[Analyse] Batman selon Nolan (2/3) : The Dark Knight, le fou et le chevalier blanc

Le Joker (Heath Ledger) fait face à Batman (Christian Bale) dans The Dark Knight de Christopher Nolan.
Le Joker (Heath Ledger) fait face à Batman (Christian Bale) dans The Dark Knight de Christopher Nolan.

Si Batman dans The Dark Knight de Christopher Nolan (2008) est un chevalier noir, ce n’est pas seulement parce qu’un assaut de chauves-souris lui a donné l’inspiration de sa personnalité comme justicier masqué… Non, c’est surtout parce que ce chevalier ne devrait pas avoir à exister dans un État de droit. « Lorsque vous avez affaire à des notions contestables comme les personnes qui prennent la loi entre leurs propres mains, vous avez vraiment à vous demander où ça mène », déclare Christopher Nolan à la sortie du film, avant d’ajouter : « C’est ce qui fait le caractère si sombre, car il exprime un désir de vengeance.1 » Dès lors, l’existence même d’un justicier comme Batman conduit selon le réalisateur à attirer les criminels à Gotham, sinon à alimenter une surenchère d’actions plus violentes et plus spectaculaires que les précédentes : « « il » attire la folie », selon le réalisateur. Cette vision de Batman s’inspire de la mini-série de comics Un Long Halloween écrite par Jeph Loeb et dessinée par Tim Sale (1996), dans lequel Jim Gordon faisait cette suggestion à Batman.

Le Joker (Heath Ledger) brûle la moitié de sa part d'argent... "Certaines personnes veulent juste voir le monde brûler" dit Alfred à Bruce Wayne dans The Dark Knight.
Le Joker (Heath Ledger) brûle la moitié de sa part d’argent… « Certaines personnes veulent juste voir le monde brûler » dit Alfred à Bruce Wayne dans The Dark Knight.

Un Batman aussi noir que la nuit

De là à faire de Batman un anti-héros, il n’y a qu’un pas. Comment en est-on arrivé là ? Faute de pouvoir raconter les transformations de Bruce Wayne / Batman au fil des décennies et des auteurs (l’impact de Frank Miller sur les films de Nolan est conséquent), nous avons décrit dans un article précédent comment Christopher Nolan a reconstruit dans Batman Begins la figure chevaleresque qu’est Batman. Dans cet article et sa suite, nous allons analyser comment cette figure est déconstruite et sa légitimité questionnée dans The Dark Knight, pour mieux exalter la puissance de la fiction super-héroïque.

Nous n’allons pas revenir sur les qualités et les défauts du film, qui nous a stupéfait (à titre personnel) lorsque nous l’avons découvert au cinéma à sa sortie en 2008. Plus que cela, il nous a terrassé d’une manière que nous ne pouvions pas envisager à la suite de Batman Begins, qui n’affirmait ni son héritage rétro-gothique, ni son parti-pris « réaliste ». Un point essentiel, car The Dark Knight parle de notre monde, ou plutôt celui des États de droits confrontés aux attaques terroristes et à la criminalité. Nous nous retrouvons tout-à-fait dans la critique et l’analyse du film par l’excellent YouTuber cinéma Durandal, alors avant d’aller plus loin, nous vous invitons à voir sa vidéo.

Batman, détective et chevalier des quartiers sombres

Dans notre précédent article consacré à Batman Begins, nous avons montré comment Christopher Nolan et le scénariste David S. Goyer, aidés par Jonathan Nolan, sont retournés aux origines du Caped Crusader en rappelant que Batman n’est autre qu’un chevaliers des temps modernes, luttant contre « les horreurs d’un Moyen Âge urbain et barbare », comme le résume l’historien William Blanc. Peu de temps après sa création en 1939, Batman est surnommé le « chevalier noir » (the dark knight) et ses premières aventures le font évoluer dans des décors clairement médiévalisants. Nous vous renvoyons à ce titre, pour plus de détails, à l’article de William Blanc sur les origines médiévales de Batman.

