Un disque semi-classique inattendu
Chose promise, chose due, voici donc ma critique du 12ème album studio de Tori Amos, Night of Hunters, qui était très attendu (et parfois un peu redouté) par les fans en raison de son incursion ambitieuse dans la musique classique. La genèse de cet opus est un peu particulière par rapport aux précédents disques de la dame au sens où c’est le label classique allemand Deutsche Grammophon qui est directement venu à elle l’an
dernier pour lui proposer de composer un song cycle contemporain inspiré de thèmes classiques de certains des plus grands maîtres des 400 dernières années. Après ses albums Abnormally Attracted to Sin et Midwinter Graces, sortis de manière consécutive en 2009, Tori venait de compléter son contrat avec Universal Republic (et par ailleurs, le président, Doug Morris, pour lequel Tori avait signé venait de déménager chez Epic, son précédent label) et s’apprêtait à finir son travail sur la comédie musicale The Light Princess (qu’elle a composée et qui débutera sur les planches londoniennes au
printemps 2012) avant de se consacrer à une compil d’anciens titres revisités avec le Metropole Orchestra pour fêter les 20 ans de Little Earthquakes.
La proposition de Deutsche Grammophon et de son docteur de musicologie, Alexander Buhr, si elle ressemblait à du pain béni pour elle dont nombre des titres de son répertoire révèlent une influence classique profonde, représentait également un challenge excitant mais périlleux. Elle a maintes fois répété, en ce début de promo, qu’elle aurait littéralement préféré « courir nue à travers Berlin » du haut de ses Louboutins plutôt que de se planter sur un tel projet. Mais force est de reconnaître, à l’écoute de cet album
parfaitement équilibré de 14 titres, que cette mise en danger l’a forcée à se dépasser et à gommer certains tics ou penchants qui lui ont valu plus d’une critique ces dernières années.
Une prise de risque bénéfique
Bien que je ne partage pas tout ce
qui s’est dit à son sujet puisque j’aime tous ses albums dans l’ensemble, force est de reconnaître que ses différents opus depuis 2005 accusaient quelques défauts plus ou moins irritants selon les sensibilités : un traitement du son souvent trop lisse là où elle privilégiait un résultat plus brut et rugueux auparavant, une utilisation de sa voix trop maniérée dans les aigus et surtout un certain manque de recul vis-à-vis de plusieurs titres accessoires qui rallongeaient inutilement des disques ne manquant pourtant pas de matière.
Malgré 71 minutes au compteur, Night of Hunters ne compte « que » 14 titres et pas un de trop. Mieux : malgré une réserve (toute relative) sur un des morceaux, j’aurais du mal à définir une chanson préférée ou même un groupe de chansons préférées parmi de « très bonnes chansons » et des chansons « plus moyennes. » Chaque titre a été développé et enregistré avec soin, chacun à son importance dans l’oeuvre d’ensemble et chacun, pris de manière individuelle, a sa force. Chacun se laisse apprécier que l’on comprenne l’histoire qu’il raconte ou pas, aussi, ce qui est une véritable plus-value là où l’artiste avait parfois énormément théorisé certains de ses récents titres sans que la musique soit aussi forte que le fond — The Beekeeper (2005) et ses titres politiques en
est l’exemple typique.
Ici, histoire et musique avancent main dans la main et on ne peut qu’applaudir le résultat, qui devrait ravir les simples auditeurs autant que les fans qui aiment creuser le sens de ses chansons. L’histoire de ce song cycle se déroule donc en Irlande, près de Kinsale. Un couple fait le voyage depuis l’Amérique en bateau et vient y trouver refuge. Quelques heures plus tard, ce qui ressemble à une dispute éclate (« This is not my blood on the bedroom floor/this is not the glass that I threw before »), l’homme part (ou meurt, libre interprétation) et la femme, également nommée Tori, tente de démêler ce qui s’est passé au cours d’une nuit riche en surprises et en émotions où elle sera guidée par une divinité antique multiforme, Anabelle (interprétée par la propre fille de Tori, Natashya « Tash » Hawley, 11 ans) et une Muse du Feu (Kelsey Dobyns, sa nièce de 19 ans) dans ce qui s’avérera un parcours initiatique aux enjeux plus grands que prévu.
