[Analyse] Mulholland Drive, la mort des images à l’ère du numérique

Mulholland Drive de David Lynch - Naomi Watts et Laura Elena HarringFilm majeur dans la filmographie de David Lynch, souvent considéré comme le meilleur film de la décennie 2000, Mulholland Drive est un film aussi fascinant que complexe, reprenant les différents thèmes et motifs de Blue Velvet, Twin Peaks et Lost Highway dont il accentue les partis pris.

Ainsi, dans Lost Highway, le héros en devenait un autre et deux personnages de femmes fatales (l’une brune, l’autre blonde) étaient incarnés par la même actrice tandis que le film se présentait comme un ruban de Möbius, une boucle temporelle infernale dont le héros ne pouvait s’échapper, la fin nous ramenant de manière impitoyable au début, emprisonnant Fred Madison dans un purgatoire diabolique.

Ici, Lynch nous offre deux héroïnes (une brune et une blonde) qui sont elles-mêmes doubles, le principe du ruban de Möbius et de la boucle temporelle est bien présent, mais la structure et le récit sont beaucoup plus complexes.

Véritable labyrinthe, film à tiroirs dont on n’épuise jamais tout à fait le sens, Mulholland Drive a donné lieu à une frénésie interprétative dans la presse et encore plus sur Internet, les spectateurs élaborant et comparant leurs théories sur le sens du film et le secret du fameux twist qui survient à 1h40 de film. Twist qui est compréhensible après plusieurs visions et a été éventé par nombre de critiques (et Naomi Watts elle-même) bien que Lynch ait préféré se taire et laisser pour seules réponses, dans l’édition collector du DVD, 10 clés pour ouvrir la boîte (qui confirment l’interprétation mentionnée).

Mais l’intérêt du film ne réside pas à lui seul dans cette énigme. D’ailleurs, Lynch a semé des éléments qui font que le puzzle ne collera jamais à 100% à une seule explication et que l’interprétation peut donc varier sensiblement d’une personne à l’autre et non, je ne donnerai pas l’explication complète de l’intrigue ici. D’une part, parce-que pour ceux qui n’auraient pas vu le film, cela oriente trop la vision de celui-ci et il est dommage de ne pas se perdre dans un film tel que Mulholland Drive, qui n’est jamais aussi beau que lorsqu’on le ressent instinctivement.

L’envers de l’Usine à Rêves

Mulholland Drive - Laura Elena Harring et Melissa George

Prenant naissance dans le motif d’une route qui défile, à l’instar de Sailor et LulaLost Highway et Une Histoire VraieMulholland Drive a la particularité de se dérouler à Hollywood, l’Usine à Rêves et de se présenter, de manière explicite, comme une ode douce-amère au cinéma et ses légendes, se rapprochant en cela de Eve de Mankiewicz (1950) (la rivalité entre une star de cinéma et une jeune première) et surtout de Boulevard du Crépuscule de Billy Wilder (1950), film fétiche de Lynch auquel il rend hommage par le biais d’une myriade de clins d’œils ici. Si le 7ème Art y est montré comme un rêve sublime, celui-ci se révèle aussi dangereux pour les aspirantes actrices rêveuses débarquant à la Cité des Anges pour y perdre leurs ailes, broyées par un système cynique et mercantile qui traite ses starlettes en objets qu’il s’agit de placer.

Les stéréotypes y sont tout autant dénoncés que sublimés et le cinéaste réussit un film d’autant plus magnifique qu’il nous fait entrer dans un espace-temps cinéphilique, musée vivant où se croisent légendes et fantômes hollywoodiens, divers genres (comédie musicale, film noir, western, mélodrame…) pour un résultat jouissif mais au ton résolument mélancolique, pour ne pas dire crépusculaire par moments.