Pour renforcer la ressemblance avec la chevalerie, son acolyte se nomme Robin, vêtu de vert et assimilé à Robin des Bois dès son apparition dans le n°38 de Detective Comics (daté d’avril 1940) :« On retrouve ici la hiérarchie des âges présentes chez les éducateurs comme William Forbush, qui voit Robin des Bois comme l’incarnation de la petite enfance et la chevalerie arthurienne comme un passage vers l’âge adulte.2 » Nous reviendrons à Robin des Bois dans un prochain article, car il est présent dans The Dark Knight sous la forme d’un double maléfique, le temps d’un dialogue.

Batman (Christian Bale), gardien des nuits de Gotham City, perché comme une gargouille de cathédrales.
Batman (Christian Bale), gardien des nuits de Gotham City, perché comme une gargouille de cathédrales.

Il n’est pas étonnant qu’une figure aussi chevaleresque que Batman naisse dans les pages de Detective Comics (n°27), car les détectives privés sont comparés à une chevalerie moderne depuis la création du genre policier au cours du XIXe siècle. Cet ancrage dans le genre policier, Christopher Nolan a voulu l’accentuer dans The Dark Knight en accordant plus de temps au travail d’enquête de Batman, qualifié auparavant (on l’a un peu oublié) de « Meilleur détective du monde », ce que Matt Reeves a confirmé avec brio dans The Batman (2022). C’est pour renforcer cette dimension policière que le cinéaste a aussi voulu inscrire The Dark Knight dans un contexte urbain plus réaliste que celui de Batman Begins (dont l’aérotrain et certains quartiers de Gotham jouaient encore avec les codes du rétro-gothique).

Une vision plus réaliste de Gotham City, qui rappelle les films de Michael Mann.
Une vision plus réaliste de Gotham City, qui rappelle les films de Michael Mann.

Pour cela, Christopher Nolan s’est habilement approprié le langage visuel des films de Michael Mann, particulièrement des séquences de braquage de Heat (1995) et de sa mise en scène de la confrontation des ennemis de part et d’autre d’une table. Il s’est aussi imprégné, bien sûr, sa représentation du monde urbain nocturne, qui est au cœur de Collateral (2004), comme le montre cette vidéo de Glass Distorsion présentant les analogies entre The Dark Knight et le cinéma de Michael Mann.

Curieusement, c’est en renouant avec le genre policier que Christopher Nolan réactive la dimension chevaleresque de Batman, si absente des films pourtant gothiques de Tim Burton. Pour mieux le comprendre, il faut revenir en 1902, dans un article dans lequel l’auteur anglais G. K. Chesterton prend la défense des detective stories en écrivant que « le maintien de l’ordre silencieux et invisible grâce auquel nous sommes gouvernés et protégés est tout simplement une quête chevaleresque victorieuse3 ». L’historien William Blanc ajoute :

« Cette comparaison s’explique par un nouvel imaginaire urbain qui se crée dès la première moitié du XXe siècle, alors que les villes grandissent et changent de manière spectaculaire dans les pays en cours d’industrialisation, attirant en leur sein des populations nouvelles que de nombreux auteurs comparent à des barbares médiévaux – notamment les plus pauvres.4 »

Dès lors, sont considérés comme des chevaliers civilisateurs ceux qui luttent contre les « classes dangereuses ». Or ces derniers sont le plus souvent, dans les detective stories notamment, des personnes issues de classes sociales plus élevées, plongeant dans les bas-fond. Le milliardaire Bruce Wayne devenant le justicier Batman s’inscrit ainsi dans cette tradition, que développe plus en détail William Blanc dans l’excellente vidéo qu’il a co-écrite pour la chaîne Nota Bene, que nous vous invitons à regarder.

Livre Le Roi Arthur, un mythe contemporain
Le livre de William Blanc, Le Roi Arthur, un mythe contemporain.

