article coup de coeur

[Critique] Lisa Hannigan : At Swim – Une folk toute en subtilité, entre gris clair et gris foncé

Caractéristiques

  • Maison de disque/label : [Pias] Recordings
  • Date de sortie : 19 août 2016
  • Format utilisé pour la critique : CD
  • Autres formats disponibles : mp3 (iTunes), vinyle, streaming
  • Site officiel de l'artiste : http://lisahannigan.ie/
  • Acheter : Cliquez ici
  • Note : 10/10

Page blanche et renouveau

Cinq longues années après le sublime Passenger, Lisa Hannigan est de retour avec un 3e album studio, At Swim, produit et co-écrit avec Aaron Dessner du groupe The National. Les arrangements sont épurés, moins directs, plus austères que sur ses deux précédents disques, qui étaient davantage à fleur de peau, mais ses compositions possèdent toujours cette qualité mélancolique qui leur est propre, accompagnées d’un chant dégageant une forme de sérénité, en dépit de l’apparente noirceur de certaines paroles.

Conçu après une longue période de panne d’inspiration en partie due à son exil à Londres, où elle a suivi l’homme qu’elle aime, At Swim évoque beaucoup la mort et la perte, la complicité amoureuse, mais aussi les marginaux et les damnés… Comme cela était déjà le cas de Sea Sew et plus particulièrement de Passenger, ce 3e disque est un album réflexif, où l’artiste semble consigner des pensées longuement méditées et des souvenirs peints avec une acuité toute poétique et une dimension visuelle forte. “Snow” pourrait s’apparenter à la photo, aux teintes quelque part entre gris clair et gris foncé (pour citer un certain Jean-Jacques) d’un couple au milieu d’une ville enneigée, par exemple. Si le titre “Anahorish”, chanté à capella avec un effet de voix dédoublée, est en réalité une mise en musique d’un poème de Seamus Heaney, l’influence de la poésie et de la littérature anglo-saxonne se fait fortement sentir dans ses propres textes, ce qui n’est sans doute pas un hasard puisque Lisa Hannigan a repris des études en Angleterre, où elle étudie la littérature anglaise. Le bouleversant “We the Drowned” s’ouvre ainsi sur des paroles convoquant des images d’une grande force (traduction entre parenthèses) :

We the drowned/hold our hollow heart in ground (Nous les noyés/gardons notre coeur creux en terre)

Do we swallow ourselves down again, again (Devons-nous nous ravaler encore et encore)

We the ashes/we spend our days like matches/and we burn our ships as black as the end (Nous les cendres/nous passons nos jours telles des allumettes/et nous brûlons nos vaisseaux aussi noirs que la fin)

We know not the fire and yet we burn/but we sing and we sing and we sing and the flames go higher (Nous ignorons ce qu’est le feu et pourtant nous brûlons/mais nous chantons et chantons et les flammes s’élèvent)

We read not the pages which we turn/but we sing and we sing and we sing (Nous ne lisons pas les pages que nous tournons/mais nous chantons et chantons)

Faire peau neuve pour mieux s’affirmer

S’il n’y a pas de titres réellement gais et entraînants ici, contrairement aux deux premiers albums de la dame qui comportaient quelques morceaux plus enjoués, At Swim n’est pas pour autant ce que l’on pourrait appeler un disque sombre et déprimant. Comme nous le relevions plus haut, malgré une noirceur omniprésente, la musique de Lisa Hannigan dégage, par la grâce de son chant et de mélodies délicates, une forme de sérénité, nous enveloppant dans un nuage de douceur mélancolique sans jamais nous faire sombrer. Cet aspect est, soulignera-t-on, encore plus accentué sur ce nouvel album, sans doute moins hanté que les précédents, au-dessus desquels planait le fantôme de Damien Rice, son ancien acolyte et compagnon, qu’on pouvait deviner au travers des paroles sur de nombreux titres. L’artiste se forgeait alors son identité, seule, après avoir mûri à l’ombre d’un chanteur ultra-doué mais qui ne lui accordait pas toute la place dont elle avait besoin pour développer pleinement ses talents d’auteure-compositrice-interprète.

De “Lille” (qui fut l’une des dernières villes où ils tournèrent avant de se séparer brusquement) à “Little Bird”, en passant par “Sea Song”, la jeune femme semblait faire son deuil et s’adresser directement au chanteur auquel elle refusa d’adresser la parole plusieurs années durant suite à son éviction du groupe en 2007, sur un coup de colère de celui-ci, qu’il regretta amèrement par la suite. Leur relation étant arrivée à son terme, Lisa Hannigan prit son envol, révélant au passage un univers singulier. Si sa volonté de se redéfinir, tout en faisant le bilan de cette relation, était alors perceptible, on sent ici que l’artiste est passée à autre chose, qu’elle porte un poids en moins.