Images numériques et perte d’aura

Mulholland Drive - Naomi WattsMulholland Drive est le dernier film en 35 mm de David Lynch, qui se tourna ensuite vers le numérique pour Inland Empire(2006) puis le court-métrage publicitaire Lady Blue Shanghai pour Dior. Le cinéaste clame qu’il ne se tournera plus vers la pellicule, trop coûteuse et trop contraignante matériellement parlant, qu’il ne veut plus être dépendant des studios, trop frileux, et que l’avenir réside désormais dans le numérique et Internet. Si Inland Empire est considéré par beaucoup comme un film somme, Mulholland Drive marque peut-être la fin d’une ère dans la carrière de Lynch, un cri d’amour désespéré pour un art en pleine redéfinition à l’heure du piratage et du tout numérique.

Ainsi, alors qu’il dégage une aura de mystère et de fascination rare auprès de bien des cinéphiles, il s’agit sans doute d’un des plus beaux films sur la perte de l’aura. Dans L’Oeuvre d’art à l’heure de sa reproductibilité techniqueWalter Benjamin parlait en effet du sentiment que procurait la contemplation d’une icône, œuvre d’art unique par excellence, qui était seulement visible dans les églises, donc rare. Pour le théoricien, l’œuvre d’art unique et non-reproductible dégageait ainsi une “aura”, qu’il définit comme “l’unique apparition d’un lointain, si proche soit-elle” : les icônes représentaient des figures lointaines par excellence, des divinités, qu’elles rendaient spatialement proches mais qui conservaient ainsi leur dimension sacrée. De même, une peinture est une œuvre d’art unique et acquérir une toile de maître donne un certain prestige à l’acquéreur puisque d’autres exemplaires ne sont pas disponibles.
Mulholland Drive - Laura Elena Harring

Avec l’apparition de la photographie, puis du cinéma (sans même parler du pop-art de Warhol), l’art est cependant devenu reproductible, il peut être admiré en divers lieux… En ce sens, cela a amoindri son caractère sacré, lui faisant perdre de son aura. Mais Walter Benjamin lui-même a finalement invalidé l’hypothèse d’une perte définitive d’aura. A l’époque des icônes, l’art était contrôlé et limité par l’Église et le pouvoir ; la reproduction technique, en libérant l’œuvre d’art du pouvoir et des églises, a rendue celle-ci de plus en plus accessible au peuple. Paul Valéry  évoquait déjà les flux d’images qui envahissent aujourd’hui nos écrans de télévision, d’ordinateurs et de téléphones portables : « ainsi serons-nous alimentés d’images audiovisuelles, auditives, naissant et s’évanouissant au moindre geste, presque à un signe. »

Une phrase qui rappelle la nature même du cinéma, où une image en chasse continuellement une autre. A propos de cette absence de fixation, Walter Benjamin écrit que « le processus d’association du spectateur qui regarde ces images est aussitôt interrompu par leur métamorphose. C’est de là que vient l’effet de choc exercé par le film et qui, comme tout choc, ne peut être amorti que par une attention renforcée. » 

Internet et la démultiplication des images

Mulholland Drive - Naomi Watts (Betty/Diane)

Malgré ce que l’on pourrait penser, le théoricien ne condamne donc pas le cinéma, mais vante au contraire sa force de suggestion. A propos de la caméra, il écrivait ainsi que « pour la première fois elle nous ouvre l’accès à l’inconscient visuel, comme la psychanalyse nous ouvre l’accès à l’inconscient pulsionnel. »(Walter Benjamin, L’œuvre d’art à l’heure de sa reproductibilité technique (dernière version de 1939), Paris, Éditions Allia, 2003, cité par Raymond Bellour, Le corps du cinéma : hypnoses, émotions et animalités, Paris, Éditions P.O.L., collection Trafic, 2009, p. 39-40.) Ce qu’il explique par le fait que « la nature qui parle à la caméra n’est pas la même que celle qui parle aux yeux. Elle est autre surtout parce que, à l’espace où domine la conscience de l’homme, elle substitue un espace où règne l’inconscient. » (Ibid, p. 62.)

