Gainsbourg et les paras
Le 4 janvier 1980 au Hall Rhénus de Strasbourg, Serge Gainsbourg vient annoncer au public que son concert est annulé en raison des pressions exercées par l’Union nationale des parachutistes, qui menaçait d’empêcher le bon déroulement du spectacle. Les forces de police sont déployées sur place et des alertes à la bombe sont lancées dans tous les hôtels du centre-ville. Parmi le public, 60 à 200 paramilitaires en uniforme sont présents, prêts à en découdre. En avril 1979 est en effet sorti le nouveau single de l’artiste, « Aux armes et cætera », une version reggae de La Marseillaise. Les paramilitaires crient au scandale, parlant de « profanation » de l’hymne national.
En ce 4 janvier 1980, Gainsbourg s’avance donc sur scène, explique la situation avec colère, avant de lancer : « Je suis un insoumis et qui a redonné à La Marseillaise son sens initial ! Et je vous demanderai de la chanter avec moi ! » Il entonne alors le chant de Rouget de Lisle a capella, dans sa version originale, le poing levé. Les paramilitaires, au garde à vous et contraints, reprennent alors l’hymne national en chœur. Une image surréaliste, immortalisée par les photographes présents sur place, doublée d’une gestion de conflit exemplaire de la part du chanteur français, alors même que la situation aurait pu virer au drame.
Une reprise qui fit scandale
L’essai de Laurent Balandras aux éditions Textuel prend cet événement-clé de la carrière de l’artiste pour point de départ et revient sur la manière dont cette reprise, qui connut un immense succès (300 000 exemplaires de l’album éponyme s’écoulent en quelques mois), fit scandale. Une large partie du livre retrace notamment l’affrontement, par voie de presse, de Gainsbourg avec le journaliste du Figaro Michel Droit, qui accusa le chanteur d’« encourager l’antisémitisme » dans un article hargneux. Un véritable traumatisme pour Serge Gainsbourg, qui porta l’étoile jaune enfant et dont il gardera les stigmates.
L’auteur analyse les reproches réactionnaires qui firent surface et retrace le parcours de la famille Ginsburg, qui émigra en France au début des années 20 afin de démontrer que les accusations à l’encontre du chanteur, auquel on reproche de cracher sur la France, sont infondées et surtout teintées d’antisémitisme. Il revient également sur la création de ce qui devint notre hymne national par Rouget de Lisle, ses différentes appropriations politiques et ses nombreuses reprises populaires, qui étaient déjà légion avant 1979. De nombreux documents et coupures de presse, la plupart tirés des archives personnelles de Serge Gainsbourg, qui conserva toute sa vie un dossier avec les articles liés à cette affaire, sont également reproduits au sein de cet essai par ailleurs richement illustré.
« Un chant révolutionnaire sur une musique révolutionnaire »
Clair et pertinent, La Marseillaise de Serge Gainsbourg permet de prendre la mesure du véritable déchaînement réactionnaire qui s’abattit sur l’artiste à l’époque et de mieux comprendre comment est apparu Gainsbarre. Si l’on apprend également comment se passa l’enregistrement de l’album Aux armes et cætera en Jamaïque, on regrettera néanmoins que la position antimilitariste du chanteur (qu’il ne cachait pas) ne soit pas réellement commentée et analysée. Serge Gainsbourg a martelé, à maintes reprises, qu’il avait repris un chant révolutionnaire « dans son sens initial » sur une musique elle-même révolutionnaire, le reggae.
Cela signifie donc que, pour lui, La Marseillaise avait perdu cet aspect révolutionnaire, probablement en devenant hymne national « intouchable ». L’essai de Laurent Balandras montre bien que l’hymne appartient finalement à tous les français et qu’il est ridicule de le considérer comme intouchable. Il relève aussi que le « et cætera » qui fut interprété comme un signe de mépris vient en réalité du Larousse, dans lequel était inscrit « et cætera » pour éviter de reproduire à chaque fois le refrain. Mais l’approche de Gainsbourg, en dehors de ce qu’il déclara lui-même en interview, n’est jamais analysé, ce qui est dommage, l’auteur se concentrant surtout sur les réactions engendrées par la sortie du titre.
Ceci excepté, La Marseillaise de Serge Gainsbourg : anatomie d’un scandale se révèle un essai aussi concis qu’éclairé, revenant en détail sur cette période douloureuse pour l’artiste, malgré le succès commercial. Très documenté, le livre de Laurent Balandras témoigne également de la montée de l’antisémitisme en France et fait le lien avec les attentats qui frappèrent le pays en 1980, 1982 et 2015, s’interrogeant sur comment nous sommes arrivés à une telle situation. On ne peut s’empêcher de se demander ce que Gainsbourg aurait pensé, mais aussi comment il aurait réagi à la situation politique actuelle…
La Marseillaise de Serge Gainsbourg : anatomie d’un scandale de Laurent Balandras, Éditions Textuel, octobre 2015, 160 pages. 19,90€