Ce qui lui permet aujourd’hui de réaliser avec At Swim son album le plus affirmé, et le plus abouti du point de vue de sa production, impeccable. Si parler “d’album de la maturité” (terme très en vogue parmi les critiques musicaux, surtout pour parler d’artistes féminines) serait quelque peu injuste pour ses prédécesseurs, qui faisaient déjà preuve de finesse et lucidité dans les textes, sans parler de leurs très belles mélodies, At Swim est en tout cas celui où elle expérimente le plus et où elle pose sa voix avec le plus d’assurance, alors que Sea Sew et Passenger étaient des oeuvres de l’exil, du déracinement affectif, où elle semblait parfois se poser la question de sa légitimité, allant jusqu’à chanter (sur “What I’ll Do”) : “What’ll I do without you around,
 my words wont pun, my pennies won’t pound”, soit littéralement “Que ferais-je sans toi ? Mes mots ne rimeront pas, mes sous ne tomberont pas”.

Montée en puissance

image lisa hannigan by rich gilligan at swim
© Rich Gilligan

Bien sûr, on retrouve des motifs récurrents dans ce nouvel album, à commencer par celui de l’eau, omniprésent et toujours aussi symbolique. L’artiste semble parfois prise dans des courants contraires, qu’il lui faut affronter pour arriver à bon port, où que cela soit. Et les thèmes de l’exil et du déracinement sont également importants en filigrane puisque c’est son éloignement de l’Irlande qui lui fit perdre momentanément son inspiration, comme nous l’avons dit. Mais le point de vue semble un peu plus distancé, moins “à vif” qu’auparavant, ce qui, conjugué aux arrangements épurés de toute beauté conçus en compagnie d’Aaron Dessner, lui permet de décupler le potentiel émotionnel de ses chansons, moins évident de prime abord, mais qui se révèle au fil des écoutes, jusqu’à nous saisir tout entier. De ce point de vue-là, “We the Drowned”, que nous avons déjà évoqué, est sans aucun doute la pièce maîtresse de l’album, et peut-être le chef-d’oeuvre de Lisa Hannigan.

S’ouvrant tout en douceur sur “Fall”, une chanson à la guitare sèche qui pourrait presque sembler anodine de prime abord et évoque un croisement entre Marissa Nadler (pour l’ambiance musicale) et Agnes Obel (pour les paroles, la voix dédoublée et la mélodie), At Swim monte progressivement en intensité, sans jamais forcer le trait, décollant véritablement avec “Ora” pour culminer avec “We the Drowned”, auquel succèdent quatre morceaux d’une tranquille intensité, pourrait-on dire. L’album s’achève d’ailleurs par un titre à la basse planante et aux discrètes tonalités électroniques, “Barton”, qui apporte une conclusion songeuse et méditative à ce parcours sans faute, là où Sea Sew et Passenger se terminaient par des titres à fleur de peau. Par-delà la simple dimension émotionnelle, en se protégeant de la sorte, parant ses compositions, qu’elles soient à la guitare ou au piano, d’un voile de pudeur et de mystère, Lisa Hannigan accroît aussi la force évocatrice de sa musique.  Co-écrire avec un autre musicien l’a sans doute également stimulée, lui permettant de sortir de sa zone de confort pour se mettre en danger. Sa collaboration avec Aaron Dessner se sera donc, en ce sens, révélée particulièrement bénéfique : loin de chercher à écraser sa personnalité en lui imposant un son, le multi-instrumentiste a su construire autour de chaque morceau un écrin les mettant en valeur de manière subtile, sans se mettre en avant.

Ce troisième album est donc une réussite à tous points de vue pour Lisa Hannigan, qui revient en très grande forme après cinq ans d’absence, entrecoupés de collaborations ponctuelles, telles que sa participation aux bandes originales du film d’animation Le chant de la mer, le Gravity d’Alfonso Cuarón ou encore la série Fargo. Plus sereine malgré ce que pourraient laisser penser des chansons aux titres crépusculaires (“Prayer for the Dying”, “We the Drowned”, “Funeral Suit”), elle semble plus affirmée que jamais et tisse un album à la folk délicate et poétique sans jamais être démonstrative, se posant en artiste sûre d’elle, qui ne se pose plus la question de sa légitimité à chanter en solo. Montant lentement mais sûrement en intensité, At Swim est un album qui se dévoile petit à petit, se bonifiant au fil des écoutes, dans lequel on rentre comme on entrerait dans la mer : en s’immergeant progressivement.

Article écrit par

Cécile Desbrun est une auteure spécialisée dans la culture et plus particulièrement le cinéma, la musique, la littérature et les figures féminines au sein des œuvres de fiction. Elle crée Culturellement Vôtre en 2009 et participe à plusieurs publications en ligne au fil des ans. Elle achève actuellement l'écriture d'un livre sur la femme fatale dans l'œuvre de David Lynch. Elle est également la créatrice du site Tori's Maze, dédié à l'artiste américaine Tori Amos, sur laquelle elle mène un travail de recherche approfondi.

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