Un récit initiatique personnel
L’histoire et le fil narratif en général sont étonnants par deux aspects : d’un côté, il s’agit de l’histoire-concept la plus claire qu’elle ait faite au sens où de nombreuses paroles sont très explicites du point de vue de la
narration là où Scarlet’s Walk (2002) était
bien plus suggestif et symbolique, laissant l’auditeur s’imprégner du sujet global et se faire sa propre histoire. Tori prend même le risque de s’exposer davantage en situant l’action à l’endroit précis où elle possède une résidence secondaire depuis 1995… et où toutes les photos de l’album ont été prises. En reprenant dans les paroles de manière explicite la thématique autobiographique de son single de 2009 « Welcome to England » (où elle avouait un certain désenchantement à l’idée de s’être trop éloignée de ses racines en s’expatriant en Angleterre pour vivre avec son mari depuis 13 ans, Mark Hawley), elle a tendu le bâton pour se faire battre (tout le monde s’est demandé si le couple s’était séparé), d’autant plus que son précédent album de rupture amoureuse, Boys for Pele (1996) avait été enregistré en Irlande et faisait référence dans sa pochette à un grand classique du cinéma américain des années 50 : La Nuit du chasseur (The Night of the
Hunter en VO) de Charles Laughton.
Le couple ne s’est pas séparé et va bien, mais Tori a néanmoins reconnu que l’album s’inspirait de leurs 16 années de vie commune et possédait un aspect émotionnel plus fort que ses plus récents albums. « Pour ce projet, nous nous sommes enfermés tous les deux dans le studio et j’ai chanté pour lui et rien que pour lui de l’autre côté de la table de mixage, parce-que me mettre dans l’état émotionnel de la femme de Night of Hunters était très cru. Peu importe si certaines choses sont inspirées de ce que j’ai pu vivre au cours des 30 dernières années, il est évident que je vais aller puiser dans mes expériences personnelles. Mark est mieux placé que quiconque pour reconnaître ces expériences, et c’est pour cette raison que
j’ai pensé qu’il était important qu’il n’y ait personne d’autre lorsque j’ai enregistré ma partie — je chantais vraiment pour lui. » (Rip It Up, 22/09/2011)
Mythologie celtique et symbolisme
Au niveau de l’histoire d’ensemble et
du côté mythologique, Tori est parfois trop explicite au niveau des paroles (dans « The Chase » : Anabelle – « I am the hunter and the hunted/joined together » Tori – « you create duality » A. – « and neutrality »), comme si elle avait peur qu’on lui reproche son côté trop cryptique et voulait s’assurer que n’importe quel auditeur, même peu familier de son oeuvre, puisse comprendre l’histoire et sa métaphore. D’un autre côté, elle a su rester assez elliptique, notamment lors de l’ouverture. On ne sait pas tellement ce qui s’est passé entre ce couple, on ne sait même pas si le mari est juste parti ou s’il serait peut-être mort dans des circonstances étranges et surnaturelles liées en partie à l’intrigue plus fantasy de l’ensemble.
Au sens symbolique, la 1ère possibilité prédomine, mais je me suis rendu compte qu’on pouvait aussi imaginer qu’une mer de verre jaillit littéralement des bras de Tori qui balance son verre à la
figure de son mari lors d’une dispute (« Shattering Sea »), que celui-ci meurt mais survit sous la forme d’un
fantôme (« Your Ghost ») et que cet événement est en fait lié à de mystérieuses sirènes au service de forces
obscures (« Fearlessness ») voulant envahir les rêves des enfants (« Night of Hunters »), et que Tori devra alors déjouer après avoir navigué sur son petit bateau pour confier le corps de son défunt à l’océan (« Nautical Twlight »). Je suis sûre qu’on pourrait trouver pas mal d’autres interprétations narratives qui tiennent et, au final, cela a peu d’importance.
