Inanna et Ereshkigal, les deux soeurs, respectivement la lumière et les ténèbres, représentent, selon la symbolique antique, la même déesse sous ses deux aspects ; et leur affrontement illumine tout le sens du périple mythique semé d’embûches. Le héros, dieu ou déesse, homme ou femme, la figure au sein du mythe et le rêveur à l’intérieur du rêve, découvre et assimile son opposé (son moi insoupçonné) soit en l’avalant, soit en étant avalé. Une à une, les résistances cèdent. Il doit mettre de côté sa fierté, sa vertu, sa beauté et enfin sa vie, et s’incliner ou se soumettre face à l’intolérable sans nom. En fin de compte, il découvre que lui et son opposé ne sont pas différents, mais ne font en réalité qu’un.
Joseph Campbell, The Hero with a Thousand Faces, Baskerville, Fontana Press, 1993 (éd. originale Princeton University Press, 1949), pp. 105-109. Traduction personnelle.
Cette citation de l’anthropologue américain Joseph Campbell, extraite de son analyse de la descente aux Enfers de la déesse du ciel de la mythologie sumérienne Inanna, partie affronter sa soeur ennemie Ereshkigal se révèle tout à fait appropriée pour considérer le processus d’assimilation auquel est confrontée Buffy tout au long de la saison 7, et qui trouve son accomplissement dans le tout dernier épisode de la série, “La fin des temps – 2ème partie” (“Chosen” en V.O.), lorsque La Force (The First dans la V.O.) prend son apparence pour lui faire face, nous renvoyant à la figure du doppelgänger, qui avait déjà été explorée à travers Willow dans la saison 3. Face à face, légèrement penchées l’une vers l’autre, les deux “Buffy” se jaugent. La Force tente de déstabiliser la Tueuse en répétant le monologue traditionnellement récité en voix-off par Giles au début de chaque épisode (“A chaque génération, il y a une Tueuse…”), en lui laissant entendre que son destin d’Elue est d’être seule dans sa mission et de mourir. Pourtant, si Buffy reste silencieuse et en apparence songeuse face à cette tirade, elle confie ensuite à Spike avoir la certitude que leur camp va gagner : la Force lui a involontairement soufflé la solution à ce problème inhérent au statut de Tueuse de vampires en appuyant dessus.
Assimiler son double inversé : une étape essentielle de tout récit mythique
Ce processus d’assimilation est, à vrai dire, un élément récurrent de la série, que l’on retrouvait déjà dans l’affrontement Buffy-Faith dans la saison 3, mais aussi, de manière plus explicite, dans l’épisode en double-partie de la saison 4 “Une revenante” (“This Year’s Girl”/ “Who Are You?” en V.O.), où il est clairement montré que la seconde n’est autre que ce que la première aurait pu devenir sans le soutien de ses amis. Quant à la saison 5, comme nous l’avons vu plus tôt, Buffy partait en quête pour comprendre les origines et la nature de son pouvoir, une quête qui se terminait par son sacrifice lorsqu’elle réalisait que sa mission et son pouvoir même étaient intrinsèquement liés à la mort, et qu’elle devait donner sa vie afin de préserver, non seulement celle de sa soeur, mais aussi celles de la Terre entière.
L’héroïne avait donc déjà connu une première descente aux “Enfers”, non pas six pieds sous terre, mais lors de sa résurrection forcée, qui l’avait obligée à affronter une réalité fort peu héroïque dont elle ne voulait pas et à laquelle elle tentait alors tant bien que mal de se soustraire, en se laissant gagner par l’apathie, puis en se heurtant corps et âme à elle-même à travers sa relation avec Spike, Autre monstrueux qui était le seul à même de la comprendre à ce moment-là, et qu’elle méprisait pour la seule raison qu’il la renvoyait à cette nature impure, monstrueuse, qu’elle détectait en elle et détestait de toutes ses forces. Sauver (une nouvelle fois) sa soeur et parvenir à lui dire : “Je veux te montrer le monde, pas t’en protéger” marquait alors sa lente remontée vers la lumière, tandis que Spike, pour regagner son humanité déchue après avoir tenté de la violer, effectuait quant à lui sa descente pour effectuer son propre parcours du combattant. Sa remontée vers la lumière, toute christique, se fera à la toute fin du dernier épisode, lorsqu’il se sacrifie, irradié par la lumière, pour permettre aux Tueuses et leurs alliés de détruire la Bouche de l’Enfer et ainsi remporter la victoire.
