Caractéristiques
- Titre : Grave
- Réalisateur(s) : Julia Ducournau
- Avec : Garance Marillier, Ella Rumpf, Rabah Naït Oufella, Joana Preiss, Laurent Lucas, Bouli Lanners, Marion Vernoux…
- Distributeur : Wild Bunch Distribution
- Genre : Epouvante, Drame
- Pays : France
- Durée : 1h38
- Date de sortie : 15 mars 2017, interdit aux moins de 16 ans
- Note du critique : 9/10 par 1 critique
Après avoir été présenté dans les festivals de cinéma du monde entier, où il a fait forte impression, Grave, le premier long-métrage de Julia Ducournau, débarque enfin en salles. Précédé d’une réputation sulfureuse de film d’horreur tellement terrifiant qu’il fait s’évanouir les gens — rumeur qui s’est propagée sur le Web de manière assez exagérée — cette oeuvre atypique se présente comme un récit initiatique évoquant de manière pour le moins viscérale le passage de l’adolescence à l’âge adulte et la découverte de la sexualité qui l’accompagne. Il y sera question de puissance du désir, d’amour et… de cannibalisme.
Souvent comparé à Trouble Every Day de Claire Denis en raison de la mise en relation du cannibalisme avec la sexualité, Grave est cependant bien différent, ne serait-ce que parce-que Julia Ducournau propose une véritable immersion au sein du sujet en adoptant le point de vue de Justine (Garance Marillier), plutôt que de rester à distance. L’identification avec cette jeune fille « pure » et candide, végétarienne et assez réservée, fonctionne du coup à plein régime, ce qui se révèlera d’autant plus perturbant lorsque l’intrigue basculera vers le fantastique au détour d’une scène un brin potache. La réalisatrice fait évoluer son héroïne de manière progressive, en montrant comment, suite à son bizutage, elle commence à manger de la viande — une première transgression étant donné que toute sa famille est végétarienne — avant de passer à des mets plus « goûtus ». Du kebab à la chair fraîche, il n’y a qu’un doigt, mais cet élément fantastique n’est finalement qu’un prétexte pour aborder le désir féminin ou encore les relations familiales, et le déterminisme.
Un désir « dévorant » qui consume l’âme et le corps
Montré de manière simple, très loin des effusions gore de nombreux films, le point de bascule du film n’en est que plus puissant, et provoquera, à défaut d’évanouissement, une réaction viscérale des spectateurs en les poussant à fermer les yeux. La relation d’attraction/répulsion que ressent Justine envers son propre désir, le spectateur la fait sienne, ce qui donne une grande liberté à Julia Ducournau pour aborder le sujet avec d’autant plus de force. La découverte du plaisir féminin est toujours ambivalente, ne serait-ce que par le conditionnement de la société, où la femme est davantage objet de désir que sujet désirant, et la découverte de sa sexualité s’accompagne chez Justine d’un sentiment de peur et de honte, avant que son corps ne s’épanouisse et qu’elle ne se laisse enfin aller à la volupté. Le désir, qu’elle refoule, puis s’efforce de maîtriser, apporte avec lui le sentiment d’un danger latent, clairement métaphorique. En effet, qui n’a pas déjà eu le sentiment, devant un désir qui nous consume, que celui-ci risquait d’étouffer, « vampiriser » ou « bouffer » l’autre ?
Cette question, la réalisatrice l’applique également aux relations familiales, en montrant comment Justine a été surprotégée par ses parents, au sein d’un cocon confortable qui ne l’a pas préparée à cette confrontation avec les autres, mais aussi avec sa véritable nature. Et puis, bien entendu, il y a la relation, « dévorante » à plus d’un niveau, avec sa grande soeur Alexia (Ella Rumpf), à la fois semblable et radicalement différente, qui « initie » sa cadette, mais se dresse également en rivale et ennemie potentielle. Ce personnage incarne la dualité de l’héroïne de manière puissante, donnant lieu à des scènes troublantes, mais également émouvantes.
