[Critique] Inception, le temps rêvé du cinéma

Caractéristiques

  • Titre : Inception
  • Titre original : Inception
  • Réalisateur(s) : Christopher Nolan
  • Avec : Leonardo DiCaprio, Joseph Gordon-Levitt, Elliot Page, Tom Hardy, Ken Watanabe, Marion Cotillard, Michael Caine
  • Distributeur : Warner Bros.
  • Genre : science-fiction
  • Pays : Etats-Unis
  • Durée : 1h48
  • Date de sortie : 2010
  • Note du critique : 8/10

Le film Inception (Christopher Nolan, 2010) a marqué les esprits lors de sa sortie, même s’il a aussi déçu les spectateurs qui n’y ont vu qu’un James Bond alambiqué. Il a bien sûr dérouté celles et ceux qui se sont pris au piège de son réalisateur : que signifie vraiment le film? La toupie tombe-t-elle à la fin d’Inception ? Plus qu’une critique, nous allons dans cet article proposer le point de départ d’une analyse du film, dont nous allons aussi exposer quelques unes des qualités et des limites. Donc : fuyez (lisez un autre article) si vous n’avez pas encore vu Inception parce qu’on ne peut disséquer ce film sans dévoiler la totalité de son intrigue. Et revenez-y après l’avoir vu!

La toupie tombe-t-elle vraiment à la fin d'Inception?...
Êtes-vous vraiment sûr(e) que la toupie tombe à la fin du film Inception de Christopher Nolan ?…

Récit du rêve, récit du film

Inception témoigne d’une certaine influence de l’écrivain de science-fiction Philip K. Dick (voir notre dossier) en raison de son sujet : la pénétration dans les rêves d’un individu, comme dans ses romans Le Dieu venu du Centaure (1964) ou L’œil dans le ciel (1958). L’auteur d’Inception préfère évoquer Jorge Luis Borges. La comparaison du film avec Paprika, vertigineux film d’animation de Satoshi Kon sorti un an auparavant, au postulat similaire, rend la vision du film de Christopher Nolan un peu frustrante, car ses rêves manquent de folie et de fantasmes, bien loin de ceux mis en scène par le cinéaste Japonais ou par Terry Gilliam. Les rêves du film Inception s’inscrivent dans une logique qui a besoin de règles pour exister. Bien plus qu’un film sur le monde des rêves, c’est un film sur le monde réel, selon deux régimes : le monde réel tel qu’il est représenté au cinéma, dans les films hollywoodiens en particulier ; et à travers cela, par un détour, le cinéaste figure notre propre monde. En effet, le spectateur appréciera avec jubilation Inception s’il accepte ce postulat : le rêve est un film, le film est un rêve.

Endormissement et plongée dans le rêve du rêve grâce à la machine d'Inception.
Endormissement et plongée dans le rêve du rêve grâce à la machine d’Inception.

Rappelons brièvement que le cinéma a souvent été comparé à un rêve éveillé, voire à de l’hypnose : Christopher Nolan a construit tout son concept sur cette analogie. Les personnages du film créent des lieux imaginaires, des décors qui semblent réels, là ils interprèteront différent rôles afin de piéger celui dont il voudront extraire un secret de sa pensée, ou au contraire lui implanter une idée (l’inception). Parmi les plus belles trouvailles du film figure la reprise des boucles spatiales impossibles des gravures de M. C. Escher (voir notre analyse) et en particulier de sa lithographie Montée et descente (1960) représentant un escalier de Penrose. Il est regrettable que les boucles spatiales, conçues par l’architecte des rêve (Elliot Page) pour donner l’impression d’un monde sans limite, ne servent pas à autre chose qu’à conclure une séquence de poursuite par un paradoxe qui apparaît comme un gag (bien qu’il s’agit bien d’un paradoxe). On attendait plus des prémisses posées par le film, en particulier au cours de la longue séquence dans le faux Paris onirique.

Révélation de l'effet de perspective de l'escalier de Penrose dans Inception.
Révélation de l’effet de perspective de l’escalier de Penrose dans Inception.

Un film de contrebandier

Inception reprend alors les codes et les scènes des films d’action hollywoodiens, les James Bond particulièrement. Nous pouvons regretter par ailleurs que le réalisateur cèdent parfois avec trop de facilités au cahier des charges des blockbusters, regorgeant de fusillades, poursuites et explosions qui sont toutefois moins impressionnantes et surtout moins nécessaires à l’intrigue que dans son précédent film, l’incroyable The Dark Knight (2008). Mais, en véritable contrebandier, pour reprendre l’expression de Martin Scorsese et Michael Henry Wilson, Christopher Nolan répond aux attentes des spectateurs de blockbusters tout en mettant en abyme la construction même de ces films.

Leonardo DiCaprio incarne Cobb dans Inception de Christopher Nolan.

Pour atteindre un but qui est un MacGuffin sans importance, il faut mettre en place toute une série de plateaux comprenant à chaque fois un lieu, une action et une menace, avec une évolution du personnage-cible Fischer (incarné par Cillian Murphy) devant répondre à une stratégie dramaturgique précise, de l’opposition au père à la catharsis, la réconciliation. Si l’inception est réussie, le personnage s’éveillera et fera sienne l’idée que ce rêve fabriqué lui aura implanté ; de même, si le film est efficace, le spectateur sortira de la salle de cinéma en étant satisfait du film, ne pouvant voir d’autres alternatives que le message plus ou moins explicite qu’il contient. Mais à ce schéma, Christopher Nolan oppose un autre, plus sombre, plus inquiétant, le parcours de Dom Cobb (Leonardo DiCaprio).

Créateur du rêve, donc narrateur, Dom Cobb n’est pas mis en scène, il n’est pas guidé, il suit sa propre pensée qui le fait errer entre erreurs et remords. Son épouse Mall (Marion Cotillard) est décédée, mais il ne parvient pas à l’accepter, il rêve en secret d’un autre monde où celle-ci est toujours vivante. Autrement dit, il rêve que son monde réel soit une création, et qu’un Créateur existe. Il projette son désir en Mall elle-même, dans ses rêves, puisqu’elle apporte le message de l’existence d’un autre monde, celui où elle est vivante et où il doit la rejoindre, rêve ou mort. Ou plutôt le rêve est comme la mort : ainsi, les limbes est le territoire du rêve où l’errance peut-être éternelle.

Mall (Marion Cotillard) et Dom Cobb (Leonardo DiCaprio) bâtissent leurs rêves dans les limbes d'Inception.
Mall (Marion Cotillard) et Dom Cobb (Leonardo DiCaprio) bâtissent leurs rêves dans les limbes d’Inception.

Mais, comme le lui rappelle Ariadne, Mall n’est qu’une projection issue de lui-même, elle ne possède pas le subtil équilibre qui rendait unique la véritable Mall. Cobb n’a créé qu’on personnage, circonscrit par un schéma qu’il a conçu. Il décide alors de quitter le monde du rêve, mais avant de s’éveiller, il doit ramener Saïto à la réalité : Orphée qui ne parvient pas à ramener des enfers son Eurydice, il ne peut que ramener celui qui dans le réel n’est pas mort.

Le cinéma, métaphore des glissements de réalité

Comme le dit le personnage Dom Cobb, on ne se souvient jamais du début d’un rêve, on est directement projeté au cœur d’une scène, d’un lieu. Cela ne nous choque pas car nous comblons mentalement ce trou béant, cette ellipse. Or, n’est-ce pas ce que fait le cinéma à chaque début de film, de séquence et de plan ? Partant de l’analogie entre rêve et cinéma, Christopher Nolan va au-delà et figure les liens entre fiction et réalité, montrant comment ce qui est imaginaire peut s’incruster dans le monde réel comme un fossile dans la roche, s’y fondre comme ne constituant plus qu’une seule matière naturelle. Car celui qui a été implanté ne doit pas s’en apercevoir, cela doit lui sembler naturel, non acquis par la force des images et du récit. Par son dispositif même, le cinéma est la métaphore idéale des glissements d’une réalité à l’autre si fréquents dans l’œuvre de Philip K. Dick.

Les rivages des limbes dans Inception.
Les rivages des limbes dans Inception.

Pourquoi métaphore idéale ? Tout simplement parce qu’elle se base sur une expérience commune sensorielle que tout lecteur peut retrouver en lui, inconsciemment sans doute. Nous avons vu dans de précédents articles comment cela se traduisait dans ses œuvres. Ce glissement est le thème même d’Inception, car c’est un film sur le fait de sombrer dans le sommeil, le rêve, le film, et d’en émerger. De manière récurrente dans l’œuvre de Philip K. Dick, un personnage principal se réveille au début de l’œuvre (Les Androïdes rêvent-ils de moutons électriques, les nouvelles « La fourmi électrique » et « Souvenir à vendre »…). Ce procédé d’identification par le réveil du personnage au début du film est utilisé dans une seule adaptation au sens strict, Total Recall (Paul Verhoeven, 1990), mais est également présent dans la plupart des films qui nous semblent inspirés des œuvres de Philip K. Dick : Ouvre les yeux (Alejandro Amenábar, 1997), Dark City (Alex Proyas, 1998), Matrix (Lana et Andy Wachowski, 1999), Eternal Sunshine of the Spotless Mind (Michel Gondry, 2004) et évidemment Inception qui montre de multiples réveils.

En dehors des questions de dramaturgie, d’identification, le motif du réveil nous indique l’assimilation qui est opérée entre le monde diégétique et le film lui-même, c’est-à-dire entre l’histoire et son récit. En effet, tous ces films ont en commun le thème de la virtualité de l’univers, le personnage ne parvenant plus à distinguer l’univers mental de celui réel, à distinguer, donc, le rêve de l’éveil. Didier Souiller, dans son article sur l’allégorie de la caverne à l’époque baroque, écrit que la « confusion du songe et de la veille n’est que l’exemple le plus extrême de la faiblesse de la connaissance, dans l’impossibilité de départager les perceptions réelles des images oniriques » (Didier Souiller, « L’image platonicienne de la caverne dans la littérature baroque européenne »). On voit donc que le film de Christopher Nolan reprend habilement (peut-être sans surprise) les motifs et lieux communs des récits mettant en scène l’indétermination de la réalité.

Le professeur Stephen Miles (Michael Caine), mentor de Dom Cobb et spécialiste de l’architecture des rêves.

De quoi se réveille-t-on dans Inception ?

C’est ce paradoxe qui est figuré par ce motif du réveil : nous n’ouvrons pas les yeux pour voir la réalité mais pour, à l’inverse, nous enfermer dans l’illusion. C’est la grande question d’Inception : le monde dit réel du film l’est-il plus que celui du rêve ? La toupie tourne toujours dans les rêves, sans s’arrêter, or le seul moment où dans le monde dit réel elle cesse de tourner c’est lorsque, dans le dernier plan, le montage coupe sa rotation, l’arrête arbitrairement, nous laissant dans l’incertitude. Don Cobb est-il réellement retourné dans le monde réel ? Non, car cela ne peut être qu’un mensonge puisque ce n’est qu’un film.

Le monde réel, lui, n’a pas de cut final, pas de limite. C’est un surcroît de finitude par la représentation (la mise en abyme du cinéma) qui permet de rendre visible l’impossibilité de la limite. Cette dernière est une limite dans l’espace (les différents « plateaux » des rêves) et dans le temps, marquée par le montage. Le film de Christopher Nolan met en scène deux instances, deux forces qui appartiennent l’une au cinéma, l’autre au monde réel : le montage et la gravité. Cette dernière est présente, mais elle est soumise au temps altéré du rêve, temps cinématographique.

Un combat soumis aux lois gravitationnelles dans Inception.
Un combat soumis aux lois gravitationnelles dans Inception.

Pour ceux qui sont dans le rêve le plus profond, le troisième rêve dans le rêve, le temps est extrêmement ralenti. En revanche, c’est la gravité qui provoque le réveil, lorsqu’ils tombent et heurtent le sol : elle demeure une force du réel. La séquence du réveil en cascade d’Ariadne montre le montage et la gravité à l’œuvre ensemble : au niveau des limbes, elle tombe d’un building ; lorsqu’elle heurte le sol, elle se réveille dans l’ascenseur qui chute ; au moment de l’impact, elle est dans la voiture qui sombre dans l’eau ; elle en sort et peut enfin se réveiller. Le montage est un choc. Choc d’images et d’espaces-temps. Nous aurions aimé que le choc d’Inception fut plus percutant, plus violent peut-être, mais il demeure avec le temps.

Article revu et corrigé paru le 20 septembre 2010 sur le blog de l’auteur puis Ouvre les Yeux le 23 février 2015. Il a été complété le 19 avril 2021.

Cet article sur le film Inception fait partie du dossier consacré aux rapports entre l’écrivain Philip K. Dick et le cinéma (à travers les adaptations officielles et les films qui s’inspirent de ses romans ou nouvelles).

Article écrit par

Jérémy Zucchi est auteur et réalisateur. Il publie des articles et essais (voir sur son site web), sur le cinéma et les arts visuels. Il s'intéresse aux représentations, ainsi qu'à la science-fiction, en particulier aux œuvres de Philip K. Dick et à leur influence au cinéma. Il a participé à des tables rondes à Rennes et Caen, à une journée d’étude sur le son à l’ENS Louis Lumière (Paris), à un séminaire Addiction et créativité à l’hôpital Tarnier (Paris) et fait des conférences (théâtre de Vénissieux). Il a contribué à Psychiatrie et Neurosciences (revue) et à Décentrement et images de la culture (dir. Sylvie Camet, L’Harmattan). Contact : jeremy.zucchi [@] culturellementvotre.fr

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