l’amie de Tori Amos sans qu’elle parvienne à s’extraire de cette situation, dont elle doit trouver seule la porte de sortie. Le savoureux « The Waitress » voit une serveuse de restaurant avoir des pensées meurtrières vis-à-vis d’une collègue qui travaille ici depuis « un an de plus » et « Cornflake Girl », sous ses dehors de comptine loufoque et cryptique (« C’est une pelure du code de conduite/Epluche le code de conduite » est un des exemples de métaphores de prime abord étranges de la chanson) compare non sans ironie les relations entre femmes à des disputes de cour de récré qui sont bien moins innocentes et enfantines qu’elles le laissent paraître de prime abord.
Le clip américain co-réalisé par Tori Amos (il y a également une version européenne faisant référence à La Leçon de Piano, Le Magicien d’Oz ou My Own Private Idaho) voit ainsi Tori Amos conduire une camionnette en plein désert avec un groupe d’adolescentes essayant par tous les moyens de s’étrangler ou s’affronter en duel à coups d’application de rouge à lèvres en lieu et place de revolvers avant de se réconcilier provisoirement pour plonger un séduisant cow-boy très consentant dans une marmite façon cartoon de Tex Avery.
Tori Amos avait révélé lors d’interviews qu’elle avait été inspirée par le roman d’Alice Walker (auteure entre autres du roman La Couleur Pourpre) Possessing the Secret of Joy, qui évoque les violences faites aux femmes en Afrique et plus particulièrement les excisions perpétrées par des femmes elles-mêmes, les filles étant généralement livrées au « boucher » par leurs propres mères. Ce qui intéresse ici l’artiste est comment, dans notre société occidentale « civilisée » où ces pratiques sont condamnées, les femmes, de manière plus insidieuse, se sentent menacées les unes vis-à-vis des autres, luttent entre elles et se jugent cruellement comme s’il devait n’en rester qu’une plutôt que de se soutenir mutuellement, jouant ainsi (à leur insu) le jeu de la société patriarcale qui compartimente et divise les individus en 1er lieu duquel les femmes. L’affrontement cocasse entre le clan des « filles raisin » et des « filles cornflakes » de « Cornflake Girl » prend ainsi une autre dimension sous ses airs guillerets.
Under the Pink (« sous le rose »), que Tori Amos a explicité comme étant « sous la chair » ou « sous la femme/sous le concept de la femme » est ainsi à comprendre dans un sens à la fois charnel et spirituel, l’album dressant un portrait à la fois intime (« Past the Mission », « Baker Baker », « Cloud On My Tongue », …), « historique » (« Yes, Anastasia ») et quasi-sociologique (les call-girls de Washington DC dans « The Wrong Band ») des contradictions de la femme de la fin du XXème siècle et de l’individu en général. Un individu qui doit lutter contre les tiraillements provoqués par la société patriarcale et la société de consommation tout court ; une thématique qui prendra une place centrale et ouvertement politique dans ses albums dans les années 2000.
« Pretty Good Year », qui ouvre l’album, parle des angoisses d’un jeune homme perdu qui cherche sa place dans la société, professionnellement et sentimentalement car désorienté par les attentes contradictoires de ces demoiselles. Même si les artistes féministes comme Tori Amos peuvent intimider certains hommes, en vérité, elle aime profondément les hommes et sait se montrer critique envers les femmes – à commencer par elle-même. Dans une interview néerlandaise en 1992, elle disait ainsi comprendre que les hommes soient un peu perdus car les femmes veulent des hommes sensibles qui les comprennent et, en même temps, des mecs passionnés qui les fassent jouir en les plaquant au mur, en gros.
Des B-sides, toujours des B-sides
Enfin, il est à noter qu’une fois de plus l’album est accompagné de nombreuses B-sides sur les divers singles (10 en tout) dont une reprise de la ballade folk « A Case of You » de Joni Mitchellet d’autres de Billie Holliday et Jimi Hendrix. L’envoûtante et mystique « Sister Janet », la ballade dépouillée « Honey » (qui aurait dû faire partie de l’album) ou encore la délurée « Daisy Dead Petals » constituent les incontournables des morceaux originaux.
En outre, Tori Amos avait également contribué à un album hommage à Leonard Cohen, Tower of Songs, où elle a repris de manière poignante « Famous Blue Raincoat » et composé une chanson originale, « Butterfly » (aux paroles provocatrices contenant une subtile référenceau poème « Daddy » de la poétesse Sylvia Plath – « Daddy dear, if I can kill one man, why not two? ») pour la B.O. du film indépendant Higher Learning et enregistré pour ce même film une reprise du tube de R.E.M. « Losing My Religion », une fois encore poignante et dépouillée, quoique pouvant paraître assez sèche de prime abord.
En résumé, Under the Pink est un album à la puissance incomparable, qui résiste fort bien à des écoutes répétées (certains morceaux se révèlent d’autant mieux au fil des écoutes successives) et voit Tori Amos aller encore plus loin que dans Little Earthquakes, n’hésitant pas à se libérer des contraintes des structures traditionnelles sans jamais sombrer l’auditeur dans l’ennui, refusant à tout prix de se reposer sur ses lauriers et commençant déjà à élargir ses champs musicaux, ce qui ne cessera de s’accentuer au fil des années. Un de ses meilleurs albums dont les singles en outre, possèdent certains des meilleurs clips de sa carrière (« Past the Mission », « God », les deux « Cornflake Girl » et « Pretty Good Year ») qui viennent compléter l’ensemble.