Corps et métamorphose
Julia Ducournau aborde ces sujets avec beaucoup de pertinence, au sein d’un film qui n’est pas un film d’horreur à proprement parler (son but n’est pas de faire peur), ni vraiment un teen movie. A mi-chemin entre récit initiatique, thriller et body horror, Grave est donc un crossover assez rare dans le cinéma de genre français, et dont l’audace est d’autant plus appréciable. Dans sa manière de montrer comment la métamorphose du corps accompagne une évolution psychologique, on ne peut s’empêcher de penser au cinéma de David Cronenberg, qui est visiblement une influence majeure de la réalisatrice : qu’il s’agisse de la « mue » de Justine ou de l’ambiance musicale dont émane une tension sourde, l’esprit du maître canadien plane au-dessus de ce premier film, sans que cela ne vire au simple jeu de références.
Si l’on pourra par exemple penser à Crash, film mêlant désir sexuel et pulsion de mort, pour les deux scènes d’accident (avec des couleurs froides dans des tons similaires à ceux du film de Cronenberg), Julia Ducournau réalise ici un film plus voluptueux là où le cinéaste canadien, tout en ayant une approche viscérale du corps et de la sexualité, fait preuve de davantage de froideur. Cela est assez flagrant, par exemple, dans la scène en caméra portée, filmée en gros plan, où Justine, face à son miroir, danse au rythme du titre de rap « Plus putes que toutes les putes » du groupe féminin Orties. On sent son corps s’épanouir à mesure qu’elle apprivoise son désir, et le morbide, bien que toujours présent de manière ironique et quasi-humoristique en filigrane (« je pratique le sexe après la mort », rappent les chanteuses) cède ici la place à quelque chose de plus positif et lumineux. Cette dualité constante entre pulsion de vie et pulsion de mort s’incarne également à l’image par un contraste marqué entre tons froids et tons rouge-orangés bien plus chaleureux.
Un premier long maîtrisé d’un bout à l’autre
Julia Ducournau fait donc preuve d’une maîtrise assez impressionnante pour un premier long-métrage, avec une vraie compréhension du genre. Elle sait quand rester à distance et quand nous plonger en immersion, et, au-delà d’un excellent découpage, elle possède un sens certain du timing : il n’y a pas de temps mort dans Grave, et les scènes « choc » (assez peu nombreuses, finalement) sont renforcées par des passages plus légers, jouant allègrement sur l’humour sans tomber dans le rire gras. Les jeunes acteurs sont quant à eux très justes : Rabah Naït Oufella (déjà aperçu dans Patients) dans le rôle du meilleur pote gay bien sûr, mais surtout Garance Marillier, déjà dirigée par la réalisatrice dans son court-métrage Junior, impressionnante de fraîcheur et d’intensité dans le rôle de Justine, et Ella Rumpf, sa soeur à l’écran, dont le charisme carnassier, presque masculin par moments, permet cette confrontation sous haute tension, riche en émotions. Les parents, logiquement plus en retrait, sont incarnés avec justesse par Joana Preiss (Cino, l’enfant qui traversa la montagne) et Laurent Lucas, des acteurs pour lesquels on peut facilement ressentir de l’empathie, chose essentielle pour faire exister des personnages en une poignée de scènes.
Grave est donc une excellente surprise qui, espérons-le, fera des émules dans le cinéma de genre français. Le crossover, film à cheval sur plusieurs genres voire sous-genres, a généralement tendance à effrayer les producteurs de ce côté de l’Atlantique, et c’est bien dommage lorsqu’on voit la force et la subtilité d’un film tel que Grave, dont l’engouement dont il fait l’objet pourrait permettre de faire bouger les lignes. Pour pleinement l’apprécier, il faut avoir conscience que, non, il ne s’agit pas d’un film d’horreur : pas de cris de terreur, pas de sursauts en série, pas vraiment de peur, non plus. En revanche, ce premier long-métrage maîtrisé d’un bout à l’autre excelle à nous faire ressentir le vertige de son héroïne de manière viscérale, en donnant corps, de manière tour à tour voluptueuse et dérangeante, aux peurs enfouies concernant le désir et la sexualité. Un beau tour de force qui, on l’espère, ne restera pas un cas isolé.