L’usage du pouvoir : tout le poids du monde
La saison 7 s’attache donc à nous montrer la suite logique du parcours de Buffy, qui, après s’être “inclinée” devant l’innommable et avoir donné sa vie, doit achever cette phase d’assimilation en se confrontant à une entité qui est la personnification de tous les démons qu’elle a pu affronter jusque-là, démons qui ont un statut métaphorique assumé d’un bout à l’autre de la série. Son statut d’Élue et de chef de bande, sa légitimité seront remis en question, sous pression, elle instaurera un rapport de force qui se retournera contre elle… Tout est question de pouvoir ici, et la question est de savoir, dans le fond, si elle est prête à effectuer le saut de la foi alors qu’elle doit mener à la bataille des dizaines de gamines peu préparées, sachant que beaucoup mourront, peu importe l’issue de cet affrontement final.
Joss Whedon montre ainsi le poids qui pèse sur elle lorsque la plus fragile des Potentielles, terrorisée par les manipulations de La Force, se pend avec ses draps durant la nuit. La réaction en apparence froide de la Tueuse à ce moment-là ne traduit en rien ses sentiments, mais témoigne de sa volonté acharnée à ne pas faiblir face à une situation désespérée, où le moindre signe de panique de sa part pourrait avoir des conséquences dramatiques sur l’ensemble du groupe. Après son éviction temporaire, puis son retour lorsque les choses se corsent, elle sera amenée à comprendre qu’elle ne peut compter sur sa seule intelligence ou sa seule autorité pour remporter cette victoire, même si ses intuitions sont souvent justes. Les précédentes saisons nous l’ont déjà montré, à différents degrés, mais la saison 7, en tant que finale des finales, en propose à la fois le condensé et le summum. Après avoir franchi les étapes pas à pas, elle se retrouve dans une position où la moindre de ses décisions a des conséquences profondes sur l’ensemble du groupe. Comment fera-t-elle face à ses responsabilités ? Quel usage fera-t-elle de son pouvoir ? On en revient toujours à cette question-clé, et à cette réplique, d’abord prononcée par Buffy en s’adressant à Dawn dans le premier épisode de la saison 7, “Rédemption” (“Lessons” en V.O.), puis reprise par La Force en s’adressant à Spike : “It’s about power”.
“Etes-vous prêtes à être fortes ?”
La réponse que trouve Buffy à cette question inextricable, à laquelle se frotte chaque leader, sera finalement révélée à travers ce monologue :
BUFFY : Je déteste ça. Je déteste la raison de ma présence ici. Je déteste que vous soyez ici. Je déteste l’existence du Mal, mais j’ai été élue pour le combattre. J’ai souvent souhaité que cela n’ait jamais été le cas, et je sais que c’est aussi ce que certaines d’entre vous se disent. Mais il n’est pas question de souhaits ici, mais de choix. Je pense que nous pouvons vaincre ce Mal, pas lorsqu’il viendra à nous, lorsque son armée sera prête, mais maintenant. Demain matin, j’ouvrirai le sceau, je vais descendre dans la Bouche de l’Enfer afin d’en terminer une bonne fois pour toutes. Vous vous demandez sans doute ce qui rend les choses différentes à présent. Qu’est-ce qui nous différencie d’un tas de filles choisies les unes après les autres ? C’est vrai, aucune d’entre vous ne dispose du pouvoir dont moi et Faith disposons.
(…) Mais voici venu le moment de faire un choix : et si vous aviez ce pouvoir ? Maintenant. A chaque génération, il y a une Tueuse, parce-qu’une poignée d’hommes qui sont morts il y a des milliers d’années ont édicté cette règle. Ils étaient puissants. Cette femme (en montrant Willow) est plus forte qu’eux tous réunis. Donc je dis : changeons les règles ! Mon pouvoir devrait être votre pouvoir. Demain, Willow utilisera l’essence de la faux afin de changer notre destin. A partir d’aujourd’hui, chaque fille au monde qui a le potentiel d’être une Tueuse, sera une Tueuse. Chaque fille qui a les capacités d’avoir le pouvoir l’aura. Toutes celles en mesure de s’élever le feront. Des Tueuses. Chacune d’entre nous. Faites votre choix : êtes-vous prêtes à être fortes ?
— “La fin des temps, partie 2” (“Chosen”), saison 7, épisode 22
A travers ce discours explicite, peut-être rendu un chouïa trop appuyé par le montage parallèle montrant des adolescentes américaines moyennes dont une jeune fille ronde harcelée et une autre jouant au baseball et s’apprêtant à tirer, Joss Whedon ramène au premier plan la thématique féministe de la série, mais aussi son discours d’empowerment, qu’il rend clair comme de l’eau de roche. Etre forte n’est pas une simple question de chance, il s’agit aussi d’un choix, celui de s’élever plutôt que de subir. Et cela ne devrait pas être un quelconque privilège, que l’on pourrait comparer à un privilège de classe. Buffy n’est pas une bourgeoise s’adressant à de petites mains allant au turbin à sa place (ce qui avait été reproché, par exemple, à Emmeline Pankhurst, chef de file des Sufragettes, en son temps, en dépit de ses nombreuses arrestations), et, après en avoir fait baver dur aux jeunes Potentielles, ainsi qu’à ses amis, elle s’apprête à partager son pouvoir, qui ne sera pas un pouvoir divisé, mais au contraire multiplié. Le saut de la foi ultime, puisqu’elle accepte que le contrôle lui échappe. Un saut qu’elle est en mesure de faire pour la simple et bonne raison que, ayant été confrontée au pouvoir et ses responsabilités, elle a été capable d’assimiler sa part d’Ombre. Ce cheminement personnel lui permet alors de penser, enfin, de manière véritablement collective, et non plus uniquement individualiste.