Night of Hunters est avant tout un album qui se ressent, qui tisse une atmosphère complexe, fantastique, onirique et parfois gothique, faite de musique inspirée et de paroles troublantes. Malgré quelques petits poncifs narratifs où éléments inutiles (la réf. à des forces obscures pédophiles, si elle fait écho au film de Laughton et au titre de l’album, est un peu trop déconnectée du reste, par exemple), il s’agit d’un concept album suggestif et personnel. Les amateurs de mythologie celtique auront de quoi creuser dans « Battle of Trees » (basé sur l’essai poétique de Robert Graves La déesse blanche, dont elle
reprend le « tree alphabet »), les autres se régaleront simplement de ce cycle musical particulièrement riche.
Variations sur un thème : Tori Amos et les grands maîtres
Pour chacun des 14 morceaux qui composent l’album, Tori s’est basée sur un morceau classique de génies musicaux tels que Schubert, Bach, Chopin,
Satie, Granados ou Debussy, parmi les plus connus, proposant ce qui est communément appelé des variations sur un thème. Cette appellation a provoqué un certain débat parmi les fans : de nombreuses personnes se sont dites déçues qu’il s’agisse d’un « album de reprises » et qu’en fin de compte elle n’ait « absolument rien composé » et se soit contentée d’ajouter des paroles. Or, les variations sur un thème constituent une catégorie à part entière de la musique classique, elles ne sont pas dévaluées (la plupart des grands compositeurs en ont fait), et dire qu’elles n’impliquent aucun travail de composition tient plus de l’ignorance qu’autre chose.
Contrairement au travail des concertistes, qui ne font qu’interpréter une oeuvre déjà existante ou aux artistes contemporains (dont Tori) qui font parfois des reprises de titres qu’ils
affectionnent, les variations impliquent de rentrer à l’intérieur d’un morceau pour en extraire quelque chose (une mélodie, quelques notes, une structure générale ou autre) et de développer à partir de là pour composer un morceau à part entière, rendant hommage à un compositeur et un morceau particulier, mais existant en tant que tel et proposant un regard actuel et moderne sur une oeuvre antérieure. Les deux co-existent, mais pour qu’une variation soit pleinement réussie, cela implique un talent de composition très important et une vraie rigueur et non un simple brio en tant qu’interprète. C’est pour cela que le docteur de musicologie de Deutsche Grammophon l’a contactée : après 20 ans de compositions reconnues, dont un certain nombre laissent
sentir une vraie influence et compréhension de la musique classique, le Dr Buhr a senti que Tori était enfin prête à composer un song cycle entièrement basé sur des thèmes classiques.
Tori n’a pas simplement « pompé » les morceaux qui apparaissent dans les crédits de l’album (et dont certains sont en effet reconnaissables à l’oreille), elle les a développés à sa manière et n’en a pas repris les composants dans leur intégralité. Parfois, il s’agit d’un tout petit élément, mais qui s’avère fondateur, dans d’autres cas, elle reprend la mélodie de manière plus évidente et importante (c’est particulièrement vrai de « Battle of Trees » basé sur la « Gnossienne n°1 » de Satie) mais développe considérablement la structure et rajoute très souvent des passages qui n’ont rien à voir mais répondent au thème de base et viennent l’enrichir. En ce sens, la mention « All songs written by Tori Amos » est loin d’être volée et chaque thème et compositeur est crédité comme il se doit titre par titre. Au XIXe siècle, les variations étaient également signées des compositeurs, mais ceux-ci les « dédiaient » au compositeur original (ex : « Avant-dernière pensées I » de Satie, qui est dédiée à Debussy).
Un album inspiré et cohérent
Je ne m’étendrai pas plus précisément sur la comparaison original/variation de Tori (il me manque un recul suffisant pour le moment, d’autre part je ne suis pas encore assez familière de certains des titres classiques qu’elle a repris), quoi qu’il en soit, l’album ne déçoit absolument pas musicalement, et il n’est pas nécessaire de bien connaître les titres originaux ou la musique classique en général pour
l’apprécier. Parfois longs voire très longs (« Battle of Trees » et ses 8mn46 ; « Star Whisperer » et ses 9mn54), les morceaux passent comme une lettre à la poste et révèlent un véritable souffle et de jolies nuances.