En dépit de la “perte d’aura” liée à leur démultiplication, ces images ne perdent pas nécessairement de leur force, au contraire. Leur dégradation, leur disparition est devenu le sujet même de l’art et Walter Benjamin lui-même pensait que, en tant que création, « Il est du principe de l’œuvre d’art d’avoir toujours été reproductible. » La copie fait partie intégrante des créations humaines au même titre que les œuvres originales. Internet et l’ère du tout numérique ont poussé la déspatialisation de l’art et sa reproductibilité encore plus loin : aujourd’hui, nul besoin de sortir de chez soi pour voir un film, on peut acheter (ou pirater) celui-ci directement depuis un ordinateur lambda, le télécharger dans un format compressé, le regarder en ligne.

La notion de qualité est devenue centrale pour attirer les consommateurs, qui ne veulent pas acheter 20€ un DVD sans jolie boîte ou sans bonus. A une époque où l’image virtuelle compressée est devenu la norme, où tout un chacun regarde presque plus facilement YouTube et le mode replay des chaînes que la télé elle-même, la qualité et “l’authenticité” sont devenus un luxe des plus lucratifs avec coffrets limités, numérotés, toujours remplacés par des coffrets ultimes un an plus tard… La notion d'”original” a considérablement changé, la déspatialisation numérique entraînant la création d’une nouvelle “mythologie” (pour reprendre la comparaison de Neil Gaiman dans son roman American Gods) dont la trilogie Matrix est représentative (y compris dans ses dérives de surenchère fumeuse) : le réel est numérique et derrière une copie ou une dimension virtuelle se cache toujours une autre copie…

Mulholland Drive : un cri d’amour crépusculaire au cinéma

Mulholland Drive - Naomi Watts et Laura Elena Harring

David Lynch, avec ses univers mentaux et oniriques, où le temps forme d’étranges boucles et où les personnages se dédoublent, se transforment ou se remplacent les uns les autres, s’interroge à sa manière sur ce phénomène. Ses héroïnes (et cela est particulièrement vrai de celles de Mulholland Drive, comme de la Laura Palmer de Twin Peaks) sont fragiles, vacillantes voire mourantes mais reviennent toujours hanter les lieux de leur disparition, pour ainsi dire. Au moment même où on les croyait définitivement mortes et éteintes, elles ressuscitent toujours, sous une forme ou une autre. C’est lorsqu’elle vacille au bord du gouffre que l’aura de l’héroïne lynchienne resplendit, témoignant de sa nature d’image émouvante, fantôme tout autant spirituel qu’organique.

Cri d’amour crépusculaire au cinéma, Mulholland Drive, qui s’achevait sur le mot “silencio”, semble (jusque-là) être l’adieu de David Lynch à la pellicule. Le cinéaste est également un artiste contemporain à part entière et en ce sens, le parti pris du numérique est logique pour rendre compte de l’époque actuelle. Auparavant, ses films (comme ceux de Brian De Palma) tournaient beaucoup autour du cinéma hollywoodien classique des années 50 et comment les œuvres de cette époque continuaient d’alimenter le cinéma actuel (après tout les années 80 et 90 étaient les décennies de la référence iconoclaste). Il s’interrogeait sur la nature des images, mais celle-ci a évolué avec le numérique et le partage de fichiers et il est difficile d’imaginer qu’un artiste tel que lui n’en tiendrait pas compte, même s’il tourne souvent autour des même thématiques dans ses films.
Mulholland Drive - Naomi Watts (Betty) et Laura Elena Harring (Rita)Le piratage a certes poussé les artistes et les producteurs, dans un certain sens, à faire preuve d’originalité pour que le public achète une place de cinéma, un DVD ou un CD mais, d’un autre côté, il a également rendu les financiers plus frileux : un projet trop risqué n’a pas de potentiel commercial et a plus de chances de ne pas aboutir. David Lynch a maintes fois répété cet argument au cours des dernières années, ventant la légèreté et le moindre coût du matériel numérique (aujourd’hui très performant) comparé au 35 mm. Il a aussi vanté le pouvoir démocratique de celui-ci et a participé à des projets allant en ce sens : il a présidé un concours de films numériques amateurs, a diffusé sur son site web de mini-documentaires réalisés avec son fils à travers l’Amérique profonde, où ils sont partis à la rencontre de personnes ordinaires pour les interroger sur leur vie…