La métamorphose d’Harvey Dent, le chevalier blanc

Dans son excellent ouvrage Le Roi Arthur, Un mythe contemporain (Éditions Libertalia, 2020) que nous venons de citer, William Blanc montre brillamment comment le mythe de la Table Ronde et la chevalerie sont régulièrement utilisés dans la culture des États-Unis pour évoquer la lutte contre des menaces contemporaines (dont le communisme dans les films historiques des années 50), mais aussi pour raconter le rêve d’un monde démocratique idéal inspiré de la Table Ronde, ou critiquer les politiques du temps présent.

C’est pleinement l’objectif de The Dark Knight de Christopher Nolan, plus encore que son prologue Batman Begins. Dans ce second opus, Christopher Nolan introduit une nouvelle figure chevaleresque, après celle (perverse) du père de substitution faisant de Bruce Wayne (Christian Bale) un chevalier dans Batman Begins, et après notre héros bien sûr : ce troisième chevalier est Harvey Dent (Aaron Eckhart). Sa quête, son Graal, est l’exercice impartial d’une justice incorruptible. Sauf que lui, à la différence de Batman, agit au grand jour à visage découvert.

« Je crois en Harvey Dent. »

Bruce Wayne, The Dark Knight

Le procureur Harvey Dent (Aaron Eckhart), chevalier blanc, face au bat-signal du chevalier noir.
Le procureur Harvey Dent (Aaron Eckhart), chevalier blanc, face au bat-signal du chevalier noir.

On sait que Christopher Nolan et David S. Goyer avaient envisagé d’introduire le procureur Harvey Dent dans Batman Begins, avant de remplacer son personnage par celui de Rachel Dawes (Katie Holmes, puis Maggie Gyllenhaal), faute de pouvoir servir au mieux le personnage de Dent. Ceci permettait aussi d’introduire une histoire d’amour pour Bruce Wayne sans complexifier trop l’intrigue. Mais Harvey Dent fut d’emblée au cœur du projet de suite, avec le Joker (Heath Ledger) déjà annoncé à la fin de Batman Begins. Ce n’étaient pas un, mais deux films qui étaient alors envisagés par David S. Goyer, le second volet de la trilogie se concentrant sur la lutte de Batman et Harvey Dent contre le Joker et le troisième volet sur le basculement du procureur en Double-Face (après son agression au cours du procès du Joker qui devait ouvrir le film).

Mais Christopher Nolan n’était semble-t-il pas trop partant pour s’engager dans deux suite, car il avait d’autres projets, alternant un film demandé par le studio Warner et un film plus personnel, tournant ainsi Le Prestige (2007) entre ses deux films Batman. Comme le projet de The Dark Knight le séduit pour de multiples raisons, Christopher Nolan décide de condenser en un seul film la métamorphose d’Harvey Dent, l’intriquant ainsi d’une manière particulièrement dramatique aux actions du Joker. Tout en détruisant quelque peu les plans du troisième film (qui en pâtira), ce second opus nommé The Dark Knight devient dès lors le récit parallèle de la chute d’un chevalier blanc et de l’acceptation par Batman de son rôle sacrificiel de chevalier noir endossant toute responsabilité pour préserver la société.

Bruce Wayne (Christian Bale) dans The Dark Knight.
Bruce Wayne (Christian Bale) dans The Dark Knight.

Le film est donc traversé par l’espoir de Bruce Wayne d’avoir un héritier pour Batman, le chevalier noir, sous la forme du chevalier blanc Harvey Dent, avant que la défiguration de ce dernier le métamorphose, plus encore que Batman, en chevalier noir. Le récit de The Dark Knight est non seulement une transformation, mais celui d’un deuil d’une figure symbolique : celle du chevalier blanc qui aurait dû rendre Batman anachronique. Car le chevalier noir ne devrait pas exister, lui qui est noir comme la nuit où il apparaît et comme la colère qui l’a créé. Il est une figure anachronique, au point que Bruce Wayne a songé céder la place au chevalier blanc Harvey Dent, parfaitement compatible avec l’État de droit. Pourtant, sa transformation en Double Face, puis sa mort, va redonner à Batman sa légitimité, justement parce qu’il est hors-la-loi, sinon anachronique, comme nous le verrons dans notre prochain article. Il fallait que Dent meure, cette figure christique laïque, pour que vive Batman… Et si tel était le véritable plan du Joker?