Choix et prise de conscience collective
Par le biais de ce discours de rassemblement, elle appelle donc à une prise de conscience et une responsabilité collective là où son camp était auparavant divisé par des querelles et rivalités internes qui ne pouvaient que leur nuire. Comme le rappelait le personnage de Whistler à la fin de la première partie d’ “Acathla” (“Becoming” en V.O.), le final de la saison 2, ce sont nos choix qui nous déterminent et font de nous ce que nous sommes. Buffy est déjà passée par là et, comme elle, les Potentielles, devenues Tueuses, seront confrontées à des événements sur lesquelles elles n’auront aucune prise, elles feront sans doute des erreurs, mais elles se forgeront grâce à leurs choix. Faire un choix, c’est s’affirmer en tant qu’individu, ce qui est différent de subir face à des événements qui nous prennent au dépourvu.
Dans ce final, Buffy et Willow, les deux personnages les plus puissants de la série —l’une dont le pouvoir est inné, l’autre pour lequel il a été acquis grâce à la détermination et la persévérance, ce qui a son importance — rompent cet ordre hiérarchique et — dans ce contexte — patriarcal, qui oppose les femmes les unes aux autres pour mieux les diviser. Ce discours est un refus de se laisser gagner par l’apathie et le découragement, un état d’esprit qui favorise des crises sociétales importantes puisque le peuple, alors, devient facilement influençable et manipulable. Ce refus de la passivité, s’il est ici mis en avant au féminin car ce message d’empowerment féministe est au coeur de la série, est également représentatif de la vision politique défendue par Joss Whedon quant à la place de chacun au sein de la société : nous retourner les uns contre les autres, y compris lorsque nous sommes censés faire cause commune, est non seulement contre-productif, mais c’est aussi rentrer dans le jeu de ceux qui divisent pour mieux régner. Nous devons être plus forts que ça, afin de faire des choix individuels, mais également collectifs, avant qu’on ne les fasse pour nous. Un message à la résonance toujours actuelle.
Bien sûr, l’on pourrait encore disserter sur la manière dont Joss Whedon a continué son oeuvre en comics, en poursuivant, à plus grande échelle, cette réflexion autour du pouvoir et ses responsabilités : quand on passe d’un petit groupe marginal à une grande structure organisée et nécessairement hiérarchisée, comment évite-t-on de devenir précisément ce contre quoi nous luttons ? Et là encore, il y aurait beaucoup à dire sur les échos que l’on peut trouver dans notre réalité contemporaine, marquée ces dernières années par de vraies avancées, mais aussi des divisions de plus en plus ancrées, des deux côtés du spectre politique, capables de nous entraîner vers un point de rupture bien plus inquiétant que la crise financière de 2008.
Mais il serait davantage pertinent, pour cela, de procéder à une analyse croisée incluant Angel, Firefly et Dollhouse, dans lesquels le créateur a pris davantage de distance avec la dimension intimiste, afin de mieux rendre compte de la vision d’ensemble qui se dessine de manière certaine à travers son oeuvre. Disons-le sans détour, cette thématique au sein de ces différents matériaux est bien trop dense pour faire l’objet d’un simple dossier en ligne : ce serait véritablement le sujet d’un livre. Il est aussi évident que la présidence de Trump, contre lequel Whedon s’est élevé, marquera la suite de son oeuvre, quelle qu’elle soit, et il sera intéressant de voir sous quelle forme cela se manifestera. En attendant, nous referons sans hésitation route vers Sunnydale, afin de revivre encore une fois auprès de Buffy et ses amis ce singulier voyage initiatique tissé dans l’étoffe des rêves comme des cauchemars, qui nous invite à prendre place au sein du monde.
Lire la partie 1/4 : Buffy contre les vampires ou l’étoffe des mythes
Lire la partie 2/4 : Aux origines du pouvoir de la Tueuse
Lire la partie 3/4 : “It’s about power”
Cette analyse du personnage de Buffy Summers fait partie du dossier consacré à la série Buffy the Vampire Slayer créée par Joss Whedon.