Il est difficile de savoir ce que le cinéaste nous réserve ces prochaines années : il est et reste un artiste très libre dont les choix auraient du mal à être anticipés avec certitude, mais je ne pense pas prendre trop de risques en avançant que ses prochains longs-métrages refléteront le rapport actuel que nous avons avec la nature numérique des images. Tout en conservant ses thématiques et motifs fétiches déclinés de films en films, Inland Empire, se faisait déjà l’écho de cette tendance. Par son image entièrement numérique, allant de lisse à complètement dégradée bien sûr, mais également par son approche contemporaine, à la limite de l’expérimental (limite franchie à certains moments d’ailleurs) où il faisait d’ailleurs référence à ses oeuvres les plus abstraites dans ce domaine.

Mulholland Drive : la suite ?

Mulholland Drive's end

Laura Elena Harring, la Rita de Mulholland Drive, avait déclaré en 2009 que le cinéaste préparerait une suite à son chef d’œuvre. Étonnant vu le film et sa fin (on aurait du mal à envisager une suite ni même à en voir l’intérêt ) mais pas impossible si le cinéaste fait jouer à ses actrices d’autres personnages, histoire de pousser le parti pris du long-métrage original encore plus loin. Si Mulholland Drive évoquait le cinéma avant l’ère numérique et la nature des images, sa suite pourrait alors être une réflexion sur la dématérialisation accrue de l’image virtuelle et l’évolution de l’industrie cinématographique au cours de ces dix dernières années.

Sans compter  que le cinéaste aime désacraliser ses œuvres cultes : Twin Peaks : Fire Walk With Me (1992), le prequel ciné de la série télé, s’ouvrait ainsi de manière révélatrice par un poste de télé détruit à coup de marteau, préfigurant les distances considérables que le cinéaste a pris avec le ton de l’œuvre originale pour raconter l’histoire de Laura Palmer sans concessions, d’une manière très sombre qui a provoqué choc et colère chez de nombreux fans.
Mulholland Drive - Silencio Club scene

Pour autant, en montrant la réalité derrière le vernis que la série dénonçait déjà malgré son esthétique sublime, Lynch ne tuait pas parfaitement le mythe Laura Palmer, la fin montrant la découverte du corps dans le pilote de la série télé. Malgré la mort, le sublime reste toujours là.

Et c’est ce qui est aussi beau et poignant dans Mulholland Drive : récit de la mort de l’illusion, de la mort du cinéma en quelque sorte, il n’en reste pas moins un cri d’amour déchirant dont la beauté des images et leur aspect légendaire reste longtemps en tête, à l’image des deux héroïnes en pleurs face à la chanteuse Rebekkah Del Rio, ici surnommée la lloranda, la pleureuse, du nom de cette légende mexicaine de femme fantôme à la mort tragique qui revient chercher ses enfants. Lynch a beau pleurer une époque révolue, images et héroïnes ont beau disparaître au gré des fondus au noir et fondus enchaînés, elles reviennent sans cesse, tels des fantômes, pour nous hanter de manière durable. Ce n’est guère un hasard alors, si le film se clôture sur l’image surexposée des deux héroïnes dans la 1ère moitié du film enchaînées aux lumières de la Cité des Anges. Même après que le voile de l’illusion se soit déchiré, reste ces deux sourires radieux de papillons attirés par la flamme de l’industrie à rêves.

Analyse initialement publiée fin octobre 2013 sur Culturellement Vôtre, puis sur Ouvre les yeux en 2014. Rapatrié le 2 décembre 2017.

Cet article qui analyse le film Mulholland Drive fait partie du dossier consacré au réalisateur David Lynch et à son œuvre.

Article écrit par

Cécile Desbrun est une auteure spécialisée dans la culture et plus particulièrement le cinéma, la musique, la littérature et les figures féminines au sein des œuvres de fiction. Elle crée Culturellement Vôtre en 2009 et participe à plusieurs publications en ligne au fil des ans. Elle achève actuellement l'écriture d'un livre sur la femme fatale dans l'œuvre de David Lynch. Elle est également la créatrice du site Tori's Maze, dédié à l'artiste américaine Tori Amos, sur laquelle elle mène un travail de recherche approfondi.

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