Lire les mémoires de Grace Jones en 2016 a quelque chose d’unique. Si les popstars d’aujourd’hui, les Lady Gaga, Beyoncé, Miley Cyrus et consorts rivalisent de provocation dans des tenues hautes en couleurs ne cachant pas grand chose de leurs charmes, Grace Jones a quant à elle ouvert la voie, à une époque où cela n’avait rien d’évident. Tout en proposant une réelle vision artistique qui, si elle ne fait pas tout à fait défaut à ses jeunes consœurs, se retrouve du moins noyée dans un plan marketing dont elles ne sont pas entièrement maîtresses. A l’heure de la pop standardisée et de l’ultra-sexualisation, ces nouvelles icônes incarnent finalement le courant dominant, dicté par une industrie dirigée par des hommes, tout en prétendant être subversives et libérées. L’interprète de “Slave to the Rhythm” dut quant à elle se battre pour imposer son look, sa voix et finalement sa vision, n’hésitant pas à emprunter d’autres voies, plutôt que de creuser le même sillon confortable.
Une autobiographie sans langue de bois
Dépassant les 550 pages, Je n’écrirai jamais mes mémoires (référence directe aux paroles de l’une de ses chansons), paru aux éditions Séguier le mois dernier, a été conçu avec le critique Paul Morley, qui a recueilli les propos de la star. L’introduction donne tout de suite le ton : Grace Jones fait beaucoup de teasing (“Je vais, précisément, vous raconter suffisamment de choses pour que vous me disiez : ‘Je ne te crois pas, ça n’a pas pu arriver’.”), se montre franche (“Je vais prendre des libertés, avec ma vie ainsi qu’avec la leur [celle de ses proches, ndlr].“) avant de mettre en place un récit, où celle qu’elle est aujourd’hui s’apprête à plonger dans ses souvenirs pour les besoins du livre. Les 540 pages qui suivent se révéleront aussi surprenantes que passionnantes, bien loin de la langue de bois qui est souvent de rigueur dans ce genre d’exercice. Bien entendu, il y a des choses que l’artiste taira et d’autres que l’on ne pourra certainement pas vérifier. Croire la totalité des anecdotes racontées ou les mettre en doute appartient au lecteur, mais cela n’est pas vraiment ce qui compte, au final. Plus que l’aspect purement factuel des choses, c’est le portrait de la personnalité de la chanteuse qui importe ici, mais aussi son regard sur le milieu artistique des années 70-80, dont elle fut à la fois l’un des témoins privilégiés et l’une des actrices principales.
Grace Jones, c’est le disco de la fin des seventies (qu’elle finit par abandonner en cours de route), mais aussi les excès du Studio 54, une allure d’extraterrestre immortalisée par Jean-Paul Goude et une personnalité hors norme. Elle a fréquenté les plus grands, d’Andy Warhol à Keith Harring en passant par Isseye Miyake et le livre regorge d’anecdotes, parfois hautes en couleur, à leur sujet. Comme cette soirée où, encore mannequin, elle refusa les avances d’un Jack Nicholson qui était venu assister au défilé parisien d‘Isseye Miyake, où 12 modèles noires (dont Grace Jones) défilèrent sur le podium. L’acteur américain invita chacune des jeunes femmes une à une dans sa limousine, mais Grace Jones refusa. Evidemment, connaissant la réputation sulfureuse de l’artiste, on guette ces passages croustillants. Cependant, ce ne sont pas ces éléments qui nous tiennent en haleine, bien qu’ils participent au plaisir pris à la lecture. En ce sens, le New York Times, qui publia une critique sceptique de ces mémoires, fait fausse route en n’attendant rien de plus de Grace Jones qu’une suite ininterrompue de passages scandaleux venant confirmer cette image de diva savamment entretenue. Si le lecteur ne cherche pas autre chose, il pourra en effet trouver le temps long. Cependant, la volonté de l’icône est tout autre : elle annonce dès l’introduction que le livre traitera davantage de la personne qu’elle a construite que celle construite par les autres. Si certains événements rapportés par les médias sont commentés, elle ne cherche pas pour autant à répondre à toutes les rumeurs la concernant. Et si elle parle bien du Studio 54, son ambiance et les concerts qu’elle y a donné, elle se garde bien de révéler quoi que ce soit de trop intime sur cette période.