Le début de la mort symbolique d'Harvey Dent (Aaron Eckhart) dans The Dark Knight, dont on remarque le reflet dans la flaque d'essence qui annonce Double Face.
Le début de la mort symbolique d’Harvey Dent (Aaron Eckhart) dans The Dark Knight, dont on remarque le reflet dans la flaque d’essence qui annonce Double Face.
Résurrection d'Harvey Dent à l'hôpital, avant qu'il n'apprenne la mort de Rachel et ne se découvre "Double Face".
Résurrection d’Harvey Dent à l’hôpital, avant qu’il n’apprenne la mort de Rachel et ne se découvre « Double Face ».

Le chevalier sans visage, ses avatars et sa némésis

« Gotham a besoin d’un héros dont on peut voir le visage » déclare Bruce Wayne à Rachel Dawes au cours de la fête somptueuse qu’il organise pour recueillir des soutiens pour Harvey Dent. Cette phrase énonce l’un des enjeux formel et thématique de The Dark Knight : travailler la relation au visage, donc à la perception par autrui. C’est le visage masqué de Batman, celui déchiré par les cicatrices du Joker, celui défiguré d’Harvey Dent à la fin du film, après avoir été la belle figure publique de la justice. Un visage qui est soumis au danger de perdre l’humanité en lui, mais aussi de perdre son unicité, comme en témoignent les avatars du Joker (les membres de son équipe portant des masques de clowns au cours du hold-up) et de Batman (l’Épouvantail s’entoure de disciples prétendant être le chevalier noir).

Sous quel masque se trouve le Joker ?... Image du braquage de la banque qui ouvre The Dark Knight.
Sous quel masque se trouve le Joker ?… Image du braquage de la banque qui ouvre The Dark Knight.

Le Joker demande toujours que Batman se démasque. C’est sa condition pour, prétend-il, que ses attentats cessent, faisant ainsi retourner l’opinion publique contre le chevalier noir. Mais le Joker ne veut pas la perte de Batman comme il le lui révèle au cours de leur confrontation finale, une révélation anticipée par sa mise à prix du comptable de Wayne Enterprise qui s’apprête à révéler l’identité du super-héros. D’une certaine manière, le Joker veut lui faire payer le viol de l’identité secrète du chevalier noir, acte ultime de mise en danger dans les comics, qui les distinguent radicalement des récits médiévaux qui les ont inspirés :

« Ces personnages [de héros masqués] diffèrent des héros de la mythologie classique ou des chevaliers des textes arthuriens médiévaux. A l’instar des vengeurs masqués des bandes-dessinées américaines, ils cachent parfois leur identité sous leur heaume ou en portant des blasons monochromes. Mais cette pratique n’a pas pour but d’échapper au regard. Au contraire, elle permet de l’attirer et de solliciter le jugement de ses pairs lorsque, après avoir accompli des exploits, le chevalier aura pris soin de découvrir sa véritable identité.5 »

William Blanc

Bruce Wayne (Christian Bale) intervient au volant de son destrier du jour, une Lamborghini, faute de pouvoir agir en tant que Batman.
Bruce Wayne (Christian Bale) intervient au volant de son destrier du jour, une Lamborghini, faute de pouvoir agir en tant que Batman.

Bien qu’elle se révèle être un stratagème visant à permettre au Joker de s’introduire à l’hôpital où gît Harvey Dent défiguré, la mise à prix du dénonciateur de Bruce Wayne révèle la relation étroite qu’entretient le Joker avec Batman, qui « se complètent » selon le premier. The Dark Knight s’inscrit à ce titre dans une certaine tradition des comics, quelque peu perdue avec la version de Tim Burton en 1989. Ce dont le Joker bénéficie grâce à Batman, c’est un vaste terrain de jeux cruels où, grâce au mystère puissant d’un héros masqué, le Joker ne pourra pas « échapper au regard » s’il devient son ennemi, s’affichant ainsi sur de nombreux écrans tout au long du film. Où, en effet, le Joker pourra-t-il affronter un adversaire aussi grand que Batman ? Car dans l’univers des films de Christopher Nolan, où la Metropolis de Superman et les multiples héros aux supers-pouvoirs de D.C. ne semblent pas exister, seul Batman est à la hauteur de l’ambition destructrice du Joker.

Jamais démaquillé... Le Joker (Heath Ledger) dans la cellule du commissariat de Gotham.
Jamais démaquillé… Le Joker (Heath Ledger) dans la cellule du commissariat de Gotham.

Si le public connaît l’identité et le passé de Batman, le héros masqué, rien de tel pour le Joker. Ce dernier intime l’ordre à Batman de se démasquer, lui déniant le droit de cacher son identité, mais lui, le Joker, qui est-il ? On ne peut dire qu’il porte un masque, car son visage serait reconnaissable sans son maquillage, mais ce dernier ne se dissocie jamais de son visage, même lors des plans qui le montrent délavé, dégoulinant de traces de maquillage noir. D’ailleurs, ni Jim Gordon (Gary Oldman) ni un autre ne songe à lui effacer toutes ces traces, qui le différencient du Joker déformé et teint par l’acide des comics et de Tim Burton. On le prend en photo avec son maquillage, comme s’il était son visage, impossible à retirer. Il n’y a que ça. De même, aucun passé :

« En fait, nous n’avons jamais voulu raconter les origines du Joker dans ce film. L’arc narratif est bien plus celui d’Harvey Dent ; le Joker est présenté comme un absolu. C’est un élément très excitant du film, et très important, mais nous voulions traiter de l’ascension du Joker et non de son origine, si cela a du sens de parler ainsi.6 »

Christopher Nolan

Le Joker (Heath Ledger) prétend tout laisser au hasard dans The Dark Knight.
Le Joker (Heath Ledger) prétend tout laisser au hasard dans The Dark Knight.

Le Joker, force de la fiction

Le Joker est là, comme la gravité, et c’est tout. Il n’a pas d’empreinte digitale, sa trace ne se trouve dans aucun registre et ses vêtements taillés sur mesure empêchent de remonter à son identité par ses achats. Les traces de son identité se trouvent-elles sur son visage ? Ses cicatrices, il en donne des origines différentes, comme autant d’origin stories possibles. Il incarne dans The Dark Knight, à lui seul, la puissance de la fiction des comics, qui ne cessent démultiplier les incarnations de leurs personnages. Il est un archétype ayant pour but l’escalade de la violence jusqu’au chaos total, comme nous le verrons dans la suite de cet article.

« Tu veux savoir d’où viennent ces cicatrices ? Mon père était un ivrogne… et un sadique ! Et, un soir alors qu’il est plus toc toc que d’habitude ; maman chope le couteau de cuisine. Il n’apprécie pas, il n’apprécie pas du tout. Ensuite… Moi le regardant, il lui enfonce le couteau dans un immense éclat de rire. Et il se tourne vers moi et il dit « Pourquoi cet air si sérieux ?« . Il s’approche avec sa lame. « Pourquoi cet air si sérieux ? « . Il m’enfonce la lame dans la bouche ! « Il faut mettre un petit sourire sur ce visage ! « . Et… pourquoi cet air si sérieux ? »

Le Joker, The Dark Knight

"Veux-tu savoir d'où viennent mes cicatrices?..." demande le Joker (Heath Ledger) avant de tuer un homme de la mafia.
« Veux-tu savoir d’où viennent mes cicatrices?… » demande le Joker (Heath Ledger) avant de tuer un homme de la mafia.

Nous n’allons pas redire ici à quel point Heath Ledger incarne avec une perfection terrifiante ce Joker agent du chaos sans origine. Pourtant, il n’était pas gagné d’incarner un tel archétype, qui s’impose par l’absence d’identité et de passé autant que le public a pu s’identifier à Bruce Wayne / Batman. Le Joker est aussi arbitraire qu’un carte tirée au hasard, ce hasard qu’il déclare choisir pour son impartialité, une carte qui est, bien sûr, celle du fou de carnaval médiéval et du roi. Sa revendication de l’impartialité lui permet de prétendre avoir quelque chose en commun avec Harvey Dent devenu Double Face, qui tire à pile ou face la mort de ses adversaires, mais aussi de Batman l’incorruptible.

Harvey Dent (Aaron Eckhart), devenu Double Face après avoir été défiguré, joue la vie et la mort à pile ou face.
Harvey Dent (Aaron Eckhart), devenu Double Face après avoir été défiguré, joue la vie et la mort à pile ou face.

Mais l’impartialité prétendue du Joker, celle du chaos total, est le produit d’une machination complexe dont il tire toujours les ficelles, scénariste ou metteur en scène d’une grande farce macabre. La carte, on le sait bien, a le pouvoir de devenir toutes les autres dans certains jeux… Elle permet, au contraire, d’introduire du choix. Mais le but du Joker dans The Dark Knight n’est pas de renverser l’ordre établi pour construire un monde socialement plus juste, à la différence de Gwynplaine dans l’adaptation de L’Homme qui rit de Victor Hugo qui a inspiré Bob Kane, Jerry Robinson et Bill Finger, mais plutôt de confronter chacun à ses limites, à leur faire repousser les frontières de l’acceptable.

Ainsi, le Joker teste l’humanité et, ce faisant, déstabilise les structures sociales plus qu’il ne les détruit, en incitant à tuer un homme pour éviter la mort d’innocents dans un hôpital, en permettant à un groupe d’en tuer un autre pour se protéger (version brute du dilemme du prisonnier) ou, bien sûr, en forçant Batman à choisir entre sauver le chevalier blanc ou la demoiselle en détresse. Tester l’humanité en nous, n’est-ce pas le but de la fiction ? Elle nous confronte à l’impensable, comme le fou médiéval permettait à un ordre social très hiérarchisé de penser un monde renversé, pour mieux garder les pieds sur terre.

Le Joker (Heath Ledger) suspendu dans le vide par Batman à la fin de The Dark Knight.
Le Joker (Heath Ledger) suspendu dans le vide par Batman à la fin de The Dark Knight.

Cet article fait partie d’une série de trois analyses consacrées à la trilogie Batman de Christopher Nolan. Un second article sur The Dark Knight suit celui-ci.

Notes

1 – Citation de Christopher Nolan référencée sur la page Wikipédia de The Dark Knight.

2 – 3 – 4 – 5 – William Blanc, Le Roi Arthur, Un mythe contemporain, Éditions Libertalia, 2020, pp. 451-511.

6 – Interview de Christophe Nolan par Stax, « Our exclusive chat with the director about The Dark Knight, the JLA movie and Bale in T4! », IGN.com, 6 décembre 2007, disponible en ligne (archive). Notre traduction.

Article écrit par

Jérémy Zucchi est auteur et réalisateur. Il publie des articles et essais (voir sur son site web), sur le cinéma et les arts visuels. Il s'intéresse aux représentations, ainsi qu'à la science-fiction, en particulier aux œuvres de Philip K. Dick et à leur influence au cinéma. Il a participé à des tables rondes à Rennes et Caen, à une journée d’étude sur le son à l’ENS Louis Lumière (Paris), à un séminaire Addiction et créativité à l’hôpital Tarnier (Paris) et fait des conférences (théâtre de Vénissieux). Il a contribué à Psychiatrie et Neurosciences (revue) et à Décentrement et images de la culture (dir. Sylvie Camet, L’Harmattan). Contact : jeremy.zucchi [@] culturellementvotre.fr

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