Avant d’écouter l’album en entier, j’avais eu l’occasion d’entendre plusieurs des titres de l’album qui avaient fait surface au cours de l’été et, même si j’avais adoré, j’étais un peu surprise
de voir qu’une majorité de ces titres étaient chantés d’un bout à l’autre, avec peu de respiration, tandis qu’une minorité de morceaux (« Star Whisperer » en particulier) comportaient des ruptures avec de longs interludes musicaux entre les couplets. Surprenant pour un album revendiqué comme classique alors que les précédents titres de l’artiste où l’on sentait une influence classique (« Flying Dutchman », « Yes,
Anastasia »…) comportaient bien plus de passages de ce type. Cependant, en écoutant l’album dans son intégralité, force est de reconnaître que l’ensemble est très bien équilibré et que ce « manque de respiration » ne se fait pas ressentir, en fin de compte. L’évolution et l’intensité des titres sont également très bien gérées et en ce sens, il s’agit de son album le plus cohérent depuis Scarlet’s Walk en 2002.
Si Tash, la fille de Tori, chante sur quatre titres (dont la quasi-totalité de « Job’s Coffin ») et sa nièce de 19 ans sur le titre éponyme, cela n’est en aucun cas gênant et Night of Hunters n’est certainement pas un disque pour enfants. Natashya prêtait sa jolie petite voix lors du pont de « Holly, Ivy and Rose » sur Midwinter Graces et, moins de deux ans plus tard, elle a pris un coffre étonnant et affiche un timbre rauque du meilleur effet qui a parfois une claire sonorité soul. D’après sa mère, la fillette veut suivre une voie artistique et s’est passionnée pour le blues et vient d’intégrer une école d’art dramatique pour devenir actrice et le choix de l’intégrer de manière aussi centrale n’est donc pas affective à 100%. Le talent de Ms. Hawley est bien réel et, bien qu’on sente qu’elle est encore jeune, elle fait preuve d’une vraie personnalité et son jeune âge donne aussi une dimension particulière au personnage d’Anabelle. Quant à Kelsey, qui avait aussi eu droit à un duo avec sa tante sur « Candle: Coventry Carol » du même Midwinter Graces, il s’agit d’une jeune femme suivant une formation lyrique et qui maîtrise parfaitement son instrument. Son intensité mêlée de candeur confère un charme tout particulier à « Night of Hunters », titre central qui constitue l’un des grands pics d’intensité de l’histoire.
Son meilleur album depuis Scarlet’s Walk
Comme je le disais en début d’article,
Night of Hunters est dépourvu de titre véritablement faible ou même moyen. « Snowblind » convainc moins en tant que second titre de l’album car il s’insère de manière assez artificielle à l’ensemble après l’ouverture rageuse et épique de « Shattering Sea ». Pour le reste, mis à part quelques petits détails au niveau du son (la voix de Tash qui semble avoir
été un peu boostée pour être au même niveau sonore que sa mère, la voix de la chanteuse ou de l’octet qui prennent parfois un peu trop le dessus l’un sur l’autre), ce douzième album de Tori Amos est sans conteste un travail d’orfèvre emballant, et son meilleur disque depuis 2002.
Sur scène (la tournée a débuté le 28 septembre dernier en Finlande), elle est accompagnée de l’Apollon Musagète Quartet et a également ré-arrangé ses anciennes chansons pour créer une nouvelle trame narrative chaque soir à cette « nuit des chasseurs »… De quoi redécouvrir cette artiste trop peu médiatisée chez nous, d’autant plus que, soulignons-le encore une fois, Night of Hunters est bien plus un croisement entre l’univers classique et celui de la pop sophistiquée qu’un pur album de genre.
Photographie par Victor de Mello pour Deutsche Grammophon.
P.S. : avec mon séjour parisien et mon planning surchargé de ces dernières semaines, je n’avais pas pris le temps de l’annoncer ici-même, mais Tori’s Maze, mon site sur Tori Amos, est en ligne depuis le 2 octobre. Vous y trouverez de nombreuses informations sur sa carrière et son oeuvre, dont une section dédiée à Night of Hunters. La mise en ligne du site (qui était un projet au long cours qui évoluera au fil des mois) signifie également un retour à la normale pour le site, avec de nouveau des articles hebdomadaires réguliers sur le cinéma, les séries TV, la littérature, etc. 🙂
Lisez également une excellente critique de l’album sur Forces Parallèles