Portrait d’une icône et d’une époque
Ces mémoires commencent bien sûr par évoquer la jeunesse de l’artiste, née Grace Beverly Jones à Spanish Town en Jamaïque à la fin des années 40, bien qu’aucune date ne soit mentionnée dans le livre. Grace Jones aime à dire qu’elle ne tient pas le compte des années, et se repère surtout par rapport à l’âge qu’elle avait à la naissance de son fils lorsqu’on lui pose la question. Élevée avec ses frères et sœurs par ses grands-parents alors que leurs parents étaient partis tenter leur chance aux Etats-Unis, Grace, que ses proches appelaient par son deuxième prénom, montre très tôt une grande détermination et un fort tempérament, qui se trouveront exacerbés par la dureté du compagnon de sa grand-mère, Mas P, un homme très religieux qui battait les enfants à la première occasion, leur inculquant la peur. L’artiste en gardera des marques indélébiles. Toute cette première partie permet ainsi de comprendre comment la future icône s’est construite.
Le reste du livre raconte étape par étape le parcours de Grace Jones : son arrivée aux Etats-Unis, son désir de devenir actrice, ses débuts en tant que mannequin, à New York puis à Paris, son entrée dans le monde de la musique enfin, qui n’allait pas de soi pour elle, et évidemment, le succès. L’artiste nous entraîne dans ses souvenirs, à travers le temps, faisant revivre sous nos yeux une époque disparue, racontant aussi l’arrivée du SIDA, qui coûta la vie à nombre de ses proches. Et puis, évidemment, au travers de ces mémoires, nous avons un aperçu unique de la construction de son oeuvre et de son personnage, loin de tout cliché de tabloïds, nous mesurons l’influence qu’elle eut sur nombre d’artistes… Sa collaboration au long cours avec le photographe Jean-Paul Goude, qui est également le père de son fils Paulo, est longuement abordée. Refusant toute fausse modestie mais n’hésitant pas à mettre en avant les contributions de ses collaborateurs, Grace Jones apparaît comme une femme au tempérament bien trempé, mais finalement assez éloignée de la diva caractérielle souvent décrite dans les médias. N’oublions pas également qu’il est facile de traiter une artiste féminine de personne “caractérielle” quand bien même on ne reprocherait jamais sa force de caractère à un homme. Cependant, cette image qui lui colle à la peau, à moitié construite par les médias, est également en partie entretenue par l’intéressée, qui se fiche bien que sa réputation la dépasse. En guise d’annexe clôturant le livre, elle donne d’ailleurs à ses admirateurs et aux journalistes un peu de grain à moudre en révélant les termes du contrat qu’elle demande aux dirigeants de salles de spectacle de signer pour qu’elle accepte de se produire sur scène : contenu de sa loge, chambres d’hôtels demandées, etc. Une manière d’entretenir la légende…
Je n’écrirai jamais mes mémoires se révèle une plongée passionnante dans la vie et l’oeuvre de Grace Jones, que l’on connaisse déjà bien la musique et le personnage ou qu’on les découvre. Fuyant la langue de bois quitte à égratigner au passage quelques personnalités, l’artiste dévoile ses différentes facettes, nous permettant de mieux la comprendre, mais aussi de mieux appréhender son oeuvre et son impact sur le monde de la musique. En tant que témoin privilégié de son temps, Grace Jones pose également un regard unique sur les années 70 et 80, du Studio 54 au milieu artistique parisien, rendant la lecture tout à fait passionnante. Le livre vaut aussi le détour pour le regard sans concession que la chanteuse porte, à la fois en tant qu’artiste et femme, sur l’industrie musicale et son évolution mercantile, à base de samples, dans laquelle elle ne se retrouve plus. Son dernier album en date, Hurricane, est ainsi sorti en 2008, près de 20 ans après le précédent. Si elle critique ses jeunes consœurs, leur reprochant de se conformer au système tout en pensant le contrôler, il ne faut cependant pas y voir l’amertume d’une chanteuse imbue d’elle-même que certains aimeraient mettre dans la case des has been. Plutôt les regrets d’une artiste qui aimerait voir ces jeunes femmes arrêter de se conformer aux desideratas d’une industrie qui n’hésitera pas à les broyer. Souvent drôle, parfois touchante, Grace Jones se livre à Paul Morley et nous propose une autobiographie qui n’a rien de formaté, longue mais faisant preuve de très peu d’auto-indulgence et qui se lit assez vite au final. Une lecture que l’on ne saurait que trop conseiller, que ce soit aux fans de la dame, mais aussi à tous ceux qui s’intéressent à la musique des années 70-80.
Je n’écrirai jamais mes mémoires de Graces Jones (propos recueillis par Paul Morley), Editions Séguier, 3 mars 2016, 563